Je passe ma vie sur le subreddit r/AnalFissures (et je n’ai pas honte)

Je passe ma vie sur le subreddit r/AnalFissures (et je n’ai pas honte)

Image :

© BAC Films

photo de profil

Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le , modifié le

"Ça pourrait être un sketch de Blanche Gardin, mais non, c’est ma vie." Cet été, Konbini explore les plaisirs coupables de sa rédaction.

Cet été, la rédaction de Konbini révèle au grand jour ses guilty pleasures. Knacks froides, chaîne YouTube obscure ou drôle d’obsession pour des pages Wikipédia sans grand intérêt, préparez-vous à la grande exploration de nos plaisirs inavouables.

À voir aussi sur Konbini

Il est des douleurs indicibles. Il fallait que ma trentième année s’ouvre sur une brèche, un infini des possibles, une porte vers l’ailleurs : j’ai nommé… une fissure anale. Couplée à des hémorroïdes et à un sphincter aussi musclé que traumatisé, la douleur s’apparente à un pic à glace qui fourrerait et ramonerait votre fion comme s’il s’agissait d’une cheminée chargée – et par “chargée”, vous voyez ce que je veux dire, car une fissure anale n’arrive jamais seule. 30 ans et une fissure, une fissure qui en dit long sur mon paysage mental actuel, une fissure qui m’en a appris beaucoup sur la condition humaine et le nihilisme.

Cette douleur est au moins aussi intense que le plaisir que je ressens à me balader sur le subreddit r/AnalFissures, “The greatest of all fissures” de son petit slogan, pour lire des gens qui ont le même fion que moi, pour lire ces conseils si précieux sur “how I cured my long term anal fissure in less than a month… must read!!!” (comment j’ai soigné ma fissure anale long terme en moins d’un mois, must-read !!!), où l’on apprend qu’il est bon de pilonner son anus avec ses doigts quinze minutes par jour afin d’en “apprendre plus sur son sphincter”.

Une grande leçon de résilience

Un mot pour décrire cette communauté ? Résilience. Je sais qu’on l’utilise à toutes les sauces, mais croyez-moi, quand vous avez une fissure, les jours se ressemblent, votre vie est rythmée par les selles et les laxatifs, et c’est donc une véritable leçon de résilience, de patience, de contemplation et de stoïcisme. Se rendre sur r/AnalFissures, c’est accepter sa basse condition, qu’on ne peut pas grand-chose à la vie et à la mort, mais surtout qu’on n’est pas seul·e·s. Voilà un an qu’elle m’accompagne, cette brèche, cette crevasse, voilà un an que j’en parle à qui veut bien l’entendre, et voilà un an que je découvre qu’absolument tout le monde a autant d’anal issues que de daddy issues.

The Conversation, de Francis Ford Coppola. (© Carlotta Films)

Est-ce qu’il faut en avoir honte ? Certainement pas. La seule honte que je pourrais ressentir est le temps passé à lire ces appels à l’aide, ces requêtes, ces avis, ces conseils, ces litanies. Voyez, je lis r/AnalFissures comme un livre de chevet. Avant de dormir, je lis “Does your fistula cause fatigue and hunger?” ; quand je m’ennuie, je lis “Failure to relax puborectalis/sphincters during defecation (anismus resolved)” ; quand je prends les transports, je lis “Anal fissures and tampons” ; quand je souffre, direction “Anal Fissure? Lateral Internal Sphincterectomy?” ; quand mon médecin me parle d’opération, je fonce sur “Question about poop” ; quand j’ai un nouveau traitement, je lis “Don’t try Surgery before trying Nifedipine“. Ou encore, mon moment préféré de la journée : quand mon partenaire lit Dostoïevski à mes côtés, je prends “Feeling depressed“.

“Toutes mes condoléances pour ton anus”

J’ai compris ce qu’il m’arrivait et où j’étais quand j’ai lu le commentaire d’un·e internaute à un·e autre : “Tout d’abord, je te présente toutes mes condoléances pour ton anus.” Avoir une fissure, c’est dire au revoir aux fondements du vieux monde, faire le deuil de l’ordre préétabli, vivre selon une nouvelle morale, accueillir le chaos et le tourment. J’étais fière d’annoncer à mon gastro-entérologue que j’avais enfin trouvé “ma communauté” sur Reddit. Il est assez affable, car il contemple des anus bronzés toute la journée, donc il n’a pas souri, mais passons. Ce que je ne lui ai pas dit, c’est qu’on pouvait y trouver parfois des photos d’anus meurtris en attente de diagnostic amateur.

J’ai commencé cet article en disant qu’il était des douleurs indicibles, mais non, celle-ci est en réalité bien dicible. “Je joue à la poop roulette depuis vingt ans”, “Tu ne peux pas vivre comme ça”, “Je préférerais ne plus avoir de fesses”, “Une épreuve pour l’âme”, “C’est une condition solitaire”, “Je préfère mourir plutôt que de vivre ça”“Ma communauté” au Démogorgon béant, mes vies au fion lacéré m’aident à vivre avec cette condition.

Quel réconfort, quel soutien, quelle solidarité, quel apprentissage de la vie et d’un des savoirs les plus mystérieux ! Je ne sais pas ce que ça dit de moi, ce que ça dit de notre monde. Une fissure anale est sûrement le seul point commun que Kim Kardashian pourrait partager avec le pape. Elle a le pouvoir de fédérer le plus capitaliste et le plus communiste d’entre nous, les juif·ve·s et les musulman·e·s, Emmanuel Macron et Benoît Hamon. Parmi tous les enseignements que j’en garde, j’ai aussi fini par comprendre qu’on oublie la douleur, qu’elle passe, que rien n’est figé, que l’impermanence est l’ultime clé de compréhension de notre monde. Et comme dirait ce grand penseur qu’est Chuck Norris dans Expendables 2 : “Après cinq jours d’agonie épouvantable, le cobra est mort.”