Ça a débuté comme ça.
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J’étais sur Twitter, à glandouiller allègrement pendant mes heures de travail, quand je suis tombé sur des captures d’écran à propos du restaurant Speed Rabbit Pizza, situé à Nantes, pas très loin du Jardin des Plantes. Les images ont été publiées il y a quelques jours par le compte @TopDesAvis, un joyeux hurluberlu qui partage le pire et le meilleur des avis laissés sur Google Maps.
Une passion partagée par quiconque aime perdre sa vie à ne rien foutre, comme en conviendront sans mal les presque 40 000 personnes ayant liké le tweet en question. Il y est question d’un restau de pizzas où le patron essaie de fracasser la gueule des clients avec un tournevis et de refourguer à tout le monde une imbouffable pizza chèvre-miel.
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Je suis donc allé moi-même sur Google Maps pour constater l’étendue de l’affaire. Et là, surprise : me voilà face à une avalanche de messages faisant référence à la fameuse pizza et au tournevis adoré du patron. Des centaines de commentaires, plus barrés les uns que les autres.
Acte 1 : le 18-25 et Twitter en chaleurs
Ce qui apparaît comme une blague, un énorme troll, semble tellement être monté en épingle que la catégorie du magasin est même passée de “Restaurant” à “Magasin d’outillages”.
Et elle dure, elle dure, cette vanne : les premiers commentaires faisant référence au tournevis et à la pizza datent de début 2018 et continuent encore. Certes, le tweet de @TopDesAvis semble avoir relancé l’engouement, mais l’on retrouve des commentaires datant d’un mois, six mois, un an, deux ans.
Bref, une affaire étrange qui semblait connue de tous, sauf de moi, pauvre hère. En fouillant sur Internet à la recherche de l’origine de cette histoire, je découvre que la toute première référence vient du forum 18-25 de Jeuxvideo.com. Le forum le plus toxique de France, pour un post qui n’avait été visiblement fait que pour amuser la galerie, le 27 juin 2018.
Mais comment cinq pages de commentaires sur le 18-25 ont-elles pu conduire à 400 commentaires sur un laps de temps de plus de deux ans sur Maps ? Je décide alors de prendre le téléphone pour contacter le restaurant. Numéro indisponible. Pourtant, le restaurant est bien là, en ligne : sur Google Maps, sur Uber Eats, sur des sites d’avis de restaurant comme Guru.
Acte 2 : se sentir très con
Quelques coups de fil aux commerçants du quartier m’ont appris plusieurs choses. D’abord, que le restaurant a bel et bien fermé, il y a plus de deux ans. Dépôt de bilan. Ensuite, que le patron n’est, malheureusement, plus de ce monde depuis la fin de l’année dernière.
C’est un peu le choc et, pourtant, les commentaires, en mode vanne ou carrément haineux, continuent de pleuvoir sur la page d’avis du Speed Rabbit Pizza de Nantes. Dans le quartier, on me dit aussi que bien que très discret, le personnage en question n’avait rien d’agressif. Que tout ceci, au final, c’est une histoire de haine sur Internet et d’acharnement.
L’affaire date, ça passe un peu au-dessus de tout le monde, mais c’est quand même énervant d’avoir des petits cons qui s’acharnent sur un business, sans en connaître le moindre détail. Je suis un peu d’accord et je me sens très con, moi aussi, de m’être fendu la gueule sur l’histoire du tournevis et de la pizza chèvre-miel. Pas vous ?
Vint alors une question : merde, qu’est-ce qu’on fait ? Faut-il écrire un article débile que personne ne lira sur mon enquête encore plus absurde sur ce restaurant, alors que la famille de ce monsieur est endeuillée ?
Acte 3 : la mémoire d’Internet et le droit à l’oubli
Réponse à chaud : non, évidemment, on passe à autre chose, on zappe. Et pourtant, ce fait divers dit quelque chose. Un truc pas très palpable, un peu vaporeux et confus, sur la manière dont Google gère nos rues, sur la manière dont les avis font quasi force de loi biblique, sur le droit à l’oubli en ligne.
Le restaurant en question n’a jamais été revendiqué sur Google Maps. En quelques clics, je peux moi-même demander d’en être propriétaire – demande qui ne pourrait cependant aboutir, car Google m’enverrait un message de confirmation sur l’e-mail ou le numéro du feu Speed Rabbit.
J’ai plutôt décidé de demander sa fermeture, puisque Google propose cette option. Mais faut-il que la famille d’une personne décédée demande la fermeture d’un lieu sur Maps, qu’un mec comme moi le fasse, ou est-ce l’affaire de Google ? C’est la première question que je me pose.
Il y a aussi le problème du numéro de mobile, qui n’existe plus et qui est toujours affiché sur la page : qui l’a mis là, si ce n’est pas son propriétaire ? Mystère. Par ailleurs, un kebab a pris sa place, dans les mêmes murs, mais le restaurant est toujours référencé. Les deux sont au même endroit, en fait, sur l’appli.
Et UberEats, dans tout ça ? Au premier abord, on peut toujours commander sur l’appli. Le restaurant a toujours une fiche, marquant que l’on peut commander à partir de 18 heures. Ce fut un échec : le restaurant est inscrit comme momentanément fermé quand on essaie de commander. C’est déjà ça de pris.
Enfin, la dernière morale de cette histoire, ce sont les avis, les reviews, sur Maps, qui ne reflètent absolument pas la réalité et peuvent même s’en éloigner de très, très loin. Preuve en est. Ce n’est pas vraiment une question de droit à l’oubli, qui concerne les personnes et non les commentaires, les sites, les articles. Mais on y trouve une similarité.
En somme, la bonne blague du tournevis pizza-chèvre-miel s’est transformée, dans mon esprit anxieux, en une sorte de métaphore un peu glauque de la manière dont le droit à l’oubli – pour lequel Google vient d’être condamné à 600 000 euros d’amende en Belgique – fonctionne sur Internet, avec son lot de cynisme et d’acharnement écœurant sur les réseaux, façon sauce piquante bas de gamme.
MISE A JOUR AU SOIR DU 29/07 : Suite à nos échanges avec les services de presse de Google France, vers lesquels nous nous étions tournés pour mieux comprendre la gestion de ce type de cas sur le moteur de recherche et Google Maps, le restaurant vient d’être marqué comme “définitivement fermé”.