Cannes : entre torture porn malaisant et plongée viscérale dans le star system, The Idol peine à trouver sa voix

Cannes : entre torture porn malaisant et plongée viscérale dans le star system, The Idol peine à trouver sa voix

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Par Adrien Delage

Publié le , modifié le

Présentée hors compétition au Festival de Cannes, la nouvelle série de Sam Levinson déchaîne les passions (mais pas vraiment pour les bonnes raisons).

Au cours du Festival de Cannes, Konbini vous fait part de ses coups de cœur ou revient sur les plus gros événements de la sélection.

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The Idol, c’est quoi ?

Une série au Festival de Cannes, ça peut paraître étrange. D’autant plus que la Croisette accueille désormais sa propre cérémonie dédiée aux œuvres du petit écran avec Canneseries. Mais depuis quelques années, Thierry Frémaux est de plus en plus enclin à présenter en avant-première, la plupart du temps hors compétition ou en séances spéciales, des séries très attendues. Ce fut déjà le cas pour Irma Vep d’Olivier Assayas en 2021, Twin Peaks: The Return de David Lynch et Mark Frost en 2017 ou encore Top of the Lake de Jane Campion et Gerard Lee en 2013.

Cette année, le Festival de Cannes accueille en hors compétition The Idol, série de HBO cocréée par Sam Levinson, le papa de la sulfureuse Euphoria, Reza Fahim et Abel “The Weeknd” Tesfaye. Si vous n’avez jamais entendu parler de la série, sachez que sa présence est encore considérée comme un geste politique de la part du délégué général du festival et qu’elle fait polémique sur la Croisette, au même titre que la sélection de Jeanne du Barry de Maïwenn et Le Retour de Catherine Corsini en compétition officielle. En effet, The Idol est dans la tourmente depuis la publication d’une enquête du magazine Rolling Stone qui accuse notamment HBO, Sam Levinson et Abel Tesfaye d’avoir entretenu un environnement toxique pendant le tournage et la production du show, sur la base de multiples témoignages.

Après cette remise en contexte nécessaire, on peut enfin vous parler du pitch de la série qui nous ramène à l’âge d’or sexy et NSFW de la chaîne américaine prestigieuse, façon sexe, drogue et rock’n’roll. Jocelyn (Lily-Rose Depp), une jeune pop star émergente, est forcée d’annuler sa tournée après une dépression nerveuse. Fragile, vulnérable et inquiète pour sa carrière en pleine éclosion, elle va faire la rencontre du mystérieux Tedros (The Weeknd), le patron d’une boîte de nuit, qui va la prendre sous son aile. Mais sous ses airs de figure sympathique et rassurante, Tedros est en réalité un dangereux gourou dont l’emprise va petit à petit s’étendre sur Jocelyn.

Mais c’est bien ?

Avec l’arrivée tonitruante d’Euphoria en 2019, Sam Levinson incarnait quelque part le chevalier blanc d’une révolution sérielle en marche, celle du progressisme, de l’inclusivité et surtout de la jeunesse décomplexée, mise en scène à travers le parcours sombre et complexe de Rue et ses camarades. Mais depuis quelque temps, le showrunner américain est dans l’œil de la presse à scandale et des personnalités féministes. Des voix dissidentes qui ont commencé à s’exprimer particulièrement avec la saison 2 d’Euphoria, dans laquelle les personnages de Jules et surtout Kat ont soudainement été relégués au second plan.

Pour ne rien arranger, des rumeurs plombantes autour d’un environnement toxique sur le tournage de la série HBO sont nées suite au départ de Barbie Ferreira. Si l’actrice a finalement démenti les accusations de certains médias, les témoignages se sont multipliés à l’encontre de Sam Levinson et ses méthodes potentiellement tyranniques. Étrangement, Zendaya, figure emblématique de la série, qui passe son temps à défendre Euphoria contre les levées de boucliers des associations de parents d’élèves qui reprochent à l’œuvre ses thématiques subversives et ses scènes de sexe osées, est restée très discrète sur le sujet. Beaucoup de on-dit et de témoignages inquiétants, donc, mais HBO continue de protéger son showrunner chouchou, ultra-bankable et disruptif en ce moment.

Si on tient à vous remettre la série dans son contexte, c’est parce que The Idol fait voler en éclat toutes les qualités progressistes et de bienveillance allouées à Sam Levinson et son cinéma. L’épisode pilote débute sur un shooting où Jocelyn, le personnage incarné par Lily-Rose Depp, expose intégralement sa poitrine. Or, le coordinateur d’intimité présent sur le plateau rappelle à l’ordre le photographe qui n’a pas les autorisations nécessaires pour capter du nu. En guise de réponse, le manager de la star l’enferme dans les toilettes le temps du shooting, dans une scène qui passe pour de l’humour noir auprès du public. Mais pour d’autres, la symbolique derrière cette mise au placard littérale dérange.

Les coordinateurs et coordinatrices d’intimité représentent un corps de métier très récent au sein de l’industrie télévisuelle et du cinéma, démocratisé en grande partie par le mouvement #MeToo. Ils assistent au tournage pour s’assurer du bien-être des acteurs et actrices au cours d’une scène de sexe ou intime afin de les mettre en confiance et limiter les abus de voyeurisme, voire de harcèlement, entre les talents ou au sein de l’équipe de tournage. Des séries comme Sex Education mais aussi Euphoria font partie des premières productions à avoir intégré ce job sur leur tournage, en particulier lorsque des jeunes comédiens et comédiennes sont présents. Aussi, vous comprendrez qu’il est assez mal placé de la part de Levinson de caler une scène où un coordinateur d’intimité est littéralement expulsé d’un shooting alors qu’il tente de protéger Jocelyn et son corps du regard d’autrui.

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Ce malaise ambiant vire au sordide dans le reste des deux épisodes diffusés, à travers la surenchère de scènes de sexe frontales qui participent à un male gaze (aussi appelé regard masculin, ici en l’occurrence du réalisateur) nauséabond. Le corps de Jocelyn, et donc de Lily-Rose Depp, y est montré sous toutes ses formes, de ses seins à son entrejambe, en passant par ses fesses, manipulé parfois brutalement par Tedros ou ses danseurs, en grande partie des hommes. À l’inverse, tout du moins dans les deux premiers épisodes de la série, on ne voit pas un bout de peau de The Weeknd ou des personnages masculins, comme si Lily-Rose Depp était jetée dans la cage aux lions.

Cette vision masculine du corps féminin pose problème car, et au-delà de l’aspect d’objectification d’une femme, les spectateurs et spectatrices sont placés dans un rôle de voyeuristes indécents. Les plans serrés sur Jocelyn, en pleine scène de masturbation ou de sexe avec Tedros, y sont légion, tout comme une histoire de revenge porn placée en solution marketing d’urgence après qu’une photo de la star, le visage recouvert de sperme, circule sur la Toile et crée le buzz. Levinson traite ses sujets pourtant brûlants et très actuels à l’envers, en refusant de les faire vivre par le regard de Jocelyn mais plutôt par celui de son entourage, le plus souvent pour créer une sensation déstabilisante chez le public et finalement lui provoquer un rire gêné et nerveux.

Régulièrement, The Idol se la joue Cinquante Nuances de Grey dans une version encore plus cringe et perverse, boursouflée par des dialogues vulgaires au possible. Au cours d’une scène de sexe explicite, Tedros aligne des phrases sulfureuses et provocantes pour exciter Jocelyn (et l’audience), comme s’il énumérait bêtement des catégories porno. On a rarement vu la caméra et l’écriture de Sam Levinson faire aussi peu preuve de subtilité. Dans Euphoria, où il peut souvent compter sur Zendaya dans le processus d’écriture pour comprendre le fonctionnement de la jeunesse actuelle, il prenait au moins le temps de se placer (parfois) du point de vue des personnages féminins afin de nous faire ressentir les nuances de la notion de consentement, voire des violences masculines qu’elles peuvent subir.

Après deux heures d’épisodes assez éprouvantes mais pas complètement inintéressantes, on voudrait quand même souligner le gros point fort de The Idol : Lily-Rose Depp. L’actrice franco-américaine y est tout simplement bluffante, proposant une prestation intense, habitée, suffocante, à travers un jeu d’émotions extrêmement variées quand Levinson décide enfin de s’attarder sur son visage. Son rictus illusoire meurtri par le deuil (de sa mère) et les mensonges de son entourage nous a brisé le cœur plus d’une fois, notamment au cours d’une séquence surréaliste de tournage d’un clip.

Une scène qui dure (volontairement) des plombes et qui tourne en rond pour nous montrer toute la pression que subit cette jeune star de la pop et sa recherche d’excellence à travers la souffrance, ce qui nous a rappelé le glaçant Black Swan de Darren Aronofsky. Une scène d’ailleurs en grande partie improvisée et sur laquelle Sam Levinson tenait absolument à ce qu’elle se déroule “en temps réel” afin qu’on en ressente toute son absurdité et sa douleur. Il y a des fulgurances de mise en scène et de jeu dans The Idol mais elles sont vraiment dissimulées entre des propositions très kitsch, voire carrément sexistes.

En vérité, Levinson, HBO et The Weeknd tenaient de l’or entre leurs mains. Le sujet présenté ici, qui explore et rêve de déconstruire le star system actuel (le nom de Britney Spears est notamment cité dans le pilote) et ses défaillances, est passionnant. Mais où sont passés toute la créativité, la subversion intelligente et le regard progressiste bienveillant de ses créateurs ? Où est passé le montage d’Amy Seimetz, la première réalisatrice remerciée subitement pour sa vision trop féministe du sujet ? Il nous restera quatre épisodes pour le découvrir et autant de temps pour que The Idol passe du statut de série de l’été à celui de scandale estival.

On retient quoi ?

L’actrice qui tire son épingle du jeu : Lily-Rose Depp, épatante et courageuse
La principale qualité : les questions passionnantes que soulève la série sur la pression et la toxicité du système qui entoure les stars de la pop
Le principal défaut : le male gaze pervers et malaisant qui parcourt toute la série
Un film/une série que vous aimerez si vous avez aimé : Euphoria de Sam Levinson, Swarm de Donald Glover et Janine Nabers, Black Swan de Darren Aronofsky
Ça aurait pu s’appeler : Sex, drugs and pop’n’roll
La quote pour résumer la série : “Ce malaise ambiant vire au sordide dans le reste des deux épisodes diffusés, à travers la surenchère de scènes de sexe frontales qui participent à un male gaze nauséabond”