Dans un pilote virtuose, les Watchmen de Lindelof affrontent l’Amérique raciste de Trump

Dans un pilote virtuose, les Watchmen de Lindelof affrontent l’Amérique raciste de Trump

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Par Adrien Delage

Publié le

La nouvelle adaptation des comics cultes signés Alan Moore et Dave Gibbons se démarque dès son premier épisode.

Après deux chefs-d’œuvre sériels, l’un populaire (Lost), l’autre d’estime (The Leftovers), Damon Lindelof a décidé de relever un défi encore plus corsé. À la suite du long-métrage de Zack Snyder sorti en 2009, le showrunner américain s’est lancé dans une adaptation des comics Watchmen, un projet qu’il avait pourtant refusé auparavant. Avec la collaboration de Dave Gibbons mais sans l’aval d’Alan Moore, Lindelof a finalement accepté le challenge non sans une condition bien particulière : livrer une adaptation personnelle et audacieuse.

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S’il y a un bien un scénariste à Hollywood qui a conscience des enjeux derrière une œuvre plébiscitée par le public et réputée inadaptable, c’est bien lui. Les shitstorms, il connaît et il en a subi pour Lost puis pour les réécritures de Prometheus, prequel de la saga Alien décrié par les fans à sa sortie. Avec Watchmen, il a donc décidé de refuser la transposition “case par case”, préférant une œuvre bâtarde, qu’on pourrait décrire au mieux comme une série dérivée.

Loin de cracher sur l’œuvre de base, Lindelof reprend les éléments essentiels des comics : l’uchronie, les super-héros masqués, les citations de Juvénal, la thématique du chaos… L’intrigue de la série démarre une trentaine d’années après l’exil martien du Dr Manhattan et la mort de Rorschach. Les États-Unis, désormais gouvernées par Robert Redford (qui joue son propre rôle), vivent dans un climat anxiogène où l’égalité raciale reste une utopie. Pour éviter d’être identifiés puis pourchassés par les criminels, les forces de l’ordre et les justiciers travaillent main dans la main et camouflent leur visage.

Parmi eux, on trouve Angela Abar (Regina King) et Looking Glass (Tim Blake Nelson), deux détectives aux méthodes opposées et radicales. Elle torture les accusés avec ses poings tandis qu’il pratique le lavage de cerveau pour obtenir des réponses. Il faut dire que leurs opposants ne sont pas des enfants de chœur : le 7e Kavalerie est un groupuscule de suprémacistes blancs qui s’est réapproprié le masque de Rorschach pour commettre des actes terroristes. Trente ans après la machination de l’homme le plus intelligent du monde, ils préparent une attaque d’une ampleur inquiétante et imprévisible, en répétant le modus operandi macabre d’un certain Ozymandias.

Le palindrome du chaos

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Qu’on aime ou pas son style, Damon Lindelof est un génie du storytelling et le pilote de Watchmen reflète son talent. Avec une facilité déconcertante, il parvient à convoquer dans cet épisode grand spectacle, culture du mystère et subtilités d’écriture pour le plus grand plaisir des sériephiles. On retrouve immanquablement sa patte inspirée de J. J. Abrams et le concept de mystery box, qui a fait le bonheur des curieux devant Lost et The Leftovers. Dans Watchmen, les énigmes de l’île et du ravissement laissent place à une averse de calmars (littéralement), une secte masquée aux intentions diaboliques et une héroïne dont le passé trouble ne sera révélé que bien plus tard.

Comme toutes ses séries, Watchmen est une œuvre exigeante de par sa narration, son univers et son contexte. D’abord, parce que la mythologie des comics est invoquée dans la série, qui multiplie les références au matériau d’origine. Clairement, il vaut mieux avoir lu la BD de Moore et Gibbons pour en saisir toutes les nuances et la complexité. Deuxio, parce que Lindelof s’efforce de la réinventer, en faisant appel à de nouveaux super-héros et en modernisant son contexte socio-politique, notamment en retranscrivant les tensions racistes qui règnent dans l’Amérique de Donald Trump.

Ainsi, le pilote s’ouvre sur l’émeute raciale de Tulsa, un événement tragique qui s’est véritablement déroulé en 1921. Dans cette grande ville de l’Oklahoma, des citoyens blancs s’en sont violemment pris à la communauté afro-américaine, entraînant la mort de 100 à 300 personnes. Avec cette séquence d’introduction poignante et spectaculaire, Lindelof et la réalisatrice Nicole Kassell (Westworld) nous annoncent la couleur de la série : tout comme Alan Moore, le showrunner fait appel à la figure du palindrome, nous dévoilant que les événements passés et le chaos s’apprêtent à revenir, comme un cycle éternel de destruction puis de renaissance.

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Et effectivement, cette figure de style est complètement validée à la fin de l’épisode, lorsque la mort d’un personnage fait directement écho à celle du Comédien dans les comics, au détail près (le badge et la goutte de sang). Par cette façon appliquée d’aborder cette adaptation, Lindelof déploie tout son talent de conteur d’histoires et de modernisateur : son Watchmen est une œuvre respectueuse de ses origines, qui a l’intelligence d’oublier la guerre du Vietnam pour se concentrer sur des thématiques actuelles (le racisme, le terrorisme, la xénophobie des États du sud…).

Bien entendu, il faudra que cette tendance se tienne sur toute la saison, par ailleurs imaginée comme une histoire autosuffisante si jamais le succès n’était pas au rendez-vous (symptôme d’un traumatisme “lostien” pour Lindelof). Toutefois, Watchmen est truffée d’autres qualités, à commencer par son audace visuelle et rythmique : le pilote propose des scènes d’action spectaculaires, souvent très violentes, qui mettent en avant l’ambition du projet produit par HBO et la profonde liberté accordée à ses créateurs, qui peuvent exploiter à fond le potentiel de l’œuvre.

Le tout ne pouvait pas tenir sans un casting d’exception, et là encore, Lindelof fait mouche. On pense d’abord à Regina King, actrice multirécompensée pour American Crime et Seven Seconds, qui fait de l’écran son terrain de jeu. L’actrice nous offre une prestation très physique et féline, si vous me permettez l’expression, de son personnage. Son costume, ses gestes, sa posture, sa façon de marcher lui apportent une prestance et un charisme à la hauteur des célèbres Minutemen. Regina King est tout simplement sublime et cathartique dans le rôle d’Angela Abar.

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L’actrice et les séquences musclées du pilote sont également mises en valeur à travers une BO surprenante et osée, composée par Trent Reznor et Atticus Ross, les membres fondateurs de Nine Inch Nails. Les deux artistes multiplient les percussions techno et les guitares saturées dans une effusion sonore jouissive, comme un hymne super-héroïque au diapason. Les fans apprécieront par ailleurs le travail d’orfèvre sur le sound design de la série, notamment le tic-tac emblématique de l’œuvre, annonciateur de la fin du monde, qui créé un sentiment d’urgence palpitant.

Le pilote de Watchmen est une claque à tous les niveaux, qui saisit l’essence des comics grâce à la narration sinueuse de Lindelof. Le scénariste devra tenir la distance sur la longueur, mais on ressent l’envie de s’embarquer avec lui dans cette mythologie riche et complexe, portée par un casting de haute volée et soutenue par une réalisation léchée, véritable promesse d’un voyage transcendant au cœur de la violence contemporaine. “We have to go back”, comme nous aurait confié ce bon vieux Jack.

En France, la saison 1 de Watchmen est diffusée tous les lundis en US+24 sur OCS City.