Mais en fait, comment on emmène son film aux Oscars ? L’envers du décor de la (très chère) course à la statuette

Mais en fait, comment on emmène son film aux Oscars ? L’envers du décor de la (très chère) course à la statuette

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(© P. Lehman/Future Publishing via Getty Images)

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Par Paloma Clement Picos

Publié le

Récompense ultime du septième art, la statuette dorée est plus qu’une consécration. Elle honore, conclut et régit un an de cinéma… et de marketing.

Les professionnels du milieu ne savent plus quelle métaphore démesurée employer pour en parler. “Des Jeux olympiques“, “les championnats du monde“, “une élection présidentielle“, “la grande messe du cinéma“. Si le commun des mortels a le Nouvel An pour définir une année, le cinéma a la cérémonie des Oscars.

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Au cas où ce ne serait pas clair, la soirée des Oscars est l’apogée du 7e art. Un apogée qui se prépare des mois, voire des années à l’avance. Cette course est un cycle perpétuel uniquement encadré par cette soirée de quelques heures, où un an de cinéma espère être annoté pour l’éternité du précieux “Oscar du meilleur film” et entrer dans la légende.

Budgets démesurés et goodies improbables

Les nominations aux Oscars ne tombent pas du ciel. Derrière une victoire, il y a des mois et des mois de campagne promotionnelle. Pas celle qui nous est destinée à nous, le public, à coups de bandes-annonces, avant-premières mondiales et colonnes Morris, mais celle réalisée auprès des 9 487 votants de l’Académie des Oscars.

Car c’est entre les mains de ces quasi 10 000 précieuses personnes du milieu du cinéma que se joue la consécration des films de l’année. La grande majorité des votants sont des acteurs mais tous les corps de métier sont représentés. L’identité des membres n’est pas connue, l’Académie ne diffuse pas de liste officielle, mais les studios ont des listes personnelles assez précises pour savoir auprès de qui ils doivent aller faire du lobbying. Car c’est bien de ça qu’il s’agit : du lobbying.

À tel point que l’Académie a dû imposer des règles au fil des ans pour réguler. Les studios recrutent des équipes entières uniquement dédiées à la campagne aux Oscars. Un budget faramineux est déboursé par les studios, pour être sûr que toutes et tous ont vu leur film, l’ont en tête au moment de voter et surtout, l’ont aimé. Pour cela, il y a les projections privées, en présence de différents membres prestigieux de l’équipe du film, acteurs et réalisateurs. Mais aussi des soirées guindées dédiées au film, des expositions de photos du réalisateur, des goodies improbables.

Pour Roma, le chef-d’œuvre en noir et blanc du réalisateur mexicain Alfonso Cuarón, Netflix avait envoyé des oreillers floqués du titre du film. Pour le film Dumplin’, Netflix avait organisé un événement avec une performance de Dolly Parton et offert des décorations de Noël en forme de sa guitare rose. Mais surtout, il y a les campagnes d’affichage, appelées “For your consideration”, où des millions de dollars sont dépensés en billboards dans Los Angeles et en pages de pub dans les magazines américains. Les budgets battent chaque année des records.

D’après WalletHub, les studios dépensent en moyenne 100 millions de dollars par an pour ces campagnes précises. D’après le magazine Variety, Netflix aurait dépensé 30 millions de dollars pour la campagne autour de Roma… C’est le double du budget du film. Roma a remporté trois Oscars en 2019. Mais pas celui, tant convoité, de meilleur film.

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Est-ce qu’une campagne de promotion acharnée peut faire aimer un film ? Lui assurer des votes ? Souvent, oui. Mais un contre-exemple bouscule tout. L’actrice Mo’Nique, rôle principal de Precious, avait délibérément refusé de participer à cette campagne. Elle avait quand même gagné l’Oscar de la meilleure actrice en 2009.

The Award Season

La course aux Oscars s’inscrit dans une course bien plus vaste appelée la “Award Season”. C’est comme une campagne présidentielle, mais annuelle et en continu, dont la cérémonie des Oscars, généralement tenue fin février, est l’apothéose et le point final.

Cette “saison des prix” est ponctuée d’une multitude d’événements. Les festivals, dont les plus connus sont ceux de Cannes, Berlin et Venise. Mais il existe aussi toute une myriade de récompenses parallèles : des célèbres mais controversés Golden Globes, aux cérémonies les plus niches comme les New Mexico Critics Awards. Qu’importe leur notoriété, toute occasion est bonne pour faire parler du film.

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D’ailleurs, la saison en cours n’est même pas terminée que la nouvelle commence. Dès janvier, la course est lancée avec le festival de Sundance, rencontre de cinéma indépendant créée en 1980 par l’acteur Robert Redford, où Steven Soderbergh et Quentin Tarantino ont fait leurs premières armes.

C’est le lieu où des petits films ont une chance de se faire acheter par des gros distributeurs (comme Manchester by the Sea en 2017, acquis par Amazon, qui finira nommé à l’Oscar du meilleur film). Sundance peut totalement donner le ton de l’année cinématographique à venir.

La preuve en février 2021, où un petit film appelé CODA a récupéré cinq prix à Sundance, lui permettant de se faire acheter par la plateforme d’Apple pour 25 millions de dollars (un record) avant de partir en campagne pour les Oscars. D’ailleurs, qui a gagné la statuette de meilleur film lors de la dernière cérémonie (celle de la baffe de Will Smith) ? CODA. Un film qui aura eu un parcours marketing de plus d’un an, mais aboutissant au Saint-Graal.

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D’ailleurs, beaucoup de célébrités aiment à plaisanter (quoique) qu’elles passent plus de temps à faire la promo de leur film qu’à tourner lesdits films. Les festivals, même les plus indies, comptent. Et il n’en manque pas. Berlinale, Cannes, Mostra, Telluride, Toronto, Deauville, San Sebastian… autant d’occasions de recevoir des prix et le précieux Graal du Oscar buzz.

Un film français aux Oscars 2023 ?

Les Oscars 2023 récompensent les films sortis dans leur pays de production entre le 1er janvier et le 31 décembre 2022. C’est le cas de Saint Omer d’Alice Diop. Et il est bien parti pour décrocher une nomination. Auréolé du Lion d’Or à la Mostra de Venise en septembre dernier, ce récit poignant sur le procès d’une mère infanticide s’est lancé dans la course à l’Oscar du meilleur film étranger.

Sa réalisatrice et les deux producteurs, Toufik Ayadi et Christophe Barral, multiplient les allers-retours à Los Angeles et New York pour assister aux fameuses projections privées. Une marraine de choix a jeté son dévolu sur l’œuvre. La réalisatrice Chloé Zhao, oscarisée en 2021 pour Nomadland, a eu un tel coup de cœur pour le film que c’est désormais elle qui anime les questions/réponses lors des projections privées.

“Ce n’est pas celui qui aura mis le plus d’argent dans sa campagne qui est assuré de gagner“, nous assurent les deux producteurs, qui connaissent déjà bien les Oscars puisqu’ils faisaient partie de l’équipe des Misérables, nommé au meilleur film étranger en 2020, précisant ainsi :

“Le plus dur dans cette campagne, c’est que rien n’indique clairement qu’une campagne est en train de servir à rien”.

Il semblerait qu’au-delà de la qualité évidente et incontestable de Saint Omer, la campagne fonctionne. Le film fait partie de la dernière short-list avant les nominations officielles aux Oscars, le 24 janvier prochain. La cérémonie, elle, aura lieu le 12 mars 2023.

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Les coulisses du lobbying

Difficile de parler de la course aux Oscars sans mentionner Harvey Weinstein. Condamné pour viol dans l’état de New York et de Californie, il a longtemps régné en maître sur les Oscars. Aujourd’hui encore, plus d’une centaine de femmes l’ont accusé de violences sexuelles depuis l’explosion de l’affaire en 2017.

Weinstein tirait notamment son pouvoir, et son impunité, de sa capacité à mettre des prix entre les mains d’une actrice. Jennifer Lawrence avait d’ailleurs fait une blague dessus quand elle avait eu un Golden Globes pour Happiness Therapy (produit par la Weinstein Compagny) :

“Harvey, merci d’avoir tué ceux que tu devais tuer pour me faire arriver ici.”

Elle est loin d’être la seule, puisque Weinstein est l’homme le plus remercié lors de discours de remerciements — plus que Dieu, c’est dire. Harvey Weinstein, producteur mais surtout communiquant, a complètement changé la face de la course. Le documentaire L’intouchable Harvey Weinstein, le dit clairement :

“La priorité de Harvey, c’était les Oscars. Il avait compris la valeur financière qu’un prix pouvait rapporter à un film. Harvey fut la première personne à mobiliser une équipe entière de spécialistes des Oscars.”

Les techniques qu’il a mises en place sont toujours utilisées aujourd’hui.

Car voilà le nerf de la guerre. Un Oscar fait bondir le box-office d’un film, les entrées et donc les bénéfices. Recevoir le Lion d’or de la Mostra de Venise, l’Ours d’or de la Berlinale, ou le premier prix du festival de Sundance n’a que très peu d’impact sur les entrées. Une Palme d’or, à la limite, mais ce n’est pas comparable à un Oscar du meilleur film qui, lui, change tout.

Xavier Albert, directeur général d’Universal Picture France, nous explique :

“Même au plus fort de la crise d’identité des Oscars, il n’y a jamais eu une année où une statuette n’a pas impacté la fréquentation en salle d’un film. Les Oscars ont toujours eu un impact net sur le box-office”.

Suite à l’Oscar du meilleur film pour 1917 de Sam Mendes, les entrées du film ont augmenté de 69 %, d’après BoxOffice Mojo. Pareil pour Les Quatre Filles du docteur March de Greta Gerwig, qui en gagne 21 %. Xavier Albert toujours :

“Au-delà du box-office, ça ancre un film dans l’histoire. Pour toujours on reste le meilleur film de telle année”.

Un Oscar, c’est aussi et surtout ça : une reconnaissance éternelle inestimable pour laquelle beaucoup de studios sont prêts à payer le prix.