Kinks, BDSM et fétichisme : il existe sur Internet un endroit qui aide à explorer sa sexualité autrement

Kinks, BDSM et fétichisme : il existe sur Internet un endroit qui aide à explorer sa sexualité autrement

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© Taras Chernus / Unsplash

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Par Matéo Vigné

Publié le

"Le fait d’avoir une sexualité alternative, d’avoir ce que la société ou la morale annonce comme déviant, réunit les gens beaucoup plus facilement."

Depuis qu’Internet a fait son apparition dans la vie de millions (voire de milliards) de personnes, son développement a souvent fait l’objet d’analyses comparées avec la trajectoire de l’industrie du porno, du business de l’érotique, de la fétichisation des corps. Selon un article de la BBC, le porno est en effet l’un des éléments centraux de l’utilisation d’Internet, permettant même à certain·e·s expert·e·s de se demander s’il n’était pas le moteur même du développement de ces espaces numériques.

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Dans les années 1970 déjà, la grande majorité des ventes de cassettes étaient liées à des productions pornographiques et cela s’est prolongé avec l’apparition de la TV et, de facto, d’Internet. Depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui, la Toile a permis de faire pulluler à grande échelle, et pour le plus grand nombre, tout un tas de contenus à caractère pornographique. Que ce soit en propulsant des méga-entreprises telles que MindGeek, aujourd’hui l’une des sociétés les plus consultées du Net, ou en devenant l’une des activités préférées des Français·e·s, le porno et, par extension, le fantasme des corps, occupent une place majeure sur le Net, non sans effets négatifs pour les consommateur·rice·s et producteur·rice·s.

Aujourd’hui, à l’heure de la déconstruction des mœurs et des tendances toxiques, plusieurs voix s’élèvent pour essayer d’inverser les rapports de force établis par le marché : toute puissance des studios face aux performeur·se·s, piratage des vidéos, harcèlement en tout genre et j’en passe, en bouleversant les modèles, en proposant des plateformes numériques nouvelles qui viennent combler un besoin existant et en essayant d’éliminer au maximum les risques qui entourent la pratique. Niveau tendances, on observe une consommation de plus en plus personnalisée, en circuit court, éthiques et respectueuses des personnes, en témoigne la montée en puissance d’outils tels qu’OnlyFans ou encore Mym, qui permettent de redonner le contrôle de leurs corps aux créateur·rice·s de contenu avant d’engraisser les propriétaires de sites à caractère pornographique.

Néanmoins, ces plateformes ne sont pas toujours exemptes de tout reproche, loin de là. La marchandisation du corps à tout prix, s’éloignant de plus en plus de la dimension amateure et personnelle de telles pratiques, crée des supermodels, globalisant la pratique et attirant tout un tas de dangers. Bien loin de l’idée de base du partage plus safe, plusieurs témoignages prennent à partie ces nouvelles pratiques et mettent en garde sur ces dérives, qui découlent surtout du côté capitaliste et patriarcal que ces plateformes peuvent promouvoir. La youtubeuse Crazy Sally détaille tout ça dans une vidéo qui dénonce la forte présence de mineur·e·s, la facile tentation de la prostitution pour de l’argent rapide et surtout la porte ouverte à tous les prédateurs sexuels du Net. Plusieurs témoignages, glaçants, confirment ces logiques. C’est notamment le cas de la streameuse Amouranth qui déclare vivre dans une “prison de luxe” : elle a été prise en otage par son mari qui la forçait à tenir son OnlyFans en ayant le contrôle sur ce qu’elle postait, sur son compte bancaire et sur sa vie.

Malgré tout, la Toile n’est pas uniquement remplie de ce type de pièges quand vient le temps d’aborder sa nudité et sa sexualité. Des réseaux sociaux nouveaux fleurissent chaque jour pour permettre aux différentes communautés de s’épanouir, de se réunir dans des safe spaces, en marge de toute logique marchande, pour la beauté du geste et l’appréciation des corps.

Nadjine* a presque 30 ans, elle est artiste et est inscrite sur FetLife depuis fin 2020. “J’ai commencé doucement, en postant une ou deux images par mois”, explique-t-elle. “Puis l’année dernière, après avoir passé quelques mois à jouer à chat avec le site, prendre le temps de le découvrir et de voir un peu ce que postaient les autres, je suis devenue plus régulière”. FetLife se présente comme le réseau social le plus populaire pour la communauté BDSM, fetish et kinky. Lancée en 2008 par John Baku, cette plateforme se présente comme l’équivalent de Facebook, mais pour l’expression de sexualités alternatives, que ce soit par le biais de photos, de vidéos ou de blogs personnels. Cependant, comme tout espace numérique communautaire, la plateforme n’échappe pas aux dangers communs que l’on peut retrouver dans tout réseau social. “J’ai dû prendre quelques décisions pour me protéger”, explique Nadjine. “C’est venu avec le temps et avec mon utilisation plus régulière.”

Désirs, fetish, nudes et réappropriation du corps : on a échangé longuement sur le sujet avec Nadjine, pour comprendre un peu mieux le phénomène et les raisons d’opter pour une telle communauté plutôt que des sites payants, ou encore les risques liés à son utilisation.

Konbini | Salut, Nadjine. Comment tu t’es retrouvée sur FetLife ?

Nadjine | Je venais de découvrir le shibari avec un ami, sans qu’il n’y ait rien de sexuel dans notre pratique : lui commençait et avait besoin de cobaye, moi, j’étais juste curieuse. J’ai découvert mon corps sous des angles que je n’avais encore jamais expérimentés. C’était à la fois surprenant et captivant… Il y avait l’expérience intérieure que je faisais d’avoir cet exosquelette, d’accepter de déléguer ma présence à autre chose que mes muscles ou mes os et de faire confiance, de laisser faire complètement les cordes et la gravité. Dans un second temps, il y a eu les photos qu’il prenait et qui me montraient des volumes qui n’existent pas en temps normal sur mon corps. Je crois que c’est vraiment ça, le point de départ de toute cette démarche. En voyant mon corps “déformé” par les cordes, j’ai compris que je ne pouvais pas tout contrôler… et j’ai adoré ça.

Et de fil en aiguille, tu as creusé la question sur Internet.

Je me suis renseignée et je suis tombée très rapidement sur des sites et profils Insta qui parlent de BDSMK [bondage discipline sadomasochisme, kinks, ndlr]. FetLife revenait souvent dans les posts et récits et vu que, encore une fois, je suis curieuse, j’ai voulu voir ce que c’était de mes yeux.

Comment décrirais-tu le site avec tes propres mots ?

Je dirais que c’est le “ça” des gens normaux de la rue. Le “ça”, en psychanalyse, c’est le réservoir des pulsions, celles qui sont en théorie refoulées pour vivre correctement les un·e·s avec les autres et faire société. FetLife, c’est un terrain de jeu parfait pour faire tout l’inverse. Je trouve cet endroit magnifique parce qu’on y voit absolument tous les corps, qu’ils soient gros, minces, toutes les formes entre, cis, trans, toutes les couleurs de peaux… Ça m’inspire beaucoup d’amour. Sans parler du fait que voir des hommes cis hétéro prendre des photos de leur corps en jouant l’érotisme de mille manières, ça change de ce dont on a l’habitude. Après, il ne faut pas non plus idéaliser la chose : FetLife est un réseau social et il a donc les défauts de tous les réseaux sociaux. Mais vu que c’est plutôt intimiste comme espace du Net, je trouve qu’il y a un peu le même côté convivial qu’on pouvait avoir à la fin des années 2000 sur Skyrock, tu vois ?

C’est une sorte de blog pour adultes, au final.

On peut poster des photos, des courts statuts ou carrément des articles plus approfondis, des billets d’humeur ou des cours sur la sexualité et la santé sexuelle. J’ai même lu un article sur des méthodes de protection des données et des informations juridiques et numériques pour protéger son identité en ligne. Il y a également une partie vidéos, mais c’est le FetLife payant. On a des “ami·e·s” ou des gens qu’on suit tout simplement.

Tu recherchais quoi, au moment de t’inscrire sur ce réseau ?

J’arrivais à un moment où j’avais envie d’explorer ma sexualité autrement. J’ai toujours beaucoup aimé le sexe, c’est un vrai moment de partage et d’amour pour moi et je m’implique toujours beaucoup avec mes amants, mais dernièrement, je me sentais mal baisée. C’est marrant parce qu’Ovidie était interviewée sur France Inter récemment pour la promotion de son dernier bouquin La chair est triste hélas et elle parle justement de ça. Ça a résonné très fort en moi.

Pendant ma deuxième année de prépa, j’avais 19 ans, j’ai fait des recherches un soir et je suis tombée sur un site de sugar daddies. À l’époque, j’avais un copain, mais je n’avais pas couché avec beaucoup de personnes et, surtout elles avaient toutes mon âge. Je me sentais frustrée, j’avais envie de “plus”, d’apprendre. J’avais aussi envie d’ivresse, d’anonymat, de jouer un personnage. J’ai arrêté moins d’un an après avoir commencé, assez facilement, parce que je n’y trouvais plus mon compte. Je crois qu’avec FetLife, j’ai voulu retrouver ce frisson-là, d’être un objet de fantasme un peu décalé de ma réalité, de mon quotidien. De jouer un rôle. J’ai gardé le même prénom pour le site que lorsque j’étais travailleuse du sexe. J’avais envie de m’amuser, mais sans qu’on m’emmerde, je crois.

Le fait que ce soit un réseau social, ça crée vraiment un sentiment de communauté ?

Le fait d’avoir une sexualité alternative, d’avoir ce que la société ou la morale annonce comme déviant, réunit les gens beaucoup plus facilement. Un peu comme si une barrière était tombée naturellement dès le début.

Tu disais que ça reste un réseau social avec ses inconvénients. Tu dirais qu’il y en a beaucoup, sur Fetlife ?

Les mêmes que pour toute activité de la vie, mais en exacerbé vu que le site est déjà une version exacerbée de la vie. Le BDSMK demande du self-control, une remise en question de soi et des dynamiques relationnelles constantes, quelle que soit la place ou le rôle qu’on se choisit. Ça implique aussi de faire attention à la case dans laquelle les autres peuvent nous placer, la manière dont on se présente, le regard qu’on porte sur l’autre, etc.

Tu as quelques conseils en tête pour les gens qui seraient tenté·e·s par le réseau ?

En premier lieu, être majeur·e, être de bonne composition et ne pas avoir peur de la violence, du trash, du gore : il faut avoir les nerfs bien accrochés. Le plus important à mon sens, si on veut utiliser FetLife, c’est d’y aller sans a priori et se rappeler que c’est le refuge et la safe place de plein de gens, le seul endroit parfois dans la vie où iels ont le droit d’être comme iels le souhaitent. Donc on respecte ça, on leur fait des bisous et on profite de toutes les belles images, discussions, rencontres et soirées que le réseau a à offrir.

Tu as eu à faire des choix quant à la façon d’utiliser Fetlife, justement pour te protéger de ses risques ?

J’ai fait le choix très rapidement d’y montrer mon visage. Déjà parce que je me trouve belle et que je pense que mon visage peut en lui-même être un turn-on. En assumant de montrer ma tête, ça désamorce la honte de mon côté. Au départ, je répondais à tous les messages privés. Et puis j’ai commencé à être suivie par de plus en plus de personnes, je recevais des dizaines de messages par jour, je n’arrivais plus à suivre. Ajoutez à ça qu’un message sur deux était une dick pic (car non, même sur un réseau social de cul, une dick pic non sollicitée, ça ne se fait pas) ou une demande random de rencontre/gb/prostitution/photo perso. Ça m’agaçait et j’ai fermé ma messagerie privée. L’avantage, c’est que ça crée un espace commentaire riche et de la censure perso des personnes qui voudraient se faire trop insistantes voire harcelantes.

En quoi est-ce que Fetlife est si différent d’OnlyFans ou de Mym au final ?

Le partage de contenu est gratuit. Je ne voulais pas recommencer à avoir des relations tarifées parce que ça demande une implication et un temps que je ne voulais ni ne pouvais donner. Comme pour chaque transaction, dans le travail du sexe, on attend de toi une prestation et je ne voulais pas de cette charge mentale. Je voulais que ce soient mes photos, ma temporalité et ne pas me sentir poussée à quoi que ce soit. Je ne regrette pas du tout d’avoir été prostituée, je suis même fière de moi d’avoir commencé comme je l’ai fait puis arrêté comme je l’ai fait. Cette fois, j’avais envie de faire les choses différemment. Je m’exhibe pour moi. Pour alimenter mon désir et ma confiance, trouver des idées, m’observer différemment. Mais aussi pour habituer mon regard à d’autres images que celles de la pornographie mainstream qui ne me conviennent ni ne m’excitent.

Et bizarrement je ne m’y sens pas complètement à ma place non plus. Par exemple, le site est globalement très trash et j’ai décidé de rester assez soft dans ce que j’expose. Parfois en voyant tout le reste je me demande si je ne devrais pas faire pareil pour être un peu plus comme les autres, pour ressembler un peu plus à ce qui se fait. Mais, vraiment, ça ne me ressemble pas. Peut-être que ce qui rend FetLife si précieux à mes yeux c’est qu’il n’y a pas d’enjeux.

Est-ce que tu dirais que la marchandisation/capitalisation de contenu X est une forme de réappropriation de son corps ou au contraire une aliénation ?

Le travail du sexe est un métier et, comme tout métier, il peut devenir aliénant. Je crois qu’on ne peut pas répondre à la question une bonne fois pour toutes. Peut-être que la facilité et la distance que permet le virtuel peuvent faire penser qu’on se détourne du travail du sexe… mais c’est faux. Le virtuel peut sembler être une illusion, mais il n’en est pas moins réel. Si tu vends des photos dans ta chambre ou que tu postes ta sextape avec ton copain, ta copine, et que tu la vends à un site, même si c’est ton environnement protégé, s’il y a transaction financière, c’est du travail du sexe.

Ce n’est pas à moi de dire si c’est bien ou mal, je n’en sais rien, je ne veux pas le savoir et ça ne me regarde pas. Il faut juste en avoir conscience. Pour ce qui est de la réappropriation du corps, je vais être un peu cynique. On vit dans une société capitaliste et patriarcale qui nous pousse à faire et avoir envie de toujours plus. Moi la première. Mais c’est tellement du cas par cas… Nos désirs sont tellement conditionnés par ce qu’on voit, ce qu’on vit, que j’ai bien peur que ce ne soit en réalité qu’une illusion. Tant que le travail du sexe n’est pas légal et encadré, ça reste une aliénation patriarcale puisque l’absence de règle reconnue, de droit du travail, de possibilité de syndicat et de politiques de santé, c’est toujours les travailleur·euse·s du sexe qui trinquent, que ce soit physiquement ou psychologiquement.

*Le pseudo a été changé afin de protéger l’identité de la personne en question.