Quand tout le monde dort : un docu important sur le renouveau des free parties

Quand tout le monde dort : un docu important sur le renouveau des free parties

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Le Pas-Sage Secret #7 & Tournage FreeParty

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Par Guillaume Narduzzi

Publié le

Avec son documentaire Quand tout le monde dort, Jérôme Clément-Wilz rend à la free party, scène trop souvent stigmatisée et caricaturée, ses lettres de noblesse. Entretien fleuve avec un amoureux de la “fête libre”.

Paris est une fête ; encore plus la nuit. Mais pour ceux que rebutent vigiles, cocktails à 10 euros et piste de danse avec tous les tubes commerciaux du moment, il existe des alternatives. La free party en est une, et elle prend de plus en plus de place. Car si la “fête libre” a connu son apogée dans les années 1990, elle vit actuellement une véritable recrudescence. Comme si le sentiment de liberté offert par ces soirées clandestines – et illégales – était un vrai besoin, face à une société de plus en plus restrictive.
Jérôme Clément-Wilz a décidé de consacrer son dernier documentaire à ce phénomène. Durant quatre mois, il a suivi le collectif parisien Le Pas-Sage pour réaliser Quand tout le monde dort (disponible ici), où il fait partager tous les moments forts d’un soundsystem : la prise de décision, les risques, les galères, mais surtout beaucoup d’émotions. Un film qui dresse le portrait d’une génération en quête de bonheur, qui n’aspire qu’à la liberté.
Konbini | Comment as-tu découvert l’univers de la free party ?
Jérôme Clément-Wilz | À la campagne. C’est une culture et un regard différents des fêtes parisiennes. J’y allais seul, je dansais pendant vingt heures, et je rentrais. Puis, j’ai rencontré des collectifs qui m’ont fait découvrir la scène free party parisienne, qui est assez différente de ses comparses en région, mais également de ses aînés.
Comment s’est passé le tournage ? Retranscrire à l’écran les émotions et l’ambiance d’une teuf, ce n’est pas forcément évident…
C’était un des vrais enjeux du documentaire : être capable de saisir la folie, les mystères de leurs vies qui se déroulent la nuit, dans des milieux bruyants. Ils ont une vie très intense. Il y avait donc beaucoup d’enjeux narratifs, techniques, mais aussi humains puisque ce sont des gens très généreux. J’ai dû vraiment réinventer ma manière de travailler pour ce film.
Pour toi, qu’est-ce qu’une free party ?
La free party, c’est hacker la ville. C’est même hacker la vie en général. C’est trouver des moyens de détourner, d’aller là où c’est interdit, faire ce qu’on n’a pas le droit de faire, et inventer les moyens pour le faire. Quand on est capable de hacker la fête, on peut hacker n’importe quoi dans sa vie. On peut même quitter son boulot, et inventer une nouvelle vie. La free party, c’est l’école de l’autonomie. Si le monde ne te convient pas, crée le tien ! C’est pour ça que le générateur est aussi important dans le film par exemple ; tu crées ton propre courant. Tu peux faire ce que tu veux, où tu veux, à partir du moment où tu as un générateur. Un générateur, une lampe frontale, de l’eau… et ça y est !
Il faut donc beaucoup de débrouillardise pour organiser des “fêtes libres”…
Évidemment. Il faut être agile [comme dirait Ugo, ndlr], futé. Mais n’importe qui peut le faire. Je peux le faire, demain tu peux le faire. Là on parle de fêtes, mais on peut parler d’autres choses, notamment les squats, la manière de travailler, de produire, de consommer… Ce que ce film raconte, c’est que ces jeunes décident de vivre une partie importante de leurs vies en dehors de la consommation.

Aller en teuf, c’est une forme de refus du système ?
C’est être en dehors, à côté, ou en parallèle. Notre génération se glisse dans les interstices, elle reste connectée avec “le système”, ponctionne ce qui l’intéresse, et crée ce qu’elle veut à côté. C’est un réel motif d’espoir pour la pérennité de ce mouvement. Ils ne sont pas dans l’opposition pure, mais sont capables de jongler. Profiter des failles pour inventer sa propre vie.
Quelles sont les valeurs revendiquées par les teufeurs ?
Solidarité, liberté, responsabilité… Ce groupe et ce milieu sont basés sur la prise de décision collective et la responsabilité multiple. Chacun est responsable de soi, mais aussi des autres. Il n’y a pas un vigile qui va s’occuper de la sécurité de tout le monde. Là, c’est un corps collectif qui respecte absolument les individualités de chacun [d’où l’insistance sur les surnoms dans le documentaire, ndlr]. Je trouve cela très beau dans ce groupe d’amis. Par nature, ce corps collectif est obligé de s’autogérer, d’être féministe, tolérant. L’autonomie démocratique n’est pas un frein – au contraire. Il faut trouver le dénominateur qui va convenir à tout le monde et respecter la question de la poésie et de la force du lieu, mais aussi la sécurité, l’acoustique. Cette prise de décision est vraiment collective, et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle fonctionne.
Les free parties sont-elles beaucoup plus accessibles qu’on ne peut le croire ?
Oui, et encore plus maintenant. Si on réfléchit en termes de codes musicaux et vestimentaires, la frontière entre les scènes légales et alternatives s’est beaucoup brouillée. Le “code fondateur” est moins présent dans les free parties parisiennes, car il y a un déversement de toute la scène nocturne – qui avant se déroulait dans des cadres légaux.
On voit de plus en plus de profils un peu “bobo” en teuf…
Cette scène-là s’est diversifiée, elle s’est ouverte à des personnes qui avant n’osaient pas forcément aller en free parties. Mais il faut quand même avoir une certaine dose d’ouverture, de courage, d’autonomie et de responsabilité pour y aller. Une personne qui ne respecte pas tout cela n’y retournera pas forcément. Du moins, elle ne sera plus la bienvenue. Si tu ne respectes pas cette construction collective précieuse et fragile qu’est un soundsystem, tu ne te sentiras pas bienvenu·e. Mais j’ai l’impression que c’est pour le mieux, dans le sens où des “parts” de plus en plus importantes de notre société ressentent un besoin fort d’autonomie. Paris est devenue une tenaille, un rouleau-compresseur, une prison. On parle beaucoup de l’essor des tiers-lieux, parce qu’on ressent ce besoin-là.
Il y a une véritable obsession pour le temps dans ton documentaire. En fait, une teuf c’est un peu une faille spatio-temporelle ?
Une des premières choses que m’a apporté la techno, c’est une autre approche du temps. Avec la techno, le temps devient cyclique, hypnotique presque. Quand on va à une fête le samedi soir, elle va raisonner encore plusieurs jours, et on reste comme bloqué dans ce temps-là, si particulier. Quand j’ai commencé ce film, il y avait une réflexion sur ce temps qui les affame. Le jour et la nuit se mélangent. Il y a une forme d’urgence dans leur manière de voir la vie, de se dire “il faut que je construise maintenant !” C’est une réflexion sur le temps quotidien, sur les jours et les nuits qui passent inexorablement.
Le temps de la jeunesse est une période de bascule. Ils créent une identité et des souvenirs qui dureront toute la vie. Avec eux, la nuit a un sens. La fête a un sens. Pour beaucoup, quand le soleil se lève, il ne reste plus rien. Si ce n’est un black-out et un mal de crâne. Eh bien pour eux, quand le soleil se lève, ils pensent à tout ce qu’ils ont construit, tout ce qu’ils ont vécu pendant cette nuit-là. Ils se lèvent aux côtés de leurs potes, et ça continue. C’est à la fois ce qui est magnifique et angoissant. La fête est suspendue, elle flotte. Si elle existe, c’est en soi et pour soi.

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Aller en teuf, c’est un besoin d’échapper à la réalité ?
La techno était à la base une musique de résistance politique et spirituelle. Mais cela m’arrive souvent d’être dans des clubs et d’avoir le sentiment qu’elle a été trahie. J’y sens beaucoup de frustration déversée. Cette musique est devenue un moyen d’abêtissement des foules. Je trouve jouissif qu’on lui redonne maintenant ses lettres de noblesse, qu’elle puisse être vue comme un vecteur d’indépendance, d’autonomie ou de mysticisme. Qu’elle puisse créer un lien social véritable, qui existe à côté du quotidien. Et non une simple consommation des relations humaines, de drogues, d’alcool, etc.
La techno a subi un peu le même sort que le rock et le rap à leurs débuts respectifs, non ?
Une grande partie du mouvement hip-hop et du mouvement rock a gardé sa force de résistance, mais il y a des franges de plus en plus importantes de ces genres musicaux ou culturels qui sont devenus des vecteurs de soumission au système. La techno existe maintenant depuis plusieurs décennies, donc elle a dû se diversifier. Dans sa partie la plus émergée, elle est devenue une soupe dans laquelle on noie le grand public le vendredi et le samedi soir.
Que penses-tu du public des free parties ?
La nuit, c’est le moment du mystère, de la libération de beaucoup de choses qu’on a enfouies en nous durant la semaine. Cela peut-être parfois un endroit de dureté, de mélancolie, car on se retrouve confronté à soi-même, à ses peurs et ses limites. Les scènes alternatives, de par leur tolérance, accueillent plus facilement des personnes qui ne se sentent pas forcément bien. Des franges de la société qui ne seraient pas forcément acceptées en clubs traditionnels. En cela, la free party a un vrai rôle social.
Les protagonistes du documentaire n’ont pas vraiment l’air dans cette situation…
Pour eux, la fête est liée au reste de leurs vies. L’organisation et la fête sont le ciment de leur amitié, de leur construction politique et sociale. J’ai été surpris par leur joie de vivre, leur appétit. C’est très satisfaisant de voir qu’ils sont capables de se construire, en même temps qu’ils construisent la fête.
Finalement, c’est rare de parler de la techno sans stupéfiants ou sans débordements…
Le traitement médiatique est non seulement faussé, mais totalement injuste. J’aimerais bien que Le Parisien fasse un article à chaque fois qu’il y a une overdose dans les clubs légaux. D’ailleurs les clubs légaux se démerdent toujours pour virer le mec et le laisse crever sur le trottoir. C’est absolument injuste de sauter sur le moindre incident en free party, alors que des incidents, il y en a 1 000 fois plus dans tous les gros festivals et dans les clubs légaux. Beaucoup plus que dans les free parties, car on déresponsabilise le public. Les gens arrivent, paient super chers, il y a des vigiles partout et donc ils n’en ont rien à foutre du voisin à côté qui se sent mal. On criminalise l’usage de la drogue donc les gens prennent n’importe quoi, dans n’importe quelle quantité. Le traitement réservé à toutes les scènes alternatives (et pas uniquement la free party) est déséquilibré par rapport aux autres scènes.
La police est omniprésente dans le film. Avec notamment une séquence – totalement surréaliste – où tu te fais contrôler.
Je m’étais techniquement et mentalement préparé à ce que je me fasse arrêter à un moment. Il faut se rendre compte que maintenant, même une fête en appartement, il y a la police qui frappe à la porte à 23 heures. Même un club insonorisé, à minuit, il y aura la police parce que les gens fument des cigarettes. Il fallait que je montre cela dans mon film. C’était drôle. Cette scène est tellement absurde qu’elle déjoue également le cliché sur la police.

Peut-on considérer que la free party est victime d’une forme de répression ?
Cela dépend où. À la campagne, j’entends beaucoup de choses sur une répression disproportionnée des free parties et des teknivals. On parle d’amendes importantes, de saisies de matériel, et je trouve cela assez désolant. C’est d’autant plus triste, vu que la scène légale est encore plus comprimée et restreinte qu’auparavant.
N’est-ce pas juste la techno qui est stigmatisée ?
Beaucoup de collectifs essaient d’organiser des fêtes légales. Mais on ne leur accorde jamais d’autorisation. On leur dit “on ne vous interdit pas”, mais jamais ils n’auront le papier officiel tamponné. Même pour ceux qui sont dans les clous et qui bossent correctement. Ce qui est intéressant avec la fête, c’est qu’il s’agit également d’un miroir de ce que vit le reste de notre société, qui assiste à une véritable uberisation des relations sociales, une mercantilisation de chaque aspect de notre vie, une recherche de plaisir égoïste, et une restriction des libertés à chaque instant (dans le monde du travail mais aussi dans l’espace public). La fête est le reflet de tout cela. Demander de libérer la fête, cela revient à demander de libérer nos vies.
Est-ce que le statut social entre en jeu dans ce rapport de force ?
Il y a une diversification sociale incroyable grâce à la techno. Au commencement, il s’agissait d’une musique de prolétaire, au sens premier du terme. Désormais, c’est une musique de classe moyenne. On sent que le son et la fête permettent de dissoudre les différences sociales. J’ai été agréablement surpris par la diversité totale au sein du collectif Pas-Sage. Qu’elle soit sociale, ethnique, de genre, etc. L’euphorie de la fête transcende toutes ses barrières.
Souvent, le débat s’axe autour de deux pôles : anti-techno ou pro-techno. Le documentaire paraît lui assez neutre, et c’est une vraie prouesse.
Je raconte une histoire de la manière qui me paraît être la plus belle et la plus juste. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’être pour ou contre. Même si ce film est une vraie lettre d’amour à la techno et à la free. L’idée est de réhabiliter une scène que j’ai aimée, et que je trouve souvent mal décrite. J’essaie de l’exposer dans ses complexités, dans ses faiblesses, mais aussi dans ses fulgurances de beauté. Comme une fresque impressionniste, ce n’est pas à charge ou à décharge, mais j’ai voulu montrer toutes les facettes et les richesses de ce que sont les teufeurs.