Dans son épisode “Joan Is Awful”, Black Mirror alerte sur les dérives de l’IA et met un bon tacle… à Netflix

Dans son épisode “Joan Is Awful”, Black Mirror alerte sur les dérives de l’IA et met un bon tacle… à Netflix

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Par Delphine Rivet

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Ironiquement, son cocréateur Charlie Brooker est aux premières loges puisque c’est Netflix qui a sauvé Black Mirror après la saison 2.

Peut-on mordre la main qui nous nourrit ? Non, ce n’est pas l’un des sujets du bac de philo, mais bien une question légitime qu’on pourrait se poser devant cette nouvelle saison de Black Mirror. La série, qui ne nous avait pas régalés avec de nouveaux contes d’anticipation depuis plus de quatre ans, vient de faire un retour en fanfare sur Netflix pour une saison 6. Et, à la problématique éthique lancée au début de cet article, son créateur Charlie Brooker a clairement répondu : “Fuck it!” En tout cas, c’est comme ça qu’on l’interprète.

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Attention, mieux vaut avoir vu le premier épisode de la saison 6, “Joan Is Awful”, avant de poursuivre la lecture de cet article.

La vie (pas) rêvée de Joan

Parce qu’à en juger par le premier épisode de cette saison 6, baptisé “Joan Is Awful”, Black Mirror, toujours alarmiste sur les nouvelles technologies et souvent prophétique, n’épargne pas Netflix. L’épisode illustre en fait l’adage “si c’est gratuit, c’est toi le produit”, à ceci près que cette fois, on paie aussi pour devenir le produit. La Joan du titre, magnifiquement campée par Annie Murphy (Schitt’s Creek), est une femme ordinaire avec un job corporate et un petit ami trop “vanilla” (comprendre “ennuyeux”).

Un jour, après une sale journée de boulot, elle rentre chez elle pour chiller devant une série. Elle lance sa plateforme de streaming et le “toudoum” retentit. Sauf qu’elle n’est pas sur Netflix mais un ersatz, nommé Streamberry, qui lui ressemble à s’y méprendre. Sur la page d’accueil, son regard est attiré par une nouveauté, dont la tête d’affiche n’est autre que Salma Hayek, qui arbore étrangement la même coupe de cheveux qu’elle, avec ses deux mèches blanches qui lui encadrent le visage. Le titre de cette nouvelle “fiction” : Joan Is Awful (en français : Joan est horrible).

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Piquée par la curiosité, elle lance le premier épisode. Et là, c’est un mélange d’incompréhension et d’effroi qui la saisit : à l’écran, c’est sa journée qui défile, avec dans son propre rôle l’actrice du film Frida. Comment est-ce possible ? On apprend un peu après qu’elle a en fait cédé tous les droits à son image et à sa vie en s’abonnant à la plateforme, ce qui était indiqué dans les fameuses petites lignes des conditions d’utilisation qu’on ne lit jamais.

Une technologie ultra-perfectionnée, faisant appel à une intelligence artificielle dernier cri, fait le reste. Netflix… Pardon, Streamberry, pompe littéralement son existence pour en faire du contenu. Dans la série, Salma Hayek est tout aussi victime de ce système puisqu’elle découvre qu’elle a elle aussi cédé les droits à son image et n’a aucune prise sur ce que Streamberry en fait.

Netflix, Streamberry : même combat ?

L’arrivée des plateformes aux dents longues a signé l’avènement de ces “contenus”. Les séries sont devenues des produits comme les autres, qu’on raye de la carte sans ménagement si les données de visionnage ne sont pas à la hauteur des attentes. Certaines disparaissent littéralement puisqu’une série qui disparaît d’une plateforme n’a, bien souvent, même pas droit à une seconde vie en DVD et n’a donc plus aucune existence, ni virtuelle ni physique. Le marché de l’attention est complètement saturé, les places sont chères, très chères.

Outre les qualités de cet épisode très divertissant et ultra-méta, Charlie Brooker tire ici à balles réelles sur la firme qui, pourtant, a sauvé sa série en 2015. Black Mirror, qui était à l’origine diffusée sur Channel 4 en Angleterre, avait été annulée, avant d’être repêchée pour une saison 3 chez le streamer. Le showrunner, qui s’est toujours montré assez pessimiste concernant notre rapport à l’image dans un monde où les technologies évoluent à vitesse grand V, pose ici un constat glaçant : qu’importent les histoires et celles et ceux qui les font, qu’importent celles et ceux qui les consomment, l’important, c’est de les gaver de contenus.

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Dans l’avenir, voilà ce qui nous pend au nez si on ne régule pas l’IA : le travail des scénaristes, déjà ultra-précarisés par l’arrivée des plateformes (d’où la grève qui fait rage actuellement à Hollywood), n’aura plus aucune valeur si ce genre de firme est prêt à balancer des histoires aussi ordinaires et sans saveur que le quotidien de cette pauvre Joan. Plus besoin de réalisateur·rice·s ni d’acteurs ou actrices puisque l’IA se chargera de reconstituer tout ça. Le showrunner de Black Mirror a d’ailleurs rejoint le mouvement en soutien aux grévistes, qui s’est tenu ces derniers jours à Londres, en compagnie de Jesse Armstrong (Succession) et de Russell T Davies (Doctor Who).

Cette peur d’être remplacé par des ordinateurs au mépris de la qualité des histoires racontées, Charlie Brooker l’a touchée du bout du doigt récemment en confiant à ChatGPT la mission d’écrire le script d’un épisode de Black Mirror. À première vue, le résultat semblait tout à fait correct. Mais à bien y regarder, il manquait d’âme, de saveur et, surtout, d’originalité, puisque le générateur de texte se contentait de piocher et d’amalgamer des scénarios de la série déjà existants. Mais les IA ont fait de tels progrès ces dix dernières années qu’il y a fort à parier que ces petites faiblesses seront bientôt rafistolées. Et lorsque ce cap sera franchi, il sera déjà trop tard pour lire les petites lignes des conditions générales d’utilisation avant de cliquer sur “J’accepte”.

La saison 6 de Black Mirror est disponible sur Netflix.