Je suis allée au Château Marmont pour dire adieu aux souvenirs que je n’ai jamais eus avec mon père, 13 ans après Somewhere de Sofia Coppola

Je suis allée au Château Marmont pour dire adieu aux souvenirs que je n’ai jamais eus avec mon père, 13 ans après Somewhere de Sofia Coppola

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© Pathé

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Par Donnia Ghezlane-Lala

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Comme un pèlerinage, je voulais revoir en vrai la scène du film Somewhere, de Sofia Coppola, qui s’est imprimée il y a treize ans dans ma mémoire d’adolescente.

Somewhere fait partie de ces films, comme Aftersun, qui dépeignent les relations père-fille dans tous les non-dits qu’elles contiennent, qui se glissent dans les regards furtifs, dans les gestes pudiques, dans les conversations maladroites, dans tout ce que le langage n’arrivera jamais à exprimer, dans tout ce qu’elles ont d’insaisissable et de profond. Dans une photographie de Polaroid posée sur une table ou dans une partie molle de ping-pong au soleil.

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Nathalie Sarraute, dans un très beau passage de son autobiographie Enfance, parle de lien “invisible que rien n’a pu détruire” quand elle évoque sa relation distante mais aimante au père, et c’est cet “invisible” que ces deux films, réalisés par Sofia Coppola et Charlotte Wells, ont réussi à mettre en images, puisque les mots ne sont souvent pas suffisants. Si le second m’a dévastée (parce que le monde dégueule de papas complexes, qui n’ont pas appris à aimer, et que je n’échappe pas à cette règle), je ne peux m’empêcher de penser que sans la lenteur de Somewhere, la force d’Aftersun n’aurait jamais existé.

Aftersun, Charlotte Wells, 2023. (© Charades/MUBI)

Lors d’un séjour à Los Angeles, durant lequel j’ai pu passer devant la friperie de Venice Beach où Barbie a enfilé son costume de cow-girl rose et m’asseoir sur le banc où ont dansé Sebastian et Mia, mon unique but était d’aller au Château Marmont. Pourquoi le Château Marmont ? Parce que je voulais faire ce pèlerinage, me rendre sur les lieux d’une scène de cinéma qui m’a profondément marquée, à une époque où il fallait que je formule des adieux à mon adolescence.

À mon arrivée, j’entre via le parking à 20 dollars, qui débouche sur un corridor labyrinthique de plantes vertes, et qui mène, à ma grande surprise, directement à la scène que je recherchais depuis mes 19 ans. Je fais vite abstraction des trois client·e·s de l’hôtel en slip de bain, profitant de ce lieu qui leur est normalement réservé. Je ne me sentais pas particulièrement intruse, puisque j’avais une profonde connaissance de cet endroit, et qu’il m’appartenait à moi aussi, autant qu’à eux, puisque je l’avais déjà visité sur grand écran.

Trois transats, aux coussins bleu et blanc, sont alignés. Je me place immédiatement à l’endroit où Stephen Dorff, au visage marqué par ses addictions, et Elle Fanning, douce, bleue et diaphane, ont joué cette scène. À l’endroit même où Johnny et Cleo Marco ont plongé, sur la voix de Julian Casablancas, sirotant une tasse de thé sous l’eau. À l’endroit même où ils ont joué au ping-pong sous un soleil écrasant, où ils se sont prélassés, leurs mains côte à côte, sans se toucher, dans un long plan qui s’éloigne et les illumine.

Somewhere, Sofia Coppola, 2011. (© Pathé)

À l’endroit même où Sofia Coppola passait ses étés avec son papa, probablement. Derrière les jolies scènes de fêtes, de jeux et de détente insouciante, une ombre planait toujours dans Somewhere : celle de l’incompréhension mutuelle des deux héros, d’une distance toute naturelle, de leur incapacité, au-delà d’un divertissement anesthésiant, à exprimer leurs sentiments, celle du tournant de l’adolescence et de la rédemption paternelle.

Ces scènes se sont déroulées devant mes yeux il y a treize ans. Elles me ramenaient non pas à mes souvenirs, mais à tout ce que je n’avais jamais vécu avec mon père, aux non-événements, à son absence, sa distance, à tous ces moments que Johnny et Cleo (ou Calum et Ocean) ont, eux, vécus, à ces piscines dans lesquelles nous n’avons pas plongé, à ces tasses de thé que nous n’avons pas sirotées sous l’eau, à ces parties de ping-pong que nous n’avons jamais connues, à ces vacances à l’hôtel qui n’auront jamais lieu, à ces photos-souvenirs qui n’existent pas, de lui et moi, à ces voyages en voiture qu’on a à peine faits et à ces silences qui n’ont jamais pu se faire entendre.

© Donnia Ghezlane-Lala

Ce que j’ai ressenti au Château Marmont était très proche des pensées qui m’ont traversée lors de la crémation de mon oncle à mon retour des États-Unis, quand je fixais devant moi, durant la cérémonie, ce diaporama de photos qui défilaient sur une musique des Beatles, de tous les instants qu’il a partagés avec sa fille. À la crémation de mon père, il n’y aura que trois photos de lui et moi, dans la mémoire de la clef USB que la croque-mort branchera.

Il n’y aura donc pas de gestes émouvants à mon égard, pas d’après-soleil appliqué sur mon visage avec un coton, pas de chaussures délicatement déchaussées pour ne pas me réveiller, pas de qi gong face à la montagne, pas de bain d’argile en Turquie, pas de karaoké triste, pas de Noëls et d’anniversaires, pas de discussions sur les garçons, car aucune de ces attentions ne fait partie de son langage. J’ai 31 ans aujourd’hui, bientôt 32, l’heure est au bilan, le chemin qui m’attend semble fleuri loin de son regard. Et je me suis rendue au Château Marmont pour dire au revoir, une dernière fois peut-être, à mon adolescence, et une première fois, à mon père.