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Crimes sexuels, guerres, nucléaire et émotions, 6 choses à savoir sur Miriam Cahn

Crimes sexuels, guerres, nucléaire et émotions, 6 choses à savoir sur Miriam Cahn

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© Jocelyn Wolff ; © Miriam Cahn/Galeries Jocelyn Wolff & Meyer Riegger/Photo : François Doury

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le , modifié le

Miriam Cahn. Ce nom, vous l’avez sans doute pas mal vu tourner sur le Web à cause d’une polémique montée en neige par le Rassemblement national. On vous explique ici ses œuvres.

Ces dernières semaines, vous avez forcément entendu parler de Miriam Cahn… mais pour les mauvaises raisons. Son travail a été épinglé par le Rassemblement national ; une députée a instrumentalisé l’un de ses tableaux dénonçant les crimes de guerre. Elle reprochait à Fuck Abstraction! d’être une œuvre pédopornographique, de représenter un·e enfant, mains liées, faisant une fellation à un adulte, et demandait sa censure dans le cadre de l’exposition “Ma pensée sérielle” au Palais de Tokyo, à Paris.

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Par le biais d’associations, 12 000 personnes ont signé une pétition pour le retrait de l’œuvre. Défendue à travers la voix de la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak, Miriam Cahn avait expliqué sa démarche artistique et précisé qu’il ne s’agissait pas d’un·e enfant mais d’une personne adulte victime de crimes sexuels de guerre, amaigrie et soumise face à un bourreau surpuissant et grand.

Saisi, le tribunal administratif de Paris a rendu son verdict et n’a pas cédé à la pression médiatique et à la polémique gonflée par les réseaux sociaux : il donne raison au Palais de Tokyo, à l’artiste et soutient cette œuvre dénonciatrice. Une œuvre qui est, de plus, exposée pour un public majeur, averti et avisé, dans une salle spéciale.

Vues d’exposition, Miriam Cahn, “Ma pensée sérielle”, Palais de Tokyo (17/02/2023 – 14/05/2023). (© Aurélien Mole)

“L’œuvre traite de la façon dont la sexualité est utilisée comme arme de guerre et fait référence aux exactions commises dans la ville de Boutcha en Ukraine lors de l’invasion russe représentant crûment la violence subie par la population ukrainienne. […] Le Palais de Tokyo regrette l’instrumentalisation de cette œuvre d’art et le mépris du rôle fondamental que jouent les musées partout dans le monde pour défendre les libertés dans le respect des droits de l’Homme. Ce tableau a été sorti de son contexte, diffusé très largement sans l’autorisation de l’artiste ni du Palais de Tokyo, en l’interprétant de manière erronée et orientée, auprès de milliers d’internautes”, disait un communiqué de presse.

Cette affaire semblait classée… avant que les associations accusatrices déposent un recours devant le Conseil d’État. Ayant vu et apprécié l’exposition qui ne se limite pas à des images violentes, nous nous sommes dit qu’il serait bon de revenir sur la vie et l’œuvre de l’artiste suisse engagée, à travers six faits marquants.

Elle peint ses sujets pour qu’ils nous regardent

Dès l’entrée de l’exposition du Palais de Tokyo, des corps nus, peints en pied et en grandeur nature, accueillent le public. Ces visages sont peints pour nous regarder, à notre hauteur, et ces corps mis à nu s’offrent à nos yeux dans leur plus grande vulnérabilité, qu’ils soient dotés d’yeux ou non. Miriam Cahn aborde ici les réflexions existentielles propres à l’être humain, toujours menacé mais représenté tantôt fort, tantôt fragile.

Miriam Cahn, o.t., 2018 + 2.6.22, 2022. (© Galeries Jocelyn Wolff & Meyer Riegger/Photo : François Doury)

Dans ses muséographies, l’artiste suisse – qui s’intéresse “aux échanges entre l’image” et les spectateur·rice·s – se plaît à installer ses tableaux de manière que les yeux de ses protagonistes rencontrent ceux de son public, afin de les confronter, de sonder “notre impuissance à réagir aux turbulences du monde”, de “réveiller notre conscience” et de “renouer avec l’expérience urgente de l’altérité”, interprète le Palais de Tokyo. Dans ses œuvres, le “je” forme le “nous”, l’universel, le collectif, l’esprit de communauté.

Ses œuvres dénoncent les crimes sexuels…

Parfois sans visage et souvent nus, les personnages qu’elle peint se présentent dans leur apparat le plus vulnérable. Dans son travail, l’artiste septuagénaire s’attache à montrer non seulement de la nudité mais aussi des scènes choquantes de viols pour éveiller les consciences. Le tableau Fuck Abstraction!, épinglé par le RN, fait partie d’une série dénonçant les crimes de guerre, inspirée du massacre de Boutcha, en Ukraine, lors de l’invasion russe.

Vues d’exposition, Miriam Cahn, “Ma pensée sérielle”, Palais de Tokyo (17/02/2023 – 14/05/2023). (© Aurélien Mole)

Ce ne sont pas ses œuvres qui sont violentes, même si elles peuvent choquer, mais plutôt les faits qu’elles dépeignent, “la réalité de ce que vivent les soldats et les civils en temps de guerre”. Depuis quarante ans, Cahn “explore la souffrance humaine et rend compte des tragédies individuelles, notamment les violences faites aux femmes et les atteintes aux droits de l’Homme commises dans les zones de conflit en les exposant sans filtre”, explique le musée parisien, mais aussi “la violence des médias, la banalisation de l’obscénité et les stigmates de la guerre”.

“Pour Miriam Cahn, la sexualité, jusqu’à celle représentée dans la pornographie, ne relève pas seulement de la sphère de l’intime mais du collectif et du politique. Elle démultiplie la représentation assumée de l’acte sexuel : pénétration, jouissance, viol, accouchement. Le vagin est l’organe qui tout à la fois engendre l’humanité et figure aussi le terrain de bataille, où l’humanité se perd dans la bestialité et l’obscurantisme”, poursuit-il en rapprochant son travail autour de la pornographie de Genital Panic, œuvre dans laquelle l’artiste Valie Export expose son pubis et une mitraillette au beau milieu d’un cinéma porno.

… les guerres et le nucléaire

Née à Bâle, en 1949, dans une famille de réfugié·e·s juif·ve·s qui a fui durant les années 1930 en Suisse, lors des persécutions nazies, Miriam Cahn était encore étudiante à la Gewerbeschule lorsqu’elle s’est engagée dans le mouvement pacifiste et féministe antinucléaire. “La guerre fait partie de l’histoire de ma famille”, dit l’artiste. Son œuvre se construit très vite en opposition, en résistance à ce monde où le nucléaire menace l’Humanité.

Vues d’exposition, Miriam Cahn, “Ma pensée sérielle”, Palais de Tokyo (17/02/2023 – 14/05/2023). (© Aurélien Mole)

Sur trente ans de sa carrière, elle élèvera son art pour médiatiser les conflits contemporains : “de la guerre du Golfe à celle des Balkans dans les années 1990”, les “changements géopolitiques qui suivent les printemps arabes”, “les conflits qui, depuis le début des années 2000, ont poussé des centaines de milliers de personnes du Moyen-Orient et d’Afrique à migrer vers l’Europe”, les attentats, jusqu’à la guerre en Ukraine, aujourd’hui, et le “traitement sélectif des réfugié·e·s aux frontières”. Elle l’atteste : le “moteur” de son art” est sa “rage”. Pour ce faire, elle dessine “armes, tanks, navires de guerre” et “bombes atomiques”, à l’aquarelle, au fusain ou à la craie noire, à l’image de son installation Kriegsraum FRÜHLING (2022), loin du pathos et du sensationnalisme.

À ses débuts, elle “vandalisait” l’espace public

Miriam Cahn approche son art de manière profondément performative. À ses débuts, elle arpentait la ville à la nuit tombée et “vandalisait” l’espace public. Elle affichait ses dessins au fusain sur des ponts, dans la rue, sur des murs ou dans des souterrains. Pas loin du Palais de Tokyo, alors qu’elle était en résidence à la Cité internationale des arts, elle réalisait des graffitis sur le pont de l’Alma, situé à quelques pas du lieu dans lequel “Ma pensée sérielle” est exposée, quarante ans plus tard.

Miriam Cahn, liegen, 1. + 13.10.96, 1996. (© Galeries Jocelyn Wolff & Meyer Riegger/Photo : François Doury)

“Après la classe de graphisme, je me suis fait un plan quinquennal, c’est-à-dire je me suis donné cinq ans pour voir si l’art était vraiment ma voie. Mon père m’a donné de l’argent et je me suis juré d’arriver à vivre de mon art à la fin de cette période. J’ai regardé comment travaillaient les galeries, entre autres à la foire Art. J’ai donné un carnet de dessin à la galerie Stampa. Puis en 1976, j’y ai fait ma première exposition. Ce fut le début”, confie l’artiste dans l’ouvrage Seichnen/drawing/dessiner. En 1984, elle représente la Suisse à la biennale de Venise.

Elle n’accorde pas plus de deux heures de temps de travail à chaque œuvre

Qu’elles soient monumentales ou plus petites, ses œuvres ne lui aspirent pas plus de deux heures de son temps de travail, et elle n’y revient jamais après. Les dates au verso de ses tableaux peuvent en attester. Ce processus de création lui permet d’être prolifique et d’achever une œuvre en un court laps de temps. Ce qu’elle offre à nos yeux est le fruit d’un temps limité et fugace, et non pas d’un mois entier à y revenir maintes fois. Ces heures maximales reflètent “le temps réel que l’artiste peut passer dans un état de concentration maximale et d’immersion dans son travail”.

Son approche artistique est physique et émotionnelle

L’art de Miriam Cahn est profondément psychologique, émotionnel et corporel, aussi bien dans sa symbolique que dans son exécution. “Elle se sert de sa morphologie, de ses sensations, pour explorer les thèmes qui hantent son œuvre, [comme] le sexe, la violence et la mort”, décrit le Palais de Tokyo, “et capter des forces, faire ressentir les émotions”.

Vues d’exposition, Miriam Cahn, “Ma pensée sérielle”, Palais de Tokyo (17/02/2023 – 14/05/2023). (© Aurélien Mole)

Au sein de “Ma pensée sérielle”, des grands formats réalisés au fusain exhibent des formes noires abstraites, pulsatives et sismiques, “chorégraphies de ses émotions” et fruits d’un corps-à-corps puissant : le sien. Elle danse sur le papier, traîne sa silhouette sur le sol pour marquer la matière pour témoigner de son “abjection, [de sa] vulnérabilité, rage, colère, joie”, de sa tristesse, de ses peurs, de ses désirs, et de son rapport à la vieillesse, détaille le musée.

“L’exposition garde en creux la mémoire de ses gestes, lorsqu’elle se penche pour écrire dans ses multiples cahiers comme dans un journal intime.” Le flux de ses mouvements évoque également son cycle menstruel et son sang qui agissent sur ses paysages intérieurs tumultueux et violents. “Mon corps, ma pensée, mon sexe, ce que je suis au moment présent, la manière dont je vis font mon œuvre”, déclare l’artiste multidisciplinaire.

Miriam Cahn, baumtheorie im herbst, 18.9.21, 2021. (© Galeries Jocelyn Wolff & Meyer Riegger/Photo : François Doury)

Miriam Cahn, RAUM-ICH/ räumlich-ich : gelblichich, 2010. (© Galeries Jocelyn Wolff & Meyer Riegger/Photo : François Doury)

Portrait de Miriam Cahn. (© Jocelyn Wolff)

Vues d’exposition, Miriam Cahn “Ma pensée sérielle”, Palais de Tokyo, 17/02/2023 – 14/05/2023. (© Aurélien Mole)

Vues d’exposition, Miriam Cahn “Ma pensée sérielle”, Palais de Tokyo, 17/02/2023 – 14/05/2023. (© Aurélien Mole)

L’exposition “Ma pensée sérielle”, de Miriam Cahn, est à voir au Palais de Tokyo, à Paris, jusqu’au 14 mai 2023.