Comment l’élite d’Internet nous a ôté le droit de citer Black Mirror

Comment l’élite d’Internet nous a ôté le droit de citer Black Mirror

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Par Pierre Schneidermann

Publié le

Dites "c'est comme dans Black Mirror" et vous passerez pour un bouffon fini.

Dans un monde où tout part inexorablement en sucette, la population s’est divisée, en l’espace de quelques années, en trois catégories : les gens terrifiés par les nouvelles technologies qui citent Black Miror à tout bout de champ, ceux qui n’ont pas peur des nouvelles technologies et qui se moquent allègrement de ceux qui citent Black Mirror et, enfin, ceux qui ne citent jamais Black Mirror.

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Laissons de côté la dernière catégorie. Ces gens-là n’ont rien demandé à personne, et probablement ne mentionnent-ils jamais la plus célèbre des dystopies créée en 2011 par Charlie Brooker parce qu’ils ne l’ont jamais vue. Ou parce qu’ils n’arrivent malheureusement pas à établir des corrélations entre le réel et la fiction. Peu importe.

Concentrons-nous d’abord sur la première catégorie, les grands inquiets. À chaque fois que surgit un événement dystopique dans le réel lié aux nouvelles technologies, ils ne peuvent s’empêcher de faire référence à Black Mirror. Ils diront ou écriront des choses comme : “On dirait Black Mirror”, “on est vraiment dans Black Mirror” ou encore, plus audacieux, “il pourrait y avoir un épisode de Black Mirror là-dessus”.

Ces irruptions du réel qui déclenchent ce que d’aucuns ont baptisé “le point Black Mirror” (en référence au point Godwin), quelles sont-elles ? Citons, pêle-mêle : la reconnaissance faciale, les armes autonomes, la réplique barrée d’une enceinte vocale, la société de surveillance, l’addiction aux réseaux sociaux, les puces intracérébrales ou encore les excès de la téléréalité.

De fait, citer Black Mirror au début de la série, à la louche jusqu’à la fin de la saison 2, était un acte tout à fait respectable qui faisait son petit effet en société. Avant que le rachat des droits par Netflix ne rende la série hyper populaire, cette courte comparaison était ce vent sombre et frais qui permettait, enfin, de ne plus citer uniquement 1984 de George Orwell ou Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley.

Si bien que fin 2017 (parenthèse perso), il m’était tout à fait possible, en tant que journaliste tech, de carrément citer Black Mirror dans le titre d’un article. Cette titraille alarmiste tapait dans l’œil du chaland impressionné par cette référence pop émergente.

Cette époque est révolue. Aujourd’hui, un journaliste ou n’importe quel commentateur lambda risque, en citant Black Mirror, de se faire lourdement railler tellement la comparaison est devenue synonyme de paresse intellectuelle (non, la technologie n’est pas aussi manichéenne que dans la série) et de manque d’originalité (on pourrait faire l’effort de citer d’autres œuvres).

Le skeud le plus obvious et violent contre le point Black Mirror a été balancé début 2020 par Golden Moustache dans le sketch “Blague Mirror”. Le fil rouge : la personne qui cite la série à gogo passe pour un demeuré de première si bien que son copain d’à côté, parce qu’il ne rentre pas dans son jeu, passerait presque pour un sage pondéré.

Mais, comme chacun sait, la stigmatisation n’aime rien tant que pavaner avec sournoiserie. Dans l’influent podcast du FloodCast par exemple, il n’est pas rare d’entendre Adrien Ménielle prononcer la phrase : “À mes yeux, c’est Black Mirror.” Exemple à l’appui avec le dernier épisode, à 26:36 :

Sur un tout autre registre, un développeur a créé un bot redoutable sur Twitter : dès qu’il détecte une référence à Black Mirror, il retweete avec ces mots en exergue : “kOm DaNs bLaCk MiRrOr !!” Mélange de majuscules et minuscules qui en dit long sur le degré de raillerie. Certes, ce bot n’est suivi que par une poignée de personnes, mais il me semble qu’il reflète parfaitement l’esprit ambiant qui sévit sur le réseau social.

Qu’il s’agisse de Golden Moustache, FloodCast ou d’un petit bot Twitter, nous avons affaire, ne nous y trompons pas, à ce qu’il faut bien appeler une élite d’Internet qui fait la pluie et le beau temps. Nul doute qu’ils – les deux premiers surtout – ont grandement contribué à générer ce prisme ironique dans les terres hexagonales.

Malgré cet état d’esprit plutôt délétère, des journalistes sérieux s’échinent encore à comparer Black Mirror à la réalité. Très récemment par exemple, l’excellent média Motherboard classait les épisodes des plus prophétiques à ceux qui relevaient du pur délire dystopique.

En tête de peloton, “The National Anthem”, premier épisode de la saison 1 où, en 2015, fiction et réalité s’étaient incroyablement rejointes. Il y était question d’un Premier ministre britannique, d’actes sexuels avec un cochon et de fascination morbide du public. Si bien que Charlie Brooker himself avait réagi sur Twitter, indiquant que cet épisode était sorti de sa tête uniquement, sans imaginer un instant que le réel lui avait offert ce terreau.

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Même chose avec l’épisode “Nosedive”, où l’héroïne est obsédée par sa popularité sur les réseaux sociaux jusqu’à (attention spoiler) s’en griller les neurones et sa santé mentale.

Dans ces deux cas précis, comparer Black Mirror au réel était infiniment pertinent et l’élite d’Internet n’y trouverait rien à redire. Il n’est pas interdit de penser qu’à l’avenir, d’autres épisodes se transformeront en prophéties auto-réalisatrices. Des zones d’air bienvenues qui nous octroieront le droit, un court instant, de mentionner cette référence interdite et transgresser un acte devenu honteux.

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