Oui, Matrix est une saga sur la transidentité – mais pas que…

Oui, Matrix est une saga sur la transidentité – mais pas que…

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Par Antonin Gratien

Publié le

Métaphore christique, mythe de Frankenstein 3.0 ou encore… référence complotiste au 11 septembre ?

Tout ce que vous aviez cru savoir sur Matrix pourrait bien être faux. Biaisé, tronqué. Et si le joyau cyberpunk des sœurs Wachowski ne parlait pas “vraiment” d’une révolution contre des machines tyranniques ? Et si ce pitch teinté SF dystopique n’était que le support métaphorique de messages à faire passer subliminalement ?

Voici notre florilège des interprétations, plus ou moins capillotractées, plus ou moins validées par les réalisatrices, des aventures de Néo. Vous allez (peut-être) “voir clair pour la première fois”, pour citer ce bon vieux Morpheus. Accrochez-vous, on décolle vers la matrice.

1. Le parcours de la transidentité

C’est une théorie qui circulait de longue date, notamment depuis que, en 2012, les deux réalisatrices ont entamé leur transition. L’idée ? Que “l’éveil” de Néo soit une allégorie du cheminement transgenre. Le hackeur est piégé dans un état de faux-semblants (la matrice, synonyme d’une dysphorie de genre vécue) et s’engage vers une métamorphose libératrice (l’entrée dans le “réel”, soit la transition).

La pilule rouge qui permet d’y accéder représenterait les traitements hormonaux permettant de bloquer la testostérone au profit des œstrogènes. Tandis que la bleue évoquerait les antidépresseurs trop souvent prescrits aux personnes évoquant leur volonté de transition, pour les dissuader de le faire.

En 2020, les soupçons des fans ont été confirmés par Lilly Wachowski herself. Aborder la transidentité “était l’intention initiale”. C’est dit. Mais alors, comment expliquer ce silence sur le sujet durant les quelque vingt années qui séparent cette déclaration et la sortie du premier volet, en 1999. ” Le monde n’était à l’époque pas prêt pour ça”, explique-t-elle.

2. Néo, notre messie à tous ?

Il y a quelque chose de christique, au royaume de la matrice. Le perso campé par Keanu Reeves meurt (symboliquement, en prenant la pilule rouge) puis ressuscite (du côté d’un réel cauchemardesque). Il joue un rôle dans des prophéties, est présenté comme le “sauveur” et accompli toute une série de “miracles”. Lévitation, prouesses surhumaines au combat… À ces éléments aux forts accents bibliques font écho plusieurs noms mentionnés dans la saga. Nebuchadnezzar, Zio, Trinity pour, respectivement, Nabuchodonosor, Sion et La Trinité. Troublant.

Matrix puiserait donc dans les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament ? Sans doute, mais pas que. On retrouve aussi la trace de la tradition grecque, avec l’allégorie de la caverne rapportée par Platon, qui brosse le portrait d’une humanité condamné à voir l’ombre (le simulacre, la matrice) d’objets véritables. Cette idée renoue d’autre part avec le principe hindouiste de la mâyâ, qui suppose l’existence d’une réalité illusoire à laquelle nous, humains, adhérons inconsciemment. Que l’on se réfère à la religion chrétienne, au récit platonicien ou au culte hindou, le principe est le même : Néo est un “élu” destiné à briser les chaînes de l’humanité. À lui ouvrir les yeux, enfin.

3. Frankenstein en Bluetooth

L’histoire est bien connue. Dans Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) de Mary Shelley, un savant donne vie à un amas de chair qui, pourvu d’intelligence, décide de se venger de cet irresponsable “géniteur”. Le principe de la créature-qui-dépasse-son-maître est adapté au format numérique dans Matrix avec l’avènement de l’ère de machines pas franchement cordiales.

En fait, la franchise nous projette dans un monde où s’est opérée la fameuse “Singularité”. Dans la SF, le terme renvoie communément à l’instant de bascule où la technologie (sous forme d’IA, notamment) prendra le pas sur notre espèce. Ainsi Morpheus & Co luttent pour libérer une humanité réduite à la condition de bétail dont la chaleur nourrit les robots.

Sinistre tableau qui témoigne d’une angoisse de société, à l’endroit du développement galopant (et pas toujours contrôlé ?) de la technologie post-quatrième révolution industrielle. Ce n’est évidemment pas le fruit du hasard si Matrix envahit les salles obscures à la fin des années 1990. La décennie d’éclosion – et d’explosion – du web.

4. Un commentaire complotiste – puis masculiniste, misogyne…

La lecture conspirationniste de Matrix a le vent en poupe après les attentats du World Trade Center en 2001, à New York. À partir de cet événement sanglant, de plus en plus de personnes voient dans “l’éveil” de Néo l’entrée vers une réalité que certains (les “Illuminati”, les francs-maçons…) dissimuleraient.

Grosso modo, ces puissances obscures fomenteraient une conspiration à large échelle destinée à imposer un “Nouvel Ordre Mondial”. Lequel projet aurait partie liée avec l’assassinat de JFK, par exemple. Ou encore les attentats du 11 septembre, dont certains estiment que le film fournit la “preuve” qu’il a été fomenté par Hollywood car, la funeste date correspond… à celle de l’expiration du passeport de Néo, visible pendant une fraction de seconde dans le premier volet.

En quelques années, la fameuse “pilule rouge” est devenue le symbole pop du sésame vers un discours alternatif, loin des “mensonges” de médias jugés corrompus. D’un côté il y aurait le libre penseur éclairé, de l’autre une population pleutre – celle qui, en avalant la pilule bleue, détournerait le regard d’une réalité trop amère, trop horrifique.

À partir des années 2010, la redpill est ensuite intégrée au jargon d’une “manosphère” misogyne, à la manière d’un outil de résistance aux discours féministes. Une mainmise de l’extrême droite en évidente contradiction avec la prise de position des sœurs Wachowski qui, comme expliqué plus haut, ont affirmé que leur œuvre phare traitait de transidentité. Dans le genre interprétation à côté de la plaque…

Lilly Wachowski s’était d’ailleurs publiquement dressée, via un tweet lapidaire, contre cette spoliation de la right wing lorsque, sur la plateforme dont il est désormais propriétaire, Elon Musk suggérait de “prendre la pilule rouge”. C’était en mai 2020, période des élections présidentielles américaines. Un tweet auquel la fille de Donald Trump, ce dernier étant alors le candidat républicain pour la course à la Maison-Blanche, n’avait pas manqué de répondre “Prise !”. La morale ? Si être l’objet de lectures multiples est peut-être la marque des grandes œuvres – voire l’occasion de fécondes analyses – le risque de l’appropriation rapace n’est jamais loin… On te laisse la parole, Lilly.

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