Animaux, robots, intelligences artificielles, nature… Quel avenir pour les exclus de la Déclaration universelle des droits de l’homme ?
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© Universal History Archive/UIG via Getty Images
“Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit” : il y a 70 ans, le 10 décembre 1948, au Palais de Chaillot à Paris, 50 des 58 membres de l’Assemblée générale des Nations unies approuvaient le texte de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH).
Clef de voûte d’un nouveau système de coopération législative internationale, le texte vise à reconnaître l’existence de droits universels et inaliénables et à désigner des institutions pour les garantir. En somme, établir un socle de valeurs communes à toutes les nations pour surmonter le traumatisme de la “mort industrielle” inventée par le régime nazi. Et, au passage, en profiter pour réaffirmer la valeur de l’individu et l’enraciner durablement dans un cadre séculariste.
En 70 ans, le texte et ses 30 articles ont été invoqués un nombre incalculable de fois pour contrer tout ce que l’humanité a su inventer comme conflits armés et exactions étatiques, et il se passe rarement un an sans qu’elle soit brandie en France pour contester un texte de loi.
Liberté de la presse, liberté d’expression, liberté de culte, droit à une planète habitable (si, si), droit à la vie privée en ligne… La DUDH catalogue les droits fondamentaux de l’individu, inévitable ciment philosophique de l’édifice juridique international.
Si, à l’heure de fêter ses 70 ans, son influence peut encore être (et est) largement contestée, il est également le temps de se poser une autre question : comment intégrer à ce cadre juridique les formes de vie non humaines ?
La nature et le droit “à exister et prospérer”
Plus précisément, comment dépasser le cadre humain pour y intégrer d’autres formes de vie “conscientes” d’un strict point de vue biologique ? Et d’ailleurs, pourquoi la condition d’homo sapiens sapiens offrirait-elle plus de droits et de devoirs codifiés que toutes les autres espèces réunies ?
En d’autres termes, la DUDH est un monument d’anthropocentrisme – nécessaire, certes, mais largement incomplet. Après avoir passé l’intégralité du XXe siècle à analyser les relations entre humains, il est temps de questionner avec la même curiosité notre relation aux entités non humaines – la première d’entre elles, dans le paradigme environnemental actuel, étant notre planète elle-même.
Quid alors d’un droit à la dignité terrestre ? Dans de nombreux pays, la jurisprudence est déjà en cours de solidification. En 2008, l’ Équateur devenait le premier pays à constitutionnaliser les droits de la nature, bientôt imité par la Bolivie et le Brésil. La Colombie, l’Inde (avec le Gange et la Yamuna) ou la Nouvelle-Zélande (avec la forêt Te Urewera en 2014, puis la rivière Whanganui et le mont Taranaki en 2017) ont également reconnu que des forêts, rivières et montagnes disposaient de droits, tout comme l’intégralité de la nature, à coups de jurisprudences.
Depuis 2010, la Global Alliance for the Rights of Nature se bat pour faire inscrire le droit “à exister et prospérer” dans les constitutions nationales et les textes internationaux. Le groupe souhaite aussi que des tribunaux soient reconnus pour juger des atteintes aux droits de l’écosystème en fonction de la Déclaration universelle des droits de la terre-mère, rédigée en 2010. Sans adopter ce texte, l’ONU a déjà rédigé près de huit résolutions au sein de son programme “Harmonie avec la Nature”.
Une manœuvre uniquement symbolique ? Loin de là. Reconnaître à l’écosystème un statut légal doté de droits permet de criminaliser les responsables, gouvernements inclus, de désastres écologiques, comme la déforestation ou la pollution marine. Alors que l’urgence climatique est absolue, les législateurs internationaux seraient bien inspirés de faire évoluer le paradigme qui traite la nature comme propriété humaine.
L’épineuse question éthique du droit des animaux
Autres grands absents de cette vénérable Déclaration (qui, rappelons-le, n’a aucune obligation légale per se mais fait simplement office de Magna Carta des droits humains), les animaux et espèces non humaines. Contrairement aux droits de la nature, le mouvement pour une Déclaration universelle des droits des animaux existe lui depuis 1978 et a déjà produit plusieurs textes officieux sur la question.
La “Déclaration des droits des animaux”, rédigée en 2011, a été imaginée par l’ONG Our planet. Theirs too, mais n’a pas réellement donné de suites. Idem pour la Déclaration universelle des droits des animaux, adoptée le 15 octobre 1978 par la Ligue internationale des droits de l’animal à la maison de l’Unesco à Paris (choix malin, car si l’organisme international n’a rien à voir dans cette initiative privée, la confusion demeure), et révisée en 1989. Composé d’un préambule et de 10 articles, ce texte, comme son pendant pour les droits humains, n’a qu’une valeur philosophique et pédagogique.
Actuellement, la question de donner ou non des droits aux animaux est extrêmement complexe et soulève d’immenses débats entre philosophes, juristes et éthiciens depuis plusieurs décennies. Les arguments en faveur de la reconnaissance légale des droits des animaux sont assez évidents : si les mammifères humains sont dotés de droits, alors les autres mammifères, largement égaux d’un point de vue biologique, tout aussi conscients de leur existence (le test du miroir a été largement dépassé) et de leur qualité de vie, en méritent aussi, surtout lorsque homo sapiens sapiens les exploite sans la moindre considération. Donner des droits aux animaux, pour commencer, améliorerait grandement notre relation avec eux.
Dans le camp d’en face, c’est l’argument de la morale qui prévaut : à quoi sert-il de donner des droits humains à un animal qui ne possède pas la base morale humaine ? D’autre part, rétorquent les “anti”, donner des droits aux animaux relève d’une démarche anthropomorphique qui, ici, serait contre-nature.
Les juristes avancent également que les droits animaliers généreraient un chaos juridique total : quid d’un droit de vote donné aux animaux ? Quid de l’élevage ? Quid des responsabilités lorsque des animaux s’entre-tuent ? Et comment offrir différents statuts à différentes espèces sans être immédiatement taxé de spécisme (on rétorquera que la situation actuelle, qui offre aux seuls humains le privilège des droits, est déjà extrêmement spéciste) ?
Pour le camp “anti”, enfin, la maltraitance animale ne sera pas résolue par la création d’un nouveau statut – après tout, les humains continuent bien de s’entre-tuer malgré les lourdes sanctions pénales qui punissent les crimes et violences…
Actuellement, donc, peu de chances de voir une future Déclaration universelle des droits des animaux acceptée par les Nations unies. Cependant, plusieurs législations nationales font déjà bouger les lignes. En Suisse, fer de lance de la question, la loi interdit depuis 2008 de séparer des couples d’animaux “sociaux”, comme les cochons d’Inde et depuis mars 2018, un chat laissé seul doit obligatoirement avoir un contact humain par jour.
Aux États-Unis, un lobby de juristes, le Nonhuman Rights Project, gère actuellement cinq cas juridiques d’animaux exploités, avec l’ambition de faire jurisprudence. N’oublions pas, enfin, que tout cadre légal autour des “animaux non humains” s’appliquerait également à une éventuelle vie extraterrestre, même si la NASA a déjà prévu des régimes d’exception depuis 1969.
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Autre catégorie d’êtres non humains laissés pour compte lors de la rédaction de la DUDH (et c’est déjà plus compréhensible) : les machines, robots et programmes d’intelligence artificielle. À mesure que nos assistants vocaux se dotent de capacités de raisonnement et d’analyse (et même si l’intelligence artificielle générale, ou AGI, est encore très loin), il devient de plus en plus urgent de se pencher sur la question de leur existence légale.
Prêts pour un peu de SF ? En janvier 2018, le Parlement européen a mandaté une commission pour se pencher sur la question et créer un statut spécifique pour les “personnes électroniques”. L’initiative a été très, très mal accueillie.
En avril, 150 experts en robotique et en IA signaient une lettre ouverte pour dénoncer le projet, évoquant une conception héritée de la science-fiction, “idéologique, insensée et contre-intuitive”, qui rendrait les machines responsables de tout, en dédouanant les opérateurs humains pourtant indispensables à leur fonctionnement.
Dans le cas des drones de combat semi-autonomes (qui sont déjà au cœur d’un immense débat juridique), par exemple, le soldat aux commandes et le gouvernement responsable de l’ordre de mission seraient exonérés de toute responsabilité juridique vis-à-vis d’un tribunal international. La machine serait coupable, point.
Étrangement, le rythme du progrès technologique amène la question des droits des intelligences artificielles à peu près au même point que celui des animaux, particulièrement dans le cas des grands singes. La question centrale, qui se trouve à la frontière morale de nos droits sur une espèce non humaine selon le consensus international, est celle de la conscience de soi, qu’il s’agisse de Siri ou d’un orang-outang. Mais là où l’évolution de l’intelligence animale est ralentie par le rythme naturel de l’évolution, celle des machines est exponentielle.
L’AGI, prédisent Raymond Kurzweil et la majorité des futurologues, sera atteinte entre 2029 et 2040 – et non, elle ne signifiera pas la fin de l’humanité, selon les experts. À partir de là, il n’y aura plus aucun doute sur la capacité de conscience, de raisonnement et d’opinion de l’intelligence artificielle. Et, par corrélation, de la nécessité de faire participer les machines au processus démocratique, par exemple.
La Déclaration universelle des droits de l’homme aura alors 100 ans. Il sera largement temps d’élargir notre définition de l’humain, et de mettre à jour notre logiciel éthique et légal.