Comment le levain (et le pain) est devenu le meilleur remède à l’ennui des confinés

Comment le levain (et le pain) est devenu le meilleur remède à l’ennui des confinés

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Par Robin Panfili

Publié le

Immersion dans le monde parallèle des passionnés de cette mystérieuse matière vivante fabriquée à partir d'eau et de farine.

L’un des grands bénéfices du confinement lié à l’épidémie de coronavirus aura été, sans nul doute, celui d’avoir redonné aux gens le plaisir de cuisiner et d’avoir remis au goût du jour des savoir-faire culinaires anciens, à commencer par le levain, cette mystérieuse texture vivante longtemps utilisée pour fabriquer du pain avant l’apparition des levures chimiques.

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Avec l’isolement, les restrictions de déplacements et le vaste temps libre offert par le confinement, nombreux ainsi sont les particuliers, en France, en Italie (“lievito madre” ou “pasta madre”) ou encore aux États-Unis (“sourdough”), à s’être mis en tête de créer leur propre levain – et pain à fermentation naturelle, donc – à la maison. Pour s’en rendre compte, observez ci-dessous l’évolution grandissante de l’intérêt pour le mot “levain” sur le moteur de recherche Google depuis quelques semaines. C’est simple : la courbe parle d’elle-même.

© L’évolution des recherches pour le mot “levain” sur Google Trends. (© Google Trends)

Eau, farine… et patience

Si l’engouement – pas si nouveau et vraiment très répandu – autour du levain naturel est particulièrement perceptible ces jours-ci, c’est probablement parce que le confinement permet (enfin) à ses adeptes de s’y consacrer à plein temps. Car si, à l’origine, le levain n’est qu’une affaire d’eau et de farine, il contient un autre ingrédient bien plus rare et ô combien plus précieux : la patience. 

Donner vie à du levain est avant tout le fruit d’une véritable aventure, d’un investissement personnel quotidien et d’une rigueur absolue. Car pour qu’il puisse naître, vive et prospérer, il est impératif de veiller sur lui tous les jours. Il faut l’écouter, le dorloter, le protéger, le nourrir et l’écouter. “C’est à ce moment précis que vos emmerdes commencent, que sans le savoir votre vie bascule et avec elle tout l’ordonnancement de votre foyer”, pouvait-on lire dans un billet de blog publié sur Slate.

“Très vite, le levain devient votre seule raison de vivre, le seul sujet de vos préoccupations, votre seule et unique obsession capable de vous réveiller au milieu de la nuit et de vous voir filer à la cuisine, là où il repose, là où il fermente, là où il est censé tripler de volume tout en laissant des bulles éclater à la surface.”

La communauté du levain 

Pour commencer mon immersion dans ce monde parallèle et, disons-le, quelque peu opaque du levain, je n’ai pas vraiment su par où commencer. Il existe des milliers d’articles – dont celui-ci –, des milliers de posts de blogs consacrés au sujet, tous plus renseignés les uns que les autres. Des amis, eux, m’avaient conseillé “d’infiltrer” des fils Reddit (r/sourdough, r/breadit), de suivre des gourous Instagram ou de me faire parrainer pour accéder à d’obscurs groupes Facebook. J’ai finalement décidé de débuter sur un terrain familier et bien plus rassurant, Instagram, où je pourrais ainsi questionner et explorer les contrées fanatiques de ces passionnés de fermentation naturelle.

De nombreuses personnes se sont manifestées après mon premier appel à témoignages : des débutants en la matière, des inconnus, des membres de ma propre famille, des experts, des curieux, ainsi que ceux qui me disaient connaître une amie d’une amie qui avait une amie qui connaissait une amie qui en fabriquait, elle aussi, dans son coin. En réalité, je me suis assez vite rendu compte que cet univers que l’on m’avait vendu comme mystérieux était en fait d’une grande bienveillance. Assez vite, et alors que je n’avais encore rien demandé, on me proposait généreusement un bout de levain pour lancer le mien. Un geste anodin qui m’intronisait pourtant, de facto, dans la grande famille du levain.

Mais comment en vient-on à se lancer corps et âme dans la création d’un levain chez soi ? À vrai dire, il existe autant de raisons et motivations qu’il est de gens déterminés à mettre la main à la patte la pâte. Toutes les parties interviewées pour cet article, qu’ils soient novices ou déjà relativement calés en matière de cuisine, m’ont avancé un motif différent pour expliquer leur plongeon dans l’univers du levain : curiosité, défi, challenge personnel, apprentissage de nouvelles compétences, contrainte professionnelle…

“En tant que youtubeur food, et plus globalement en tant que personne qui s’intéresse beaucoup à la cuisine, faire du pain – c’est-à-dire l’aliment de base de beaucoup de sociétés anciennes et contemporaines –, c’était un passage obligé pour moi, confie Jules de la chaîne Cuisine and Chill, qui a commencé il y a près de trois ans à fabriquer son propre pain et levain. C’est un permis de street cred’ food, en quelque sorte”.

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“Il paraît que le levain, c’est le truc qui permet de faire un pain qui déboîte vraiment niveau goût. Comme je suis arrivée à mes limites, je le vois comme l’amélioration ultime que je peux apporter à mon pain maison, explique Lucie, expatriée à Venise depuis plusieurs années et qui vient de se mettre à la fermentation naturelle. Aussi, vu que la levure est le produit qui disparaît le plus du supermarché en cette période de confinement, je me dis qu’atteindre l’autonomie en levain serait une bonne chose”.

“Il faut faire preuve d’humilité”

Pour Thomas, consultant gastronomique et chef de projet de la restauration du festival We Love Green entre mille autres projets culinaires, la confection et l’entretien à domicile de son propre levain revêt également de nombreuses vertus philosophiques émancipatrices. Car, au fond, faire du pain, ce n’est jamais faire que faire du pain. 

“Depuis quatre ans que je fais mon levain et mon pain, j’ai appris les effets du temps, de la température, de la matière première sur le vivant et goût, dit Thomas. J’ai commencé parce que j’aime faire les choses par moi-même et parce que j’avais besoin de trouver un ‘yoga’. Je suis un mec super impatient et, en ce sens, cela m’a appris la patience et l’humilité. Je suis tout de suite dans une autre temporalité quand je fais du pain.”

Pour ceux qui ont débuté plus récemment, comme Lucie, le confinement a clairement fonctionné comme un élément déclencheur. Elle, qui voyage beaucoup, n’avait jusque-là pas trouvé le temps suffisant pour le nourrir régulièrement. Mon premier levain, Firmino, est mort hier. Donc on a des débuts plutôt difficiles. J’y suis allée un peu trop au pif, en mode ‘on verra bien’. Si la sérendipité fonctionne bien en cuisine en général, sur certains dossiers, on se rend compte que c’est plus compliqué.”

Eileen, journaliste américaine installée à Paris, a elle aussi saisi l’opportunité du confinement pour se lancer dans l’aventure. “Le confinement m’a condamnée à rester enfermée chez moi, donc je n’avais aucune excuse pour ne pas m’y mettre, dit-elle. J’ai raté le don de levain de la boulangerie Ten Belles [juste avant l’annonce de la fermeture des bars et restaurants à Paris, NDLR] car j’habitais trop loin, mais ce n’est pas grave puisque je peux me dire que j’ai mis ce petit bébé au monde toute seule”.

Éloge de la patience

Mais si le levain permet d’obtenir un pain d’une qualité exceptionnelle chez soi, c’est loin d’être son seul atout. Loin de là même. Tout comme avec les semis de graines potagères dont je lance la production chaque année en février/mars, il y a quelque chose d’extrêmement gratifiant à pouvoir presque gérer la production de A à Z d’une denrée qui vient ensuite nous nourrir, nous confie Jill Cousin, journaliste gastronomique.

“Pour le potager comme pour le levain, il faut faire preuve de beaucoup d’humilité, cela demande du temps et de l’attention. Je vis entre Paris et Marseille et il m’est arrivé d’oublier l’un de mes pots de levain au réfrigérateur trois semaines sans le nourrir, le pauvre ne s’en est pas remis”. 

Pour Vincent Bessy, chef à L’Attache (Paris), cofondateur du spot à panzerotti Pancia et expert discret du levain et de la fermentation, le recours à cette matière vivante et capricieuse est également une chance précieuse pour les cuisiniers. “C’est le plaisir de la cuisine au long cours, de laisser le temps travailler pour toi. C’est suffisamment rare pour un cuisinier de ne pas être dans le rush et dans l’instantané. Il faut apprendre à être patient”.

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Jusqu’à l’obsession

Que l’on soit cuistot du dimanche, chef, passionné ou simple curieux, le rapport et la relation au levain ne fluctue finalement que très peu. Pour la plupart des personnes interrogées, l’univers du levain fonctionne ainsi comme une espèce de sable mouvant dans lequel on accepterait de se jeter de son plein gré. “Tu deviens geek sur plein de trucs : tes farines, ton levain, le taux d’hydratation, les méthodes de cuissons… Il y a une grosse partie mathématique, de pourcentages, de calcul de températures, de fermentation”, détaille Thomas.

“Je me suis créé des tableaux Excel pour faire les formules de mes pains, pour gérer les temps de fermentation en fonction de la température. Oui, je sais, c’est n’importe quoi, sourit-il. Je n’étais pas obligé de faire tout ça, mais je kiffe bien”.

Mêmes symptômes chez Vincent Bessy : “Si tu as un caractère un peu monomaniaque comme moi, alors oui, la boulangerie est un puit sans fond ! Tu peux aussi t’amuser à entretenir ton petit levain chez toi et en rester là mais si tu es curieux, il y a beaucoup à apprendre sur les différences organoleptiques entre la levure industrielle et les levures indigènes présentes dans un levain. Sans parler des différences levain dur/levain liquide, acide lactique/acide acétique, etc.”

“Cara Delevain” et “Shef”

L’investissement et l’attention qu’exige le levain poussent ainsi nombre d’adeptes à baptiser leur petite créature farineuse. “Cara Delevain” pour Thomas, “Shef” (comme le mème) pour Eileen ou feu “Firmino” pour Lucie, comme l’un des saints patrons des boulangers en Italie”. D’autres, après plusieurs épisodes de deuil ont décidé de s’abstenir. “Mon premier levain s’appelait Papageno, comme l’oiseleur de La Flûte enchantée. Mais il est mort avant d’être né, depuis je m’abstiens”, reconnaît Marie. 

À la dernière question de mes interviews, j’ai systématiquement demandé à mes interlocuteurs de me dire s’ils considéraient leur levain comme une espèce d’animal de compagnie, compte tenu de son état vivant et de l’investissement quotidien qu’il exige. En retour, j’ai obtenu des réponses très rigolotes, mais surtout très symptomatiques de l’effet que peut avoir le levain sur l’espèce humaine, qui plus est en temps de confinement et d’isolement. Afin d’en garder une trace pour toujours, voici un petit verbatim de ces discussions. 

– Est-ce que vous considérez votre levain comme une sorte d’animal de compagnie ? 
– Jill : “Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est comme un animal de compagnie (ça fait moins de bruit), mais mes pots de levain sont de petits habitants de mon appartement. Ils ont leur étagère dédiée dans le réfrigérateur et je leur apporte des soins (les nourrir et laver leur contenant une fois par semaine, etc.).”
– Lucie : “Si ça me permet de sortir plus souvent de mon appartement, pourquoi pas ?”
– Eileen : “Non, car je veux vraiment un chien.”
Vincent : Plutôt comme un Tamagotchi. Il ne te rendra pas beaucoup d’amour mais c’est toujours fun de faire vivre une colonie de micro-organismes. Surtout qu’un levain est virtuellement immortel : tant que tu le nourris, il vit. Certains boulangers ont des levains de leurs grands-parents, qui ont 50, 60 ans…”

Levain Gang

Jules, lui, a développé avec le temps une approche un peu plus rationnelle du levain. “Perso, je suis assez dépassionné sur la question, sourit-il. Ce qui est fascinant pour moi, c’est plus le pain parce que c’est un exercice qui fait jouer beaucoup d’ingrédients (farine, eau, sel, levures) et de paramètres (température, temps, hygrométrie). En fonction des dosages, des conditions atmosphériques, c’est jamais pareil, tu dois t’adapter si tu veux le même résultat ou alors c’est toi qui testes si tu veux t’aventurer dans d’autres types de pain. Il y a une part d’inconnu et d’unique qui te force à beaucoup d’humilité.”

Mais pour d’autres, la confrérie officieuse du levain fonctionne aussi comme un savant générateur d’interactions sociales. “Pour l’instant, je ne suis qu’un bébé dans le monde des nerds du levain, mais j’ai vraiment l’impression que c’est un signe de reconnaissance entre passionnés et que ça va devenir mon nouveau moyen d’engager la conversation avec des inconnus une fois qu’on sera sortis de ce confinement”, prédit Lucie.

Alors que je m’apprêtais à clôturer mon immersion dans les méandres de la fermentation naturelle et de la boulange à domicile, Thomas m’a ajouté dans un groupe privé sur Instagram : l’Underground Baker Resistance. Un groupe où une brochette de nerds du levain s’échangent quotidiennement leurs réalisations, leurs idées, leurs astuces et leurs retours d’expérience afin de sublimer l’art de fabriquer du pain à la maison. Ici, certains membres se connaissent bien, mais le groupe réunit surtout des inconnus dont le dénominateur commun est l’amour du pain bien fait, l’entraide et l’exercice contrôlé de la patience. Si le levain n’a besoin que de trois ingrédients pour prendre vie, il en est toutefois un quatrième dont on oublie souvent de parler, c’est la bienveillance.

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