On a demandé à des chefs si The Bear était (vraiment) une série réaliste

"Cheeeeeef !"

On a demandé à des chefs si The Bear était (vraiment) une série réaliste

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Par Robin Panfili

Publié le

Une interview croisée avec plusieurs chefs afin de savoir si les aventures de Carmy sont vraiment représentatives du milieu de la restauration actuelle.

Cet article contient des spoilers mineurs sur l’intrigue de la saison 2.

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Voilà quelques jours que la deuxième saison de The Bear est disponible en France et, déjà, les avis semblent confirmer la prouesse de la première saison. Une série puissante et brute sur l’univers de la gastronomie, de la vie d’un restaurant et de ce qu’implique mentalement, physiquement et moralement le fait d’évoluer dans une brigade. Il y a quelques jours, nous avons demandé à plusieurs chefs et cheffes, Justine Pruvot (Mercato à Marseille), Erwan Crier (Faubourg Daimant à Paris) et au chef indépendant et chroniqueur dans l’émission Très Très Bon, Jordan Moilim, issus de milieux et de parcours différents, de nous parler de leur rapport à la série et de répondre, enfin, à la question cruciale que tout le monde se pose : The Bear est-elle une série réaliste ?

Est-ce que la série The Bear reflète de manière réaliste, selon toi, le monde actuel de la cuisine ?

Jordan Moilim | Pour moi, la série dépeint assez justement les cuisines de ces restos qu’on fréquente tous les jours. C’est la vraie vie. Il y a des cuisines de grands restaurants dans lesquelles l’ambiance est calme, posée, on travaille sans un bruit, sans musique, sans taches, c’est tout aussi délicieux il ne s’agit pas d’opposer les cuisines et les types de restaurants mais ce que j’aime moi, c’est ce qui est décrit : le coup de feu, l’adaptation, le bruit, le stress, l’impro, le risque…

Erwan Crier | C’est une série assez précise sur plein de détails, même si c’est exagéré parfois et avec une représentation extrême à certains égards. Mais ce qui est bien, c’est que la série met en lumière tout un pan que les gens ne voient pas souvent de la cuisine.

Justine Pruvot | The Bear est assez “acurate”, comme disent les Américains. En cuisine, c’est la course contre la montre, tu n’as pas une minute pour souffler.

Pourquoi ?

Erwan Crier | C’est vrai que ça crie beaucoup. Mais, par exemple le coup de couteau, c’est vraiment un cas rare et extrême. Pour autant, beaucoup de détails sont bien vus. Le positionnement des mains, la tenue des couteaux, ça, c’est bien fait. Quand un plongeur arrive et dit que les étiquettes ne sont pas retirées et que ce n’est pas bien car ça ne part pas à l’eau savonneuse, qu’il vaut mieux les retirer avant à sec, c’est très vrai. Les coups de feu sont assez réalistes, notamment par rapport à d’autres séries ou des émissions comme Top Chef où on a l’impression que tout est plus facile. Le chef très prestigieux, qui arrive dans la cuisine désorganisée où tout le monde cuisine entre potes, dit des choses très vraies : il insiste sur le nettoyage fin, car on travaille plus efficacement dans un endroit propre, et sur la nécessité d’une vraie hiérarchie avec quelqu’un qui prend les décisions à la fin. On ne peut pas gérer une cuisine sans une vraie organisation.

Jordan Moilim | C’est toute la musicalité de la cuisine qui est assez bien reproduite dans la série, je dois dire. Ça me donne presque envie de retourner direct en cuisine quand je regarde un épisode. La dramaturgie de la série est évidemment romancée mais je trouve que l’environnement est fidèle tout comme l’illustration des relations sociales entre employés d’une même brigade. Trouver sa place, être méfiant, batailler, prouver, faire confiance pour finalement créer une synergie d’équipe, c’est clairement ce que j’ai ressenti dans ma vie auparavant.

Justine Pruvot | Tenir un resto n’est pas de tout repos. Il y a toujours des galères, il faut savoir être un couteau suisse, savoir réagir vite, trouver des solutions dans l’heure pour ne pas faire foirer le service. Après, les situations auxquelles Carmy fait face ne se déroulent pas toutes sur une seule journée. Je repense à ma galère de plonge chez Mercato, le resto où je travaille, où le robinet fuit tous les jours sans aucune raison, même le plombier ne comprend pas. Ou encore à mon énorme bourde lorsque j’étais seconde chez Bonne Aventure, je devais finir la cuisson des magrets au four pour le service du midi et j’avais mis mon alarme niveau sonore le plus bas. Évidemment, je n’ai pas entendu, les magrets étaient terminés. Alcidia, la cheffe, a cru mourir et moi aussi.

La série parvient-elle à désacraliser le monde la cuisine qui, depuis quelques années, est souvent présenté sous un prisme très romantique, et finalement peu aux prises avec les enjeux réels du milieu de la restauration ?

Justine Pruvot | C’est clairement plus réaliste que Top Chef, c’est certain [elle sourit]. La première saison m’a mise mal à l’aise à certains moments parce que j’ai reconnu des situations de stress que j’ai parfois vécues. The Bear ou le film The Chef aident à faire comprendre au grand public que non, la cuisine n’est pas qu’une histoire de produits et de techniques mais qu’il y a beaucoup plus d’enjeux qui génèrent beaucoup de stress : la rentabilité d’un resto, les no-shows à gérer, les commandes auprès des multiples fournisseurs qui ne prennent pas les commandes/livrent le même jour, le management d’une équipe…

Jordan Moilim | Ah ben c’est clair que ça a dû en calmer plus d’un. Bienvenue dans le monde des coupures, des brûlures, des coups de pression, du stress souvent, du travail sans répit, de la constante remise en question. La cuisine, ça nous passionne mais surtout, ça nous submerge. C’est à la fois très sensible et très émouvant mais également très physique. Il faut tenir le coup, physiquement et mentalement et je connais aucun·e chef·fe qui n’a pas ressenti la nécessité de s’accrocher, de serrer les dents, de retourner au front malgré la fatigue. C’est un métier merveilleux, c’est une mission franchement chouette que de donner du plaisir aux gens, mais l’envers du décor est moins romantique. Les siestes sur la banquette, la grande dalle en rentrant de service tard le soir, les problèmes techniques au resto, le management d’une équipe, les relations avec la salle… tout ça est souvent ignoré par les doux rêveurs de la gastronomie.

Erwan Crier | Oui complètement. Ça montre les coups de feu, le travail et les relations et moments forts entre les protagonistes. C’est vrai qu’on vit des choses très fortes dans une brigade. Un service et le quotidien peuvent être très intenses.

Dans la série, les questions autour de la santé mentale sont longuement abordées. Est-ce vous trouvez qu’elles sont traitées de la bonne manière ?

Justine Pruvot | Ce sujet est hyper bien traité. Le suicide de Michael, le frère de Carmy, plonge directement le téléspectateur dans l’ambiance. Les flash-back de Jeremy Allen White, qui incarne Carmy, pendant ses services dans le restaurant étoilé montrent la pression que certains subissent. Je suis membre de l’association Bondir.e et lors de nos interventions dans des écoles hôtelières, on parle de la santé mentale et des écueils dans lesquels on peut tomber lorsque nos supérieurs hiérarchiques dépassent les bornes. Les traumatismes en cuisine sont réels, il faut absolument que ce milieu change et que nous prenions nos responsabilités.

Erwan Crier | C’est un métier très prenant et qui peut pousser à sombrer dans des addictions. Il peut y avoir de la drogue et de l’alcool. Un service, c’est une sacrée dose d’adrénaline qui monte et c’est très dur ensuite de redescendre, d’aller se coucher direct, comme après un travail classique. Là, c’est comme après du sport de haut niveau. Au lieu d’aller dormir, certaines personnes prennent des bières, un joint… pour se détendre. Et ça peut créer des schémas répétitifs. Ce n’est pas pour autant une généralité. Le métier est aussi très exigeant. On est debout, on pense à dix choses en même temps, et on fait plein de choses qui sortent de la cuisine – remplacer un absent, gérer des pannes, des commandes… Donc les gens ont besoin de décompresser. Enfin, on est dans un secteur festif, la restauration, ce qui pousse aussi le staff à être embarqué et à prendre “le fameux petit verre de fin de service”.

Jordan Moilim | La série a l’avantage de nous faire nous lever un peu la tête du guidon pour enfin se poser des questions qu’on ne se pose jamais. La vérité, c’est que tu n’as jamais le temps en cuisine. Tu n’as pas le temps de prendre soin de toi, tu n’as pas le temps de réfléchir à comment tu vas, ton taff c’est de faire en sorte que tout le monde aille bien, tu taffes quand les gens s’amusent, tu travailles quand les autres veulent oublier le leur et décompresser. C’est compliqué parce que la passion se transforme assez vite en obsession voire en névrose. Un mauvais retour d’un client et c’est toute ta carrière – aussi petite soit-elle pour moi – qui est remise en cause. La cuisine, c’est dur. Dur, parce que souvent ce sont des gens sensibles qui sont aux fourneaux, des gens qui cherchent à s’exprimer avec leurs assiettes. Logiquement, ça prend beaucoup de place dans nos vies et dans nos têtes. Évidemment que ça fait du bien, souvent, c’est d’ailleurs l’un des endroits dans lesquels je me sens le mieux au monde. Que ce soit au resto, chez des potes, chez moi, pour une, deux, ou 50 personnes, le plaisir est le même. Mais un service qui se passe mal peut me miner pendant quelques jours parce que tout se mélange mentalement et tout est remis en question : la légitimité, le goût, la technique, la personnalité… quand on entend qu’une assiette n’était pas juste ou ratée, on le prend forcément à cœur.

Un épisode montre les deux personnages principaux se lancer dans des essais de plats – dont certains très ratés –, dans l’appartement de l’un d’entre eux, avec les moyens du bord. Est-ce une scène qui reflète une certaine réalité dans la confection de nouveaux plats pour un chef ?

Jordan Moilim | J’aimerais avoir le temps de prendre ce temps mais j’avoue que généralement je tente des choses en service direct. Je le confronte au client. Au pire, quoi ? Je ne vais pas perdre ma place ni mon resto pour un essai. Je m’assure juste que ce soit mangeable [il rit]. Non, blague à part, je tiens beaucoup à ma liberté et à la possibilité de rajouter un plat sur le menu quelques heures voire une heure avant le service, je fais goûter aux équipes et généralement je ne suis pas super satisfait et le lendemain soit j’enlève, soit j’améliore. Et puis, parfois, je suis béni des dieux et l’idée que j’avais en tête fonctionne direct et c’est de la bombe. Quand c’est comme ça, je le garde quelques semaines à la carte [il rit].

Justine Pruvot | Quand on fait des essais en cuisine, c’est toujours compliqué, il y a plusieurs étapes. Si les essais sont réalisés dans une cuisine non professionnelle, c’est encore plus difficile. On ne cuisine pas de la même manière à la maison. À Mercato, je suis beaucoup plus libre, je suis seule en cuisine et j’ai carte blanche. Mes tests, je les mets à la carte, parfois je n’ai pas le temps de goûter le plat dans sa totalité, mais juste les éléments qui le composent. C’est un risque que je prends tous les soirs mais j’adore. Je n’ai pas de souvenir d’un essai qui “a mal tourné”, si ce n’est pas bon et que ça n’a pas d’intérêt, ce n’est pas grave, on recommence.

Erwan Crier | Effectivement, certains plats peuvent être réussis en one-shot et d’autres peuvent prendre plus de temps pour être aboutis. Il n’y a pas de règle. Les testings sont importants, c’est sûr. Les services aussi. Mais la vraie clé de ce métier, qui est sous-représentée, ce sont les longues heures de mise en place. C’est ça qui permet la réussite d’un restaurant. La plupart des clients croient que leurs plats sont préparés à la commande, minute, mais la vérité est qu’il y a des heures de mise en place avant, et d’organisation, et qu’on termine des cuissons et des finitions minute.

Un épisode montre aussi un cuisinier partir en Europe, à Copenhague, pour se perfectionner et trouver de l’inspiration. Est-ce que dans le milieu de la restauration, voyager est un bon moyen pour stimuler sa créativité ?

Justine Pruvot | Le voyage forme notre palais. Avant ma reconversion en cuisine, j’ai beaucoup voyagé, en Asie notamment. C’est toujours un plus de goûter d’autres cuisines et de s’ouvrir. On garde en mémoire les goûts et les textures. De mon côté, je les intègre dans ma “palette culinaire”, ça me permet ensuite de créer plus facilement.

Erwan Crier | C’est bien pour s’ouvrir à d’autres cultures et aussi un des points positifs du métier, c’est qu’on peut trouver dans n’importe quel pays un poste en deux jours.

Jordan Moilim | Je crois que ça n’était pas fréquent mais que la nouvelle génération a bien compris qu’il fallait s’ouvrir à d’autres horizons pour ne pas rester coincé face au sien. Je reviens de voyage entre l’Espagne et le Portugal et j’ai mille idées pour amener mes assiettes, le resto, le concept encore plus loin. J’ai envie de tout changer [il rit]. Les voyages forment la jeunesse mais surtout les cuisiniers.

Dans un autre épisode, la jeune cheffe décide, toujours pour stimuler son imagination et trouver de nouvelles idées, de passer une journée à aller manger dans ses spots préférés de Chicago. Certains chefs aiment aller goûter à la cuisine d’autres chefs – que ce soit un bistrot, de la street food ou un restaurant gastronomique – afin d’éveiller leur créativité, alors que d’autres préféreront justement ne pas fréquenter d’autres restaurants afin d’éviter de se faire influencer. Qu’en est-il pour vous ?

Justine Pruvot | J’adore goûter la cuisine des autres chef·fe·s ! L’entraide et le soutien entre chef·fe·s sont trop importants pour moi. La solidarité que l’on a vue pendant la période Covid-19 s’est peu à peu étiolée, j’aspire à plus d’échanges entre les chef·fe·s. Et bien sûr que les plats des autres m’inspirent. Pas pour faire la même chose qu’eux, évidemment, mais ça m’aide dans mon processus créatif. Au même niveau qu’Instagram, qu’un livre ou un tableau.

Erwan Crier | J’aime bien aller au restaurant, mais plus pour le plaisir que pour l’inspiration. Je n’aime pas trop non plus regarder les réseaux sociaux, etc. Ma créativité, je la stimule plus avec les livres. J’ai une bonne bibliothèque. C’est la manière dont j’ai appris depuis le début de ma formation. Par ailleurs, on est déjà dans un métier d’action qui bouge beaucoup, c’est plus reposant d’être dans un livre.

Jordan Moilim | Je passe ma vie à manger. C’est mon premier travail de journaliste qui m’a permis justement de construire cette routine de mangeur fou. Je passe ma vie au restaurant et forcément que cela m’influence, mais on est trop attendus au tournant pour ne pas savoir faire la différence entre influence et plagiat. Pour moi, c’est un entraînement. Il faut stimuler et entraîner sa mémoire culinaire comme un sportif afin de rester dans le coup, de comprendre l’époque afin de mieux y coller ou de mieux s’en détacher. C’est un choix. Mais, selon moi, il faut manger, manger pour mieux faire à manger.

Dans la deuxième saison, un épisode montre un jeune cuisinier affronter l’incompréhension et la crainte de ses parents face à son choix de se lancer dans le métier de cuisiner. Est-ce quelque chose que vous avez vécu ou observé autour de vous ?

Justine Pruvot | Quand j’ai annoncé à ma famille que j’allais faire une reconversion, ils n’ont pas compris. J’avais une carrière dans la pub bien ancrée, j’avais des responsabilités et je gagnais bien ma vie. Ils n’arrivaient pas à comprendre que je puisse tout lâcher pour repartir à zéro et qui plus est dans un milieu difficile et peu rémunérateur comme la restauration. C’était avant la hype de la cuisine. Aujourd’hui, ma famille est fière de mon parcours et voit à quel point je me suis épanouie derrière les fourneaux. J’ai même lancé ma marque d’art de la table en février dernier, en hommage à ma grand-mère Lucette, ça s’appelle Touillet comme son nom de jeune fille. Et ça, en vrai, ça n’a pas de prix.

Jordan Moilim | On a de la chance d’être arrivés dans une époque où tout le monde veut devenir cuisinier [il rit]. Donc franchement, on est loin de la voie de garage d’antan. C’est davantage des réalités économiques – comment ouvrir un resto, comment le tenir, comment être rentable – et des réalités sociales – comment concilier vie de couple, conserver ses potes, fonder une famille – qui interrogent l’entourage et légitimement.

Erwan Crier | Moi, depuis le CP, je sais que je veux être cuisinier et mes parents m’ont toujours soutenu à 100 % dans cette décision. En revanche, il est vrai que dans certaines familles, les métiers de bouche sont mal vus et considérés comme ingrats.

Et sinon, est-ce que, avec la série, être chef, ça aide à pécho ?

Justine Pruvot | Tout à fait [elle sourit].

Erwan Crier | Le métier a retrouvé ses lettres de noblesse dans la période récente, donc ça offre une certaine visibilité. Mais mon cœur est déjà pris donc je ne l’ai pas expérimenté moi-même [il sourit].

Jordan Moilim | Ça fait des années qu’on parle des cheffes et chefs comme des rock stars donc ce n’est pas nouveau. C’est vrai que j’ai entendu pas mal de personnes éprouver un certain désir de fréquenter Carmy de plus près [il rit]. Mais je crois qu’en vrai, à peu près toute personne dotée de bon sens comprend l’intérêt de sortir avec quelqu’un qui cuisine pas trop mal.