En Éthiopie, le peintre Fikru pose ses “émotions sur la toile”

En Éthiopie, le peintre Fikru pose ses “émotions sur la toile”

Image :

© Solan Kolli/AFPTV/AFP

photo de profil

Par Konbini avec AFP

Publié le

"Peindre, c’est une sorte de voyage, entre moi et les couleurs."

“Mon travail, c’est d’identifier mes sensations, ce que me dicte mon subconscient et de déposer mes émotions sur la toile”, explique dans son atelier d’Addis-Abeba Fikru Gebremariam, jaugeant l’exubérant tableau auquel il travaille. Fikru – seul nom dont il signe ses toiles – est revenu il y a dix ans en Éthiopie, pays où il est né et a été formé, après une reconnaissance acquise à l’étranger, dont dix années passées à Paris. La vaste villa de la capitale éthiopienne jouxtant son atelier témoigne de sa réussite. Mais “les gens confondent souvent succès et reconnaissance. […] Un artiste, s’il est heureux, pour moi, ça suffit, c’est ça, le succès”, assure le peintre de 50 ans.

À voir aussi sur Konbini

D’amples mouvements de brosse, il balaie la grande toile, superposant d’énergiques traînées ocre, puis noires, aux nombreuses autres couleurs. Au couteau, il strie une couche encore fraîche, puis allonge la toile au sol et l’asperge par endroits d’un mélange térébenthine et huile de lin, diluant la peinture qui s’étale. Fikru a voyagé, notamment “en France, aux États-Unis et ces va-et-vient lui ont permis de s’inspirer de tout qu’il y avait” là-bas, explique Mohamed Beldjoudi, directeur de l’Alliance éthio-française d’Addis-Abeba qui expose une trentaine de ses œuvres.

“Ça lui a donné cette expression […] assez unique”, ajoute-t-il : “On est à la fois sur de l’art contemporain, mais on y décèle quelques symboles […] utilisés dans la peinture éthiopienne.” Dans son atelier, Fikru garde un dessin réalisé à 11 ans quand ses parents l’ont inscrit à l’École des Beaux-Arts d’Addis-Abeba, au milieu de centaines d’œuvres adultes témoignant de trois décennies d’évolution artistique.

“Voyage entre moi et les couleurs”

Des visages féminins aux allures de masques africains peuplent les anciennes toiles où dominent les teintes empruntées à la terre. Ils ont été progressivement submergés au fil des ans, jusqu’à disparaître dans l’actuelle abstraction explosive de couleurs. Aux Beaux-Arts, “on vous enseigne comment dessiner des formes, à peindre des choses figuratives, […] on vous enseigne en permanence l’académisme”, explique Fikru. “Est-ce suffisant pour être un artiste ? C’est ce que tu veux, dessiner des formes ? Cela te définit-il en tant qu’artiste ? C’est le genre de questions qui me sont venues progressivement à l’esprit”, raconte-t-il à l’AFP.

Pendant “près de quinze ans, les influences scolaires sont restées. Puis, lentement j’ai été fatigué des formes. Donc j’ai commencé à détruire les formes”. Au fil du temps, Fikru “a déconstruit complètement ce qu’il avait appris, à la fois en modifiant ses techniques, mais surtout en imaginant qu’un tableau pouvait être une centaine de tableaux distincts”, décrit Mohamed Beldjoudi. Peindre, “c’est une sorte de voyage, entre moi et les couleurs”, dit Fikru. “En tant qu’artiste, je dois guider via la technique ce que j’ai à l’esprit”, c’est-à-dire “créer quelque chose à partir d’émotions, en utilisant ce savoir-faire conscient”.

Refus des étiquettes

Quand il commence une toile, il ne sait pas à quoi elle ressemblera. Une œuvre peut prendre “une heure ou un an”, être abandonnée puis reprise. “On ne peut savoir qu’une peinture est terminée que si on a dans la tête un sujet à l’avance”, explique-t-il. “Ce n’est pas moi qui sais quand c’est fini, c’est le tableau […], arrive un point où je ne peux plus rien ajouter, même si je prends de la couleur, je n’y arrive pas. Il y a une sorte de connexion avec le tableau qui me dit : ‘ça suffit’.” Fikru s’est toujours laissé guider par sa seule créativité, refusant les cadres.

Jeune artiste, il a lâché en cours de route un cursus universitaire d’art à Washington D.C. et une bourse, car, dit-il, “il m’importait de faire à ma façon, pas d’une façon scolaire”. Après des passages en Europe, notamment dix ans à Paris, suscitant l’intérêt de collectionneur·se·s étranger·ère·s, il est rentré en 2012 en Éthiopie. “Pour ma créativité, j’ai pensé : ‘Je dois être en Éthiopie’“, en raison “de ma connexion non seulement avec le pays, mais avec le climat, la culture, les gens”. Artiste et Éthiopien, il refuse d’être catalogué : “Oui, je suis né en Éthiopie, je suis un artiste. Mais j’ai voyagé […]. Donc l’appellation ‘artiste éthiopien’, ‘artiste africain’, ‘artiste européen’, c’est juste une étiquette.”