“Tout se transmet par le corps” : Anna Rose Holmer filme la jeunesse boostée au hip-hop dans The Fits

“Tout se transmet par le corps” : Anna Rose Holmer filme la jeunesse boostée au hip-hop dans The Fits

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( © ARP Selection )

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Par Lucille Bion

Publié le

À l’occasion de la sortie de The Fits, qui débarque en salles ce 11 janvier, on a rencontré la jeune réalisatrice, Anna Rose Holmer, généreuse et passionnée, pour nous parler de danse et de boxe. 

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Anna Rose Holmer, fait partie de ces jeunes réalisatrices émergentes qui ont encore du temps à accorder aux journalistes pour parler sincèrement de leur passion. Elle, ce qui la fait vibrer, c’est la danse et le cinéma. Avec The Fits, en salles ce mercredi 11 janvier, elle s’impose en prouvant qu’elle sait manier la caméra. Avec une lenteur contemplative, elle invite le spectateur à s’accrocher à l’histoire. Ou plutôt à celle de son héroïne, Toni (Royalty Hightower, une révélation), qui lui ressemble beaucoup.

The Fits suit effectivement les désirs d’une jeune fille de 11 ans, nommée Toni. Elle boxe dans la salle de son frère, dont elle est très proche. Mais cet univers exclusivement masculin ne la séduit pas autant que ce qu’elle voit dans la salle d’à côté : des filles de son âge répètent une chorégraphie de drill, une danse très énergique dans la veine du hip-hop. Irrésistiblement attirée par l’inconnu, Toni interroge peu à peu son corps d’une autre manière, et devient un prétexte à la réalisatrice pour mettre en lumière les traumatismes d’une jeunesse qui a choisi de dédier sa vie au sport.

La cinéaste décide de brouiller les pistes du genre, à la Billy Elliot, en confrontant deux disciplines symboliques : la boxe et la danse. Sa caméra occupe tout l’espace, suivant ainsi les mouvements de ses personnages, tantôt des danseurs, tantôt des boxeurs. Ce point de vue unique a retenu notre attention, et nous a mené à la rencontre de cette nouvelle cinéaste américaine, qui a reçu le prix de la critique au festival du film américain de Deauville lorsque The Fits y a été présenté.

Konbini | C’est votre premier film en tant que réalisatrice mais votre second sur la danse : quel est votre rapport avec cette discipline ?

Anna Rose Holmer | Ça fait maintenant sept ans que j’ai eu le privilège de travailler avec la compagnie de danse New York City Ballet, sur le film New York Export Opus Jazz. J’ai ensuite coréalisé quelques courts-métrages, produit Ballet 422, de Jody Lee Lipes mais maintenant c’est à mon tour de présenter la danse sur grand écran. 

Cette expérience m’a permis de comprendre les danseurs, la manière dont ils bougent et s’expriment. Même si je pense que mon film est sur la danse, ce n’est pas le seul sujet : ce qu’il se passe à la caméra, c’est en fait un outil pour s’intéresser au mouvement, à notre état. J’adore la danse. Cette discipline est entrée dans ma vie par accident mais elle constitue désormais une partie de moi.

Avez-vous envie d’explorer d’autres disciplines sportives à l’avenir ?

Oui, je veux en apprendre davantage. Quand j’assiste au travail d’autres artistes, je m’aperçois que j’ai encore beaucoup à apprendre et à découvrir. Je suis aussi très intéressée par les éléments athlétiques, le corps et les mouvements. Je pense que je vais continuer dans cette voie.

Utiliser des disciplines sportives était donc un moyen pour vous de vous focaliser sur le jeu de l’acteur ?

Oui, absolument. Je n’ai pas eu besoin des dialogues pour transcrire les expressions de mes personnages. Que ce soit les boxeurs ou les danseurs, ils possèdent le même langage pour exprimer leurs émotions. Pour moi, tout se transmet par le corps.

Pour vous, la boxe est-elle l’opposée de la danse ?

Non, ce sont deux disciplines identiques. Beaucoup d’éléments similaires font de vous un bon boxeur ou un bon danseur. Ces deux disciplines étaient pour moi un point de convergence pour évoquer le même sujet. Cependant la boxe est un sport individuel : tu es le seul responsable de ta victoire ou de ton échec alors que dans la danse, c’est avec ton équipe que tu gagnes ou que tu perds.

Comment se passe un tournage lorsqu’il n’y a que des enfants ?

Dans notre travail, on nous rappelle souvent que nous ne sommes pas censés faire des films sur les enfants ou les animaux. Mais j’ai voulu être originale et prendre ce risque. Ça a été très facile pour moi de collaborer avec ces incroyables danseurs. Il y a évidemment eu des contraintes, notamment au niveau des horaires puisqu’ils sont encore à l’école, mais nous les avons toujours traités comme des adultes. Il y a quand même des exceptions dans le casting : certains sont déjà lancés dans leur carrière sportive.

Royalty Hightower (Toni) est réellement bluffante pour son âge. Qu’avez-vous vu en elle exactement ?

Royalty Hightower est vraiment incroyable. On a eu une connexion immédiate. Ce qui m’a beaucoup plu chez elle, c’est sa manière d’écouter les autres et de s’écouter elle-même. Elle était très présente et très observatrice. Quand je l’ai vu, j’ai su que c’était la bonne. Toni veut devenir actrice et vient de décrocher un rôle important dans un film qui sortira cet été.

Comment étiez-vous à son âge ?

Il y a beaucoup de moi dans Toni. J’ai un grand frère qui est mon meilleur ami, on est très proches. J’étais un peu un garçon manqué, comme elle. J’ai grandi dans une ville rurale et le sport est devenu très important pour moi. Même si je n’étais pas aussi sportive que Toni l’est dans le film, j’ai beaucoup appris sur moi-même et le vivre ensemble, le fait de faire partie d’une équipe.

Quel est votre rapport avec le hip-hop ?

Nous avons un son dans le film qui est un track hip-hop. J’avais aussi envie d’intégrer plus de musique du monde mais c’est très cher. Mais pour moi, le hip-hop est un art magnifique : c’est personnel, actif. Et selon moi, les plus grands artistes sont ceux qui font de la musique et notamment du hip-hop.

Y a t-il un film qui vous a influencée, en particulier pour The Fits ?

Le premier film que j’ai vu est Streetwise, un documentaire américain de Martin Bell, à la frontière entre la fiction et la non-fiction. Ça m’a vraiment influencée. Mais j’ai aussi été très inspirée par la musique et la danse, et l’art de manière générale. Je ne me suis pas focalisée sur le cinéma.

Black Swan est un des films qui traite de la danse à travers la folie. Votre film est à mi-chemin entre le réel et l’irréel. Les “Fits” des filles ressemblent à une épidémie, une maladie. Pourquoi n’apportez-vous aucune réponse à l’enquête ?

C’était délicat car on voulait que les crises renvoient à la réalité et qu’elles véhiculent en même temps de nombreuses allégories. Il fallait donner beaucoup d’informations au public sans que le sujet du film ne se concentre exclusivement sur les “Fits”. Car c’est avant tout une histoire sur Toni. Il fallait vraiment trouver un équilibre entre le jeu des acteurs et la clarté de l’histoire, qu’il n’y ait pas trop de confusion. C’est plus une interrogation qu’une affirmation. C’est pour cela que j’ai opté pour cette fin ouverte.

Quelle conclusion pensez-vous que le spectateur apporte à cette fin explosive ?

J’espère que les spectateurs vont comprendre à la fin de ce film que ce à quoi ils ont assisté est en fait leur réalité subjective. Finalement, nous entrons dans la folie et la fantaisie. J’espère qu’ensuite, le public va réinterpréter tout ce qu’il a vu.

En interrogeant et en confrontant la féminité et la masculinité, essayez-vous de transmettre un message sur l’identité ?

Oui, c’est un thème qui me tient à cœur. Je pense qu’il y a une idée fausse de ce sytème binaire. Comme on le voit au début de mon film, il y a le vestiaire des filles et le vestiaire des garçons et puis Toni, qui travaille au milieu. Puis tout se chevauche. Je pense que chacun de nous possède une combinaison des deux forces, féminine et masculine.

Mais vous vous sentez plus féminine ou masculine, au fond de vous ?

Je ne sais pas, je me sens perdue au milieu des deux. Parfois je me sens très féminine, et d’autres fois, très masculine. Je ne sais pas ce que ça signifie. Je pense juste que l’idée d’avoir seulement deux options, c’est absurde et que notre identité ne peut pas se résumer à cela. C’est une alchimie entre deux éléments. Je suis donc tout et rien.

Est-ce que l’adolescence représente la construction de soi, l’âge où l’on dépasse ses limites et où l’on s’adonne à de nouvelles expériences ?

En dehors de la perte de contrôle, en dehors des choses virales qui se développent au-delà de nos limites, c’est un âge où l’on peut se dépasser et atteindre un haut niveau. Par exemple, avec la danse, il faut aussi des connaissances : tu apprends ta chorégraphie, à disposer ton corps aussi, d’une certaine manière. C’est aussi très effrayant, ce moment où tu commences à grandir. C’est entrer dans un nouvel espace.

Donc ça signifie aussi que c’est un film sur la liberté ?

Oui, à la fin mon personnage est enfin libre. Au fur et à mesure que le film avance, Toni devient heureuse. Elle est heureuse et joyeuse de lâcher prise.

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