Il est grand temps d’en finir avec l’expression “rap de iencli”

Il est grand temps d’en finir avec l’expression “rap de iencli”

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Par Guillaume Narduzzi

Publié le

Derrière une appellation en apparence anodine se cache en réalité une problématique bien plus complexe, propre au rap français.

À chaque nouvelle année ses résolutions, souvent chiantes au possible et difficilement tenables. Mais cette fois, il faudra s’y forcer : ne plus dire “rap de iencli”. Depuis quelques années, cette expression issue de la scène rap français s’est démocratisée à vitesse grand V, sans que l’on ne se penche réellement sur son origine très floue, sa signification approximative et tout ce qu’elle induit. Petit décryptage d’une appellation qui a marqué la fin des années 2010, et qui doit disparaître avec celles-ci.

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Le “rap de iencli”, c’est quoi ? Eh bien, c’est déjà très compliqué à définir. Partons du principe de base qu’un iencli, c’est tout simplement un client en verlan. Bon, jusque-là, on ne vous apprend rien. Mais dans le cadre du rap français, on se doute que le iencli n’est pas un simple acheteur de grande surface venu se procurer quelques denrées alimentaires. L’expression est en fait utilisée pour qualifier les acheteurs de drogue, qui viennent se fournir dans les fours des cités françaises ou se font livrer la marchandise à domicile grâce à un numéro de téléphone, façon Deliveroo du pilon. Le “rap de iencli” serait donc du rap fait par des Blancs, ou écouté par des “ien-ien” qui veulent des dix balles (mais c’est vingt balles pour le minimum).

Si l’on en croit la façon dont est utilisée cette appellation, qui s’est notamment popularisée grâce au “Hervé” d’un certain duo de frères originaire des Tarterêts, on remarque que le “rap de iencli” est très similaire au fameux “rap de Blanc“. Les deux expressions se rejoignent sur bien des points et sont souvent assimilées, même si, bien évidemment, un iencli n’est pas forcément blanc et, à l’inverse, un Blanc n’est pas de facto un iencli. Cependant, les deux expressions sont tout aussi discriminatoires et condescendantes, les deux termes étant très souvent utilisés de façon péjorative. Un mec qui écoute du “rap de Blanc” n’y connaît rien au rap (et écoute uniquement des rappeurs blancs), tandis qu’un mec qui écoute du “rap de iencli” cumule les clichés et est une victime collatérale de l’industrie musicale (en plus de ne rien connaître au rap).

Un terme avant tout social

Mais d’où vient donc ce parallèle avec la vente de stupéfiants ? La réponse est avant tout sociale. Les minorités oppressées et abandonnées par l’État français dans les banlieues ont trouvé quelque chose de similaire à la drogue, un marché sur lequel elles peuvent dominer – à savoir le rap. Or, c’est le sentiment de la réappropriation de ce même rap, qui a vu le jour et a grandi difficilement (puisque étant régulièrement qualifié de marginal ou de musique de sauvage) dans nos banlieues, qui a pu déranger les acteurs déjà installés dans ce milieu, créant ainsi un sentiment d’amertume du fait de se faire piquer leur créneau et leur culture.

Exemple. Si un dealer chope un mec qui n’est pas du binks dans son coin en train de vendre la même chose que lui, a priori celui-ci va lui faire passer un sale quart d’heure parce qu’il est illégitime et marche sur ses plates-bandes. C’est à peu près ce qu’il s’est passé quand toute une génération de rappeurs, pour la plupart ne venant pas de banlieue, a proposé sa vision alternative du rap. Dans l’imaginaire commun, le rappeur iencli n’a pas besoin du rap pour assurer sa survie, et son activité musicale s’apparente presque à un luxe. Idem pour le public, avec les rapophiles historiques de la scène française qui ont vu de plus en plus de nouveaux d’auditeurs s’intéresser et s’initier – plus ou moins maladroitement – à cette culture.

Il fallait alors un moyen de différencier les “vrais rappeurs”, et leurs auditeurs sensibles à ces codes issus de la banlieue, de cette nouvelle vague d’artistes plus mainstream et de leur public se limitant trop souvent à la simple écoute de ces derniers. L’expression “rap de iencli” a su parfaitement combler cette attente, cristallisant au passage une fracture sociale propre à la société française. On peut d’ailleurs souligner à ce propos que ce débat de “rap de iencli” n’existe pas vraiment aux États-Unis, là où tout a commencé pour ce courant musical.

Mais c’est là qu’on peut soulever un autre point extrêmement important et dont la réponse est tout aussi inconnue : le “rap de iencli” se caractérise-t-il par un public de iencli ou par un rappeur identifié en tant que iencli ? Les deux, serait-on tenté de répondre, vu l’utilisation du terme. Ainsi, les Vald, Orelsan, Nekfeu et autre Lomepal sont tous considérés comme des rappeurs faisant du “rap de iencli”. Mais si l’on se penche sur le cas d’autres rappeurs, la problématique devient encore plus intéressante. Par exemple, qui sont les principaux auditeurs de PNL ou de Damso ? Une très grande majorité de ceux qu’on peut identifier en tant que iencli, aussi.

Street cred debility

Le “rap de iencli” inclut une certaine idée de non “street credibility”, et l’oppose, par conséquent logique, à un rap de “bicraveur” (ou dealer). Ainsi, les premiers cités ci-dessus font figure de iencli, ne possédant pas forcément une street cred très importante, tandis que les deux derniers exemples ont une réelle street cred de par leur ancienne activité dans la vente de chichon (PNL) ou un parcours de vie vraiment rude et difficile (Damso). Pourtant, ils possèdent globalement le même type de public. Sauf exception, 99,9 % du public d’un rappeur n’a pas d’activité en tant que dealer, et peut donc être rangé dans la catégorie iencli – si l’on suit le raisonnement logique.

On serait tenté de vous dire qu’il suffit de jeter un coup d’œil aux fans présents lors des concerts pour le constater, mais le contexte historique, culturel, social et économique français, couplé aux billets de plus en plus chers, font qu’une immense majorité du public lors des shows est toujours blanche, encore aujourd’hui, quel que soit l’artiste. Alors bon…

Mais quel est le souci de faire du rap sans avoir de street cred ? Ce genre musical s’est petit à petit émancipé de ses origines sociales au fil des décennies, et une partie du public a encore du mal à s’y faire – à l’image de ce qu’on appelle “le rap conscient”. Aujourd’hui, il est possible de faire du rap sans avoir une histoire douloureuse à mettre en avant (ou du moins sans la revendiquer), et cette impression a été renforcée par une partie de la nouvelle vague belge (L’Or du commun, Roméo Elvis, etc.). Une œuvre qui sera peut-être moins authentique diront certains, et pas forcément ancrée dans l’histoire de cette culture (même si le rap a toujours été avant tout une musique de club et de fête depuis sa création, mais là n’est pas le sujet), sans pour autant être moins sincère dans la démarche.

Au contraire, se dédouaner de ce fardeau d’entretenir une forme de street cred peut permettre une plus grande liberté dans le discours et la musicalité. Ce n’est pas un hasard si le rap n’a jamais été aussi éclectique, polyvalent et couplé avec d’autres genres aujourd’hui, poursuivant ainsi sa mutation naturelle et progressive. Le rap évolue, et par définition continue de vivre – une situation bien préférable à d’autres styles, qui se meurent lentement dans leurs certitudes (coucou le rock).

Le rap français, et francophone, aurait davantage besoin d’unité, plutôt que d’énième division. Cette initiative passera avant tout par la solidarité du public envers les nouveaux auditeurs de rap, plutôt que de tenter vainement de préserver cet art comme des érudits voués à disparaître. Le savoir doit se transmettre, et non se préserver d’une prétendue invasion mainstream (qui a, de toute façon, déjà eu lieu), pour que cette culture puisse perpétuer le plus sereinement possible. Ce serait, d’ailleurs, le meilleur moyen à mettre en œuvre pour que le rap français évite de se travestir et de se dénaturer.

L’évolution naturelle du rap

De ces évolutions découle un rap différent, nouveau, empli d’influences sonores diverses comme le rock, la pop ou même la techno. Tout comme son discours avec l’arrivée de textes parodiques (Lorenzo), absurdes (Vald), ou très sérieux dans ses thèmes mais abordant des angles nouveaux. En ce sens, les rappeurs dits iencli ont, l’air de rien, bousculé le game au cours des derniers mois. Ce rap, donc, va logiquement davantage parler à un public de non-initiés qu’à un puriste qui a écouté du LIM pendant quinze ans. Une démocratisation qui ne plaît pas à tout le monde, mais à la majorité. C’est aussi pour ça que des Nekfeu, Lomepal ou Vald atteignent d’excellents scores de ventes depuis quelques années.

Cela fait longtemps que le rap n’a plus grand-chose d’underground, mais tient davantage du divertissement, et les artistes s’en rendent bien compte. Pour Miguel de 47 Ter, groupe souvent décrit avec ce terme, “le rap dit de iencli se démocratise à mort, et l’expression devient de moins en moins péjorative”. Tandis que son acolyte, Blaise, reconnaît être “plus proche musicalement d’un Lomepal que d’un Booba. Ça ne sert à rien de vouloir gratter de la street cred”, confessait-il lors d’une interview dans nos locaux. Des propos qui tombent à pic pour ce débat.

On a posé la question à une légende du rap français, Rim’K. Pour lui, “ce terme est hyper-péjoratif. Je vais être franc avec vous, ça ne me dit pas grand-chose. Je comprends très bien ce que ça veut dire, hein, mais moi je ne fais pas de différence. Si je devais choisir deux catégories, ce serait plutôt le rap sincère et le rap de mytho. Si t’as pas grandi dans la street, et que tu rappes dans une démarche sincère sans t’inventer une vie, pour moi, t’es aussi crédible que les autres. À l’inverse, tu peux faire du rap ultra-street, mais si tu mens sur ton vécu, tu es un bouffon. J’ai eu la chance de travailler avec des mecs comme Nekfeu. Dans l’univers, on n’est pas forcément proches, mais dans la démarche artistique, il y avait une super entente”.

Mais qui sont les auditeurs qui écoutent du “rap de iencli”, alors ? Eh bien tout le monde, car le iencli, avant d’acheter de la beuh pour se consoler de sa triste vie, est avant tout un client de l’industrie musicale. Écouter du rap, d’une manière ou d’une autre, revient à consommer. Dans le rap français, et le monde de la musique en général, tous les auditeurs sont les iencli des artistes.

Par conséquent, le “rap de iencli” veut tout dire… et surtout rien dire. L’intitulé est devenu un grand amalgame où se côtoient aussi bien des rappeurs prétendument dealers et “thug” de grande notoriété que des rappeurs sans street cred – et qui bien souvent n’ont rien demandé à personne d’ailleurs –, ainsi qu’à peu près tous les types de public. La morale de cette petite histoire est bien simple : on est tous le iencli de quelqu’un.