La photographe Kahina At Amrouche “pirate les imageries” pour faire exister les personnes minorisées

La photographe Kahina At Amrouche “pirate les imageries” pour faire exister les personnes minorisées

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© Kahina At Amrouche ; © Sofia Versaveau

photo de profil

Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le , modifié le

"Je veux hacker les imaginaires blancs, hétéropatriarcaux et racistes."

Depuis plus de 15 ans, Konbini va à la rencontre des plus grandes stars et personnalités de la pop culture dans le monde entier, celles et ceux qui nous font rêver au quotidien à travers leur passion, leur détermination et leurs talents, afin de vous livrer tous leurs secrets.

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La fiche d’identité de Kahina At Amrouche, 23 ans, photographe et réalisatrice

  • Lieu de l’interview ? Centre culturel franco-iranien Pouya, 48 bis Quai de Jemmapes, Paris.
  • Son signe astro ? Taureau (ascendant Vierge, Lune en Lion).
  • Le meilleur moment de son année 2022 ? Sa collaboration avec la rappeuse Vicky R au Canada, lors d’un festival.
  • Comment elle aborde 2023 ? Avec hâte et sérénité. Plein de “choses positives et bonnes” attendent les personnes qui lui “ressemblent”.
  • Sa dernière recherche Instagram ? La réalisatrice Roxanne Gaucherand, qui a sorti le film Pyrale : une romance lesbienne sur une île infestée de papillons.

“On vit malheureusement dans un monde où la norme, c’est le male gaze.”

Portrait. Rencontrer Kahina At Amrouche, c’est comme entrer dans une chambre d’adolescente truffée de références qui nous rendent nostalgiques de notre propre jeunesse. Sous une lumière néon, se déploient des murs de posters arrachés de magazines juvéniles : High School Musical, Mean Girls, Clueless, But I’m a Cheerleader, Santana de Glee, des zines de la photographe Petra Collins, une affiche du film Divines et des albums d’Olivia Rodrigo ou de Charli XCX. Au fond, un ordinateur branché sur Tumblr et sa chaîne HI-FI passant des perles R’n’B.

Quand nous nous sommes retrouvées à l’Institut iranien Pouya, quelques jours avant Noël, l’artiste irradiait sous les lampions doux, parmi les client·e·s qui bondaient le lieu. Ce qui l’animait : ses projets, la nouvelle année qui se profilait, la perspective de cette interview débutée sur une discussion autour du tarot queer et des signes astrologiques compatibles avec la femme Taureau qu’elle incarne.

Les Monologues de la chambre, 2020. (© Kahina At Amrouche)

“J’étais timide maladive.”

Mais c’est sur le mode du passé que Kahina At Amrouche s’est d’abord racontée. Enfant, elle était “timide maladive”, aux antipodes de l’aura qu’elle dégage à 23 ans. “J’ai des souvenirs de ma mère qui me disait d’aller demander une paille au McDo et j’étais tétanisée devant les caisses.”

Timide certes, mais créative. Très vite, l’envie de raconter des histoires s’infiltre dans son esprit libre d’enfant. “Ma mère me dit toujours que j’ai commencé à écrire à trois, quatre ans. Je ne savais pas encore écrire alors je lui dictais des paroles de chansons et des histoires pour qu’elle les écrive à ma place. J’organisais ensuite des spectacles dans ma chambre”, se souvient l’artiste.

Nuit d’ennui et confettis, 2021. (© Kahina At Amrouche)

Parmi ses souvenirs d’enfance, elle raconte cette fois où elle a créé un calendrier de l’Avent sur sa “vie en années”, dans lequel chaque case ouvrait un nouvel âge, de ses 7 ans à l’âge adulte. “Cette année, j’ai eu 23 ans, et je suis arrivée à cette case que j’ai ouverte quand j’avais sept ans et que je percevais comme hyper-adulte”, rit-elle. Elle interprète son “adulescence” comme le “refus de reproduire des schémas que nos parents ont produits”. “Vieillir, c’est s’en rapprocher, et tu les reproduis malgré toi avec le capitalisme qui t’y oblige.”

“La musique m’a forgée.”

Durant l’adolescence, c’est par la musique qu’elle commence à s’épanouir. Elle écoute d’abord Amel Bent, Kenza Farah puis passe à Lana Del Rey, Florence & the Machine. “Leurs sujets me parlaient, et ça a basculé sur des chanteuses blanches, loin de ma réalité. Les gens de mon collège n’écoutaient pas ça et ça m’a forgée car j’avais l’impression d’avoir quelque chose à moi”, explique-t-elle à propos de son adolescence passée en banlieue parisienne.

Les Monologues de la chambre, 2020. (© Kahina At Amrouche)

Puis, elle s’est mise à chanter, à produire ses propres sons, à écrire des textes. Lors de l’enregistrement de son premier EP, l’envie de créer l’univers visuel se dessine. Elle se rend compte que la direction artistique l’excite plus que la chanson. Elle réalise un clip qui raconte les thèmes abordés dans son EP. C’était son plus grand plaisir. Elle n’a jamais terminé ni sorti l’EP.

“J’adore la musique, l’image et la musique à 50/50. Je fais des DJ sets. Mais la musique n’est plus dans mes plans. Elle était une manière de me créer une identité, de m’émanciper tôt de mes parents, en écoutant mes propres CD”, confie-t-elle avant de rajouter : “Dans le monde de la musique, tu dois attendre des autres pour réussir, alors que l’image te donne une autonomie, on peut se réaliser par soi-même”, confie-t-elle.

Les Monologues de la chambre, 2020. (© Kahina At Amrouche)

“Je n’ai malheureusement pas encore l’ego d’un homme cis hétéro et blanc.”

Aujourd’hui, Kahina At Amrouche est photographe, réalisatrice et termine ses études de communication en “recherche et création”. Son parcours n’a pas été linéaire, il est semé de voyages sur des coups de tête, d’une première année en licence de philosophie et d’un Celsa abandonné car “anxiogène”. “Je me sentais à part. Je n’ai pas encore l’ego d’un homme cis hétéro et blanc. Si on avait fait cette interview il y a un an, je n’aurais jamais osé te dire que je faisais de la photo”, exprime-t-elle, consciente de son syndrome de l’imposteur·e. “C’est le fait d’être une femme racisée.”

Deux choses ont été décisives dans sa trajectoire. Une rencontre, d’abord, avec une étudiante en cinéma qui lui a appris les rouages techniques de l’image et lui a offert un appareil photo, et un livre, La Petite Dernière de Fatima Daas qui l’a bouleversée, “parce que je ne savais pas que j’avais le droit”. Pour la première fois, elle avait l’impression qu’on parlait d’elle.

Les Monologues de la chambre, 2020. (© Kahina At Amrouche)

Dans son travail, elle explore l’adolescence, comme un hommage à sa génération, à sa noble culture. Celle qui s’est fait ses premières armes sur la décoration de plateaux de tournage et en documentant des concerts, pose son female gaze sur le monde qui l’entoure et veut se le réapproprier.

“On vit malheureusement dans un monde où la norme, c’est le male gaze. Le seul homme qui a marqué ma vie, c’est Julien Neel, qui a écrit les BD Lou!. J’ai reçu le premier tome pour un Noël, en cadeau de ma mère. Je l’ai lu si vite qu’on a pu retourner à la Fnac pour échanger le tome 2. J’ai pu lire les deux.

Et à Noël dernier, elle m’a de nouveau offert le tome 1, car on n’avait pas les moyens à l’époque. Lou! parle d’adolescence, d’une fille qui embrasse sa meilleure amie, et ça me parlait. Lou a fait des tentatives de suicide, et c’est rare qu’un homme blanc de 40 ans en parle aussi bien.”

PROM!, 2022. (© Kahina At Amrouche)

Les représentations blanches la tiennent toutefois à l’écart, envahissent l’espace. “J’ai grandi avec la photographe Petra Collins, que j’admire, mais je ne me suis jamais vue dans ses photos.” Outre l’adolescence, Kahina At Amrouche fait aussi parler ses images d’“identité, de sororité”, du faire communauté, “des communautés minorisées”. “Mes inspirations et les teen movies que j’ai regardés m’ont donné le sentiment de ne pas exister et j’ai eu le besoin de créer de la place pour nous”, dénonce-t-elle.

“Je veux me réapproprier les imaginaires blancs, hétéropatriarcaux et racistes.”

Sa volonté est de se “réapproprier les codes blancs et hétéropatriarcaux”, de “redéfinir ces imaginaires blancs, LGBTI-phobes et racistes qui excluent les communautés minorisées”, affiche-t-elle clairement dans la description de son projet PROM!, qui présente des couples LGBTQIA+ fictifs à leur bal de promo. Loin d’elle l’envie de réduire ses personnages à leurs identités plurielles, dans les pages de PROM!, comme dans sa série vidéo Les Monologues de la chambre, on ne parle pas de discriminations, mais d’amour.

“Je n’ai pas envie de dire que les personnages sont racisés ou queers. J’ai envie que ce soit le cas mais je ne veux pas en faire un fonds de commerce et toujours pointer les discriminations. Je veux que mes sujets existent au-delà du fait qu’ils soient racisés ou LGBTQIA+, que ce ne soit pas le point central de mes récits, comme ils font exister leurs personnages masculins et blancs.

J’ai envie qu’ils vivent des histoires, qu’ils voyagent, qu’ils connaissent l’amour. C’est comme ça qu’on infiltre les espaces. Ça m’a toujours dérangée, car j’ai toujours eu l’impression que si j’existais dans une œuvre, c’était parce que j’étais racisée, parce que j’étais LGBT. C’est le cas, mais toute ma vie ne tourne pas autour de mon identité, même si c’est super important.”

PROM!, 2022. (© Kahina At Amrouche)

Ses photos, elle les fait pour sa communauté et la forme compte. Pour PROM!, l’artiste franco-algérienne a choisi le format du fanzine car il est “traditionnellement politique et a joué un rôle auprès des communautés, pour la lutte féministe, pour la culture punk. C’est un objet par et pour une communauté”. “Si je crée des œuvres, c’est pour ma communauté. Je ne veux pas qu’elles soient fétichisées pour un autre public”, affirme-t-elle.

Même idée pour le choix de l’argentique, malgré son coût luxueux : c’est faire attention à chaque sujet car chaque photo est comptée, c’est faire exister sa communauté dans la matérialité, à travers l’objet physique du tirage, la rendre visible grâce au révélateur utilisé lors du développement photo, et c’est aussi “juste plus beau”. Du côté des équipes en plateau, c’est pareil, elles doivent ressembler aux modèles casté·e·s sur le Web ou via des connaissances, qui acceptent de se livrer.

“J’ai tendance à pirater les imageries qui ne nous incluent pas, à hacker le système pour qu’on existe dans tous les genres.”

Souad Arsane en hit cover girl de Bubblepop Zine, 2021. (© Kahina At Amrouche)

En contraste avec son esthétique festive, joyeuse et irrévérencieuse, ce sont des motivations profondes qui habitent Kahina At Amrouche : “Avoir une identité si multiple fait que tu ne te sens acceptée nulle part. C’est difficile de grandir et de ne pas se sentir représentée. Je veux montrer des choses sans les caricaturer, j’ai tendance à pirater les imageries qui ne nous incluent pas, à hacker le système pour qu’on existe dans tous les genres.”

Elle prend comme exemple un projet qui revisite le cinéma de genre en mettant en scène l’actrice algéroise Melissa Guers en vampiresse assoiffée. Ou encore le (faux) magazine pour ado qu’elle a imaginé afin qu’il représente sa communauté, avec l’actrice Souad Arsane en hit cover girl.

Dans ses rêves les plus fous, la photographe gagne le César du Meilleur film, voit une rétrospective sur son travail aux Rencontres photographiques d’Arles, se fait interviewer par le magazine i-D et habite dans un appartement “de fou” qui lui vaut la visite d’Architectural Digest pour tourner un format. On s’en remet aux astres pour ça, en attendant.

Mélissa Guers en vampiresse, Scorpio Season, 2021. (© Kahina At Amrouche)

Mais son vrai rêve, c’est d’avoir un lieu associatif à elle, pour apprendre aux enfants les techniques cinématographiques et photographiques, un lieu sûr où l’on peut manger à sa faim. Dans un futur plus proche, elle espère sortir un deuxième zine, voir son premier long-métrage produit, avoir une subvention de l’État qui la mènera aux festivals et aux salles obscures.

“Ce que je me dirais à mon moi enfant ? Ça va aller, peut-être qu’elle a l’impression de ne pas se sentir exister aujourd’hui mais qu’elle va se faire exister elle-même et que ça sera le plus beau cadeau qu’elle s’offrira dans sa vie”, finit-elle. À mesure qu’elle se racontait, je pouvais voir le lieu de notre interview se transformer en un espace intime, le sien, avec ses lumières roses, ses posters de films, ses vinyles, ses coupures de presse pour ado… C’est son univers entier qui venait de gagner l’espace.

Kahina At Amrouche au Centre culturel franco-iranien Pouya, Paris, décembre 2022. (© Konbini)

Les recos de Kahina At Amrouche 

Les Monologues de la chambre, 2020. (© Kahina At Amrouche)

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