Sampha : “Mon premier album est la mémoire de mes émotions”

Sampha : “Mon premier album est la mémoire de mes émotions”

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Par Naomi Clément

Publié le

Après avoir produit et chanté aux côtés de Drake, Kanye West, Solange et Frank Ocean, le Londonien dévoile aujourd’hui son premier album : Process. Un disque sublime, cathartique, grâce auquel Sampha explore les sentiments enfouis au plus profond de lui-même. Rencontre avec l’un des artistes les plus talentueux et mystérieux de sa génération.

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Pour nombre de mortels (dont moi), le nom de Sampha évoque d’abord une voix. Une voix mélancolique, un brin surnaturelle, comme venue d’une galaxie dont l’existence nous échappe encore. Une voix douce et éthérée, qui a particulièrement marqué le premier, puis le second album du producteur britannique SBTRKT – à tel point que pour de nombreuses personnes (dont moi), Sampha était la voix de SBTRKT.

Pourtant, le chant était loin d’être son premier choix. À ses débuts, ce timide Londonien se destinait à la production, domaine qui le passionne depuis toujours. Dès l’âge de 3 ans, Sampha Sisay (de son vrai nom) commence à jouer du piano, quasi instinctivement. Il compose ses premiers beats à l’âge de 13 ans. Petit dernier d’une fratrie de cinq garçons, l’artiste grandit bercé par les goûts musicaux de ses grands frères, principalement tournés vers le hip-hop américain et la scène grime UK, alors en pleine effervescence.

Ce rêve, celui de produire pour les autres, est aujourd’hui une réalité. Six ans après ses débuts en tant que chanteur aux côtés de SBTRKT, Sampha est devenu l’un des producteurs les plus convoités de l’industrie musicale américaine. Discret, ce touche-à-tout de 29 ans a produit des titres pour Drake (“Too Much”), FKA Twigs (“Numbers”) ou Jessie Ware (“Valentine”), avant de participer à trois des albums les plus marquants de l’année 2016 : The Life of Pablo de Kanye West, A Seat at the Table de Solange, et Endless de Frank Ocean.

Fort de cette expérience en tant que chanteur-producteur, Sampha offre à présent son premier long format : Process. Un disque cathartique, entamé au moment du décès de sa mère, qui lui a permis de transformer ses pensées les plus sombres en une musique lumineuse. Une sorte de chaos émotionnel magnétique, presque mystique, nourri par la mort mais aussi par la naissance : celle de la nouvelle vie de Sampha.

“Très tôt, je m’étais mis en tête de produire pour des rappeurs”

Ta musique est nourrie par de nombreuses influences. Qu’est-ce que tu écoutais quand tu étais plus jeune, toi qui as grandi dans le Londres des années 2000 ?

J’écoutais énormément de choses différentes : Stevie Wonder, Tracy Chapman, Brian Eno, Minnie Riperton, Joyce, une chanteuse brésilienne… Adolescent, j’ai commencé à me tourner vers la grime, avec des artistes comme Wiley, Skepta, JME. Et puis il y a eu beaucoup de hip-hop, bien sûr. J’ai eu une grosse phase Neptunes, Outkast, Andre 3000, Kanye West… Ah, et j’ai écouté pas mal de choses “chillax” à un moment aussi, des groupes comme Zero 7. Bref, beaucoup de choses comme tu peux le constater.

Quand as-tu commencé à jouer du piano ?

Hmmm… Vers 3 ans, il me semble. Mon père avait récupéré le piano de nos voisins qui déménageaient, et j’ai commencé à en jouer de façon assez instinctive, juste pour essayer. J’ai pris des cours particuliers pendant quelques années, de 11 à 14 ans. Aussi bizarre que cela puisse paraître, c’était ma prof de gym qui me les donnait. Elle m’avait repéré pendant un cours de sport, en me disant : “Mais tu as le rythme dans la peau toi !” [Rires.] 

As-tu toujours voulu être musicien, où rêvais-tu d’autres choses quand tu étais enfant ?

J’ai eu plusieurs phases. Au collège, je voulais être architecte et footballeur, les deux à la fois [rires]Mais la musique a toujours été là. J’ai commencé à produire mes premiers beats vers l’âge de 13 ans, ils étaient inspirés par des grands producteurs de hip-hop américain comme Swizz Beatz et Pharrell, et par les producteurs de grime aussi. Très tôt, je m’étais mis en tête de produire pour des rappeurs. 

Un jour, je me suis décidé à faire écouter mon travail aux autres… mais ils n’ont pas vraiment été séduits [rires]. Je me souviendrai toujours de ce jour où on traînait avec le So Solid Crew, un groupe anglais qui faisait une musique entre le garage et la grime, et qui a influencé beaucoup d’artistes de grime actuels. On était dans la voiture avec eux, chacun commençait à mettre ses prods, j’ai mis la mienne et ils m’on sorti : “Mec, la street n’est pas prête pour toi, bosse encore !” [Rires.]

“Pendant longtemps, je n’ai chanté que pour moi”

Quand as-tu découvert que tu avais une voix incroyable ?

Je l’ai toujours su. J’ai fait partie d’une chorale pendant mes années de collège, et plus tard d’un groupe de jazz. Donc, j’ai toujours su que je savais chanter, mais je ne voulais pas devenir chanteur. Je trouvais que la production correspondait davantage à mon identité, ou en tout cas à ce que je voulais montrer de ma personne. Pendant longtemps, je n’ai chanté que pour moi.

Quand as-tu commencé à chanter pour les autres ?

Vers 2010, au moment où j’ai posté sur Myspace un morceau sur lequel je chantais. Il s’appelait “Subconscious”, et faisait partie de mon premier EP Sundanza. C’est ce titre qui a attiré l’oreille de SBTRKT, avec lequel j’ai rapidement commencé à travailler sur des titres comme “Hold On” ou “Never Never”. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à me faire connaître en tant que chanteur.

Mais tu n’as jamais arrêté la production pour autant…

Non, car j’ai toujours pensé qu’il était possible de faire les deux. Et aussi parce que je n’avais jamais pensé que ma voix pourrait autant séduire les gens ! Pendant quelques années, les gens ne connaissaient d’ailleurs que ma voix, pas mes productions. Et c’est pour ça que petit à petit, naturellement, j’ai commencé à chanter sur mes propres productions. Ça n’a jamais été quelque chose de conscient, je ne me suis jamais dit : “OK, à partir de maintenant, je vais chanter.” Je n’irai pas jusqu’à dire que j’ai été piégé… mais voilà, j’ai été amené à chanter par la force des choses.

Mais c’est quelque chose que tu appréciais tout de même ?

Oui, bien sûr ! C’est juste que ce n’était pas très naturel pour moi au départ. Je ne suis pas un songwriter, je ne vais pas me poser à mon bureau et commencer à écrire si tu veux. En général, je freestyle, de façon naturelle. Si je procède comme ça, c’est sûrement dû au fait que j’adore le hip-hop, la grime… je m’inspire de la façon dont les rappeurs et MC créent leur musique pour composer la mienne.

“Je suis beaucoup plus optimiste sur la suite de ma carrière, plus ambitieux aussi”

2016 fut une année très chargée pour toi, puisque tu as collaboré sur trois des albums les plus marquants de l’année : A Seat At the Table de Solange, The Life of Pablo de Kanye West et Endless de Frank Ocean. Comment te sens-tu, en ce début 2017 ?

Dans un mood assez étrange… Je ne sais pas si je vis dans une autre matrice temporelle ou si c’est juste moi, mais ma mémoire est très mauvaise, et donc, quand les choses se produisent, je trouve ça vraiment incroyable sur le moment, mais juste après, c’est comme si elles n’existaient déjà plus [rires]. Donc c’est difficile pour moi d’expliquer précisément la façon dont toutes ces collaborations m’ont affecté, ou changé. 

Mais je me sens assez différent tout de même. Tous ces gens avec lesquels j’ai travaillé, et que je regardais comme d’immenses artistes totalement inaccessibles, sont aujourd’hui des collaborateurs. Je n’ai pas arrêté de les admirer cependant, je suis toujours très fan, mais la perspective a changé. 2016 m’a appris à être plus à l’aise, à me sentir mieux dans ma peau. J’ai compris que je n’avais plus besoin de mythifier les gens. Je suis beaucoup plus optimiste sur la suite de ma carrière, plus ambitieux aussi.

Ces trois albums ont tous quelque chose en commun : ils ont dénoncé, chacun à leur façon, le racisme ambiant qui sévit aux États-Unis à l’égard des communautés noires. En tant que jeune homme noir britannique, comment perçois-tu ce combat ?

Oui, tu as raison. Disons que je me sens un tout petit peu distant, forcément, car je ne vis pas là-bas. J’ai grandi dans la banlieue de Londres, au milieu de Noirs mais aussi de Blancs ; j’ai été confronté au racisme bien sûr, mais clairement pas de la même façon que certains jeunes Noirs américains. Ma vie n’a jamais été en danger. Mais je me mets à leur place, et je compatis énormément bien sûr. D’autant plus que c’est tellement récurrent aux États-Unis…

Ces collaborations avec Kanye West, Solange ou Frank Ocean, des artistes afro-américains, m’ont fait réfléchir à des choses auxquelles je n’avais jamais vraiment pensé auparavant, à mon identité en tant que Noir notamment. J’ai l’impression que ça m’a aidé à mieux comprendre les insécurités que j’avais au fond de moi, celles que je n’avais pas été capable de voir… Ça a été comme un apprentissage identitaire.

T’es-tu déjà rendu dans le pays natal de tes parents, la Sierra Leone ?

Oui, cinq fois peut-être. C’est un pays magnifique, mais je n’y reste jamais assez longtemps pour vraiment l’explorer, le comprendre. En fait, j‘éprouve un rapport assez étrange à l’égard de la Sierra Leone. Ce pays m’interroge sur mon identité et ma responsabilité, car j’ai encore énormément de famille là-bas et il m’arrive de culpabiliser en me disant : “Oh, je devrais vraiment y aller plus souvent…”

Et puis ce pays m’a beaucoup affecté, tu vis un vrai choc culturel quand tu t’y rends. Les gens ont énormément d’énergie, ils sont beaux, mais la pauvreté est partout. Donc ouais, c’est un pays qui m’a beaucoup touché, et en même temps c’est difficile de ressentir beaucoup d’empathie pour des personnes qui se situent en dehors de mon environnement quotidien. C’est quelque chose sur lequel il faut que je travaille, car j’ai l’habitude de rester dans ma bulle, dans ma zone de confort, à faire ma musique et à fermer les yeux sur le reste.

“Se préparer à l’éventualité de mourir”

Justement, sur “What Shouldn’t Be”, la dernière piste de ton album, tu parles d’une certaine forme de culpabilité à l’égard de ta famille, du fait que tu te sentes coupable de vivre tes propres expériences et de réussir…

Oui, ça rejoint exactement ce que je viens de te dire, sur la façon dont je me comporte avec les personnes qui ne se trouvent pas dans mon environnement immédiat. Avec “What Shouldn’t Be”, je me suis posé énormément de questions : dois-je me sentir coupable de vivre ma vie ? Où se situe ma responsabilité vis-à-vis de ma famille ? De moi-même ? Beaucoup de gens passent par ce genre de questionnement.

Process est un album très introspectif, qui aborde également ton rapport à la mort. Sur “Plastic 100ºC”, tu évoques un épisode assez troublant que tu as traversé il y a quelques années, pendant une tournée avec SBTRKT : la découverte d’une grosseur dans ta gorge. C’était important pour toi d’évacuer ces moments d’insécurité ?

Oui, très. Je suis un peu superstitieux, du coup je me dis qu’en parlant de ces choses mauvaises, elles resteront loin de moi. Ma mère est décédée fin 2015, et depuis, je trouve qu’il est important de penser de temps à autres à ce genre d’épreuves, parce qu’elles font partie intégrante de la vie. Il faut se rappeler qu’elles sont bien réelles, pour se préparer à l’éventualité de mourir. Un peu comme les moines, qui se préparent pendant des heures à la mort – et qui pourraient même décider du moment de leur mort selon certains [rires] ! Il faut apprendre à se laisser aller. 

Cette épreuve n’a pas changé ma vision sur la mort, mais disons que ça m’a permis d’être plus à l’aise avec elle. Mais il faut que je me prépare davantage encore, je crois que c’est important de réfléchir sur le fait d’être tranquille, reposé, de laisser les choses aller grâce à la force de son esprit. 

Cet album semble vraiment t’avoir permis de faire ressortir des choses enfouies très profondément…

Oui. Ça a parfois été difficile mais, dans l’ensemble, c’était assez naturel. J’ai le sentiment qu’il y a encore plein de choses enfouies à aller chercher, mais je ne me sens pas non plus obligé d’y aller. Je n’ai pas à parler de tout. Mais parler de certaines choses douloureuses me fait du bien, un peu comme une catharsis.

En fait, je dirais que ce premier album me permet de documenter mes émotions (étant donné que, comme je te le disais, ma mémoire est trop mauvaise pour que je me souvienne de toutes celles que je ressens !). Parfois, tu oublies à quel point telle ou telle situation t’a fait souffrir, et tu répètes les mêmes erreurs. Donc c’est bien pour moi d’avoir accès à cet espèce de document que je peux consulter de temps à autres. Voilà : Process est la mémoire de mes émotions.

Process, le premier album de Sampha, est disponible depuis le 3 février sur iTunes et Spotify.