On enfile sa plus belle blouse blanche, on dégaine son bistouri le plus affûté : l’opération à cœur ouvert de la série médicale, c’est par là que ça se passe.
À voir aussi sur Konbini
Un coup de défibrilateur par-ci, une petite intraveineuse par-là : c’est indéniable, les séries médicales ont bercé notre enfance et nous ont permis d’acquérir tout un jargon spécifique. Après tout, sans des fictions cultissimes comme Urgences, on n’aurait probablement jamais appris l’existence d’un nombre incalculable de maladies orphelines. On n’aurait pas non plus pu assister à la scène improbable d’un mec ayant coincé son sexe percé dans le stérilet de son plan cul. Pour ça, il faut remercier Grey’s Anatomy. À l’heure où cette dernière s’apprête à souffler sa quatorzième bougie, une rétrospective est de rigueur.
Il faut rembobiner jusqu’aux années 1950 pour assister à l’apparition des séries médicales pionnières. Dr. Kildare, Medic ou encore The Doctors… ces noms ne vous disent rien ? Ne vous en faites pas, ces titres nous parlent encore moins qu’à vous. Outre-Atlantique, ce genre particulier s’est premièrement développé dans les soap-operas. Le plus marquant historiquement demeure General Hospital (l’équivalent des Feux de l’amour dans le domaine hospitalier), encore en production aujourd’hui avec plus de 13 000 épisodes au compteur. Autant dire que ses scénaristes ont dû faire le tour de toutes les maladies possibles existantes.
La série médicale a connu un second souffle au début des 90’s grâce à deux rivales, j’ai nommé Chicago Hope et la nettement plus connue Urgences. Lancées la même année, elles ont été immédiatement mises en concurrence via leur case horaire. Toutes deux s’efforçaient d’apporter un maximum de vraisemblance sur le plan des pratiques médicales. Un aspect que, dix ans plus tard, Grey’s Anatomy a laissé tomber au profit d’un ressort vieux comme le monde : le mélodrame.
Fusillade, accidents d’avion, de car et même de ferry : les vies des médecins et chirurgiens du Seattle Grace sont loin d’être de tout repos. La saison 14 du show incluera-t-elle un crash de trottinette électrique ? Who knows. Quoi qu’on en dise, Shonda Rhimes et son Grey’s Anatomy se servent surtout du milieu hospitalier comme prétexte pour malmener leurs personnages et collectionner les montagnes russes émotionnelles. Le réalisme médical est tout de même relégué au second plan pour privilégier les drames interpersonnels.
En parallèle, la regrettée Dr. House renouvelle le genre d’une toute autre manière. Là où ses homologues préféraient de larges castings et tout autant de storylines simultanées, Dr. House se focalisait sur un protagoniste en particulier. Névrosé et misanthrope, l’éponyme Gregory House va même jusqu’à renouveler la série médicale en incarnant un anti-héros, trope rare pour le genre. Plutôt que des moments tire-larmes à la Grey’s Anatomy, le show préférait remettre régulièrement en question le système hospitalier américain et les questionnements déontologiques qui s’y rattachent.
Soigner par le rire
Les couloirs froids et immaculés, l’odeur omniprésente de désinfectant, la mort à tous les carrefours… D’une manière presque réflexive, l’hôpital est considéré comme un lieu funeste, où les mauvaises nouvelles éclipsent celles plus reluisantes. En 1989, Doogie Howser, M.D. (Docteur Doogie par chez nous) espère chambouler ces a priori en insufflant une touche humoristique à l’univers médical. Pendant quatre saisons, un Neil Patrick Harris encore novice prête ses traits à un ado surdoué capable d’exercer dans un hosto de Los Angeles malgré son jeune âge.
Sans s’en rendre compte, le showrunner David E. Kelley (plus tard créateur de Chicago Hope) introduit à la sphère sérielle un genre hybride novateur. Exit les intrigues alambiquées et le charabia médical, place à la légèreté et à l’humour potache. Dans les années 2000, le secteur hospitalier se présente comme destination de choix pour une poignée de “workplace comedies” ( comprendre “comédies de bureau”), très en vogue avec le lancement de The Office et autres fac-similés.
Vient alors au monde l’irremplaçable Scrubs. Pendant neuf saisons (inégales, on vous l’accorde), le binôme Zach Braff/Donald Faison font de l’hosto un lieu propice aux blagues et au comique de situation. À travers ce type de sitcom alors atypique, l’hôpital passe d’endroit maudit à paradis du feel good. Érigée au statut de série culte plus les années s’enchaînent, Scrubs a indéniablement influencé un petit harem de comédies médicales, telles que la satirique et méconnue Childrens Hospital ou encore, à un certain degré, The Mindy Project.
Mais notre douce France n’est pas en reste. Une fois n’est pas coutume, l’Hexagone a devancé le succès retentissant de Scrubs avec une fiction bleu-blanc-rouge dont on peut être fier : H. Jamel Debbouze, Éric Judor et toute leur clique de comédiens délurés ont mis sur pied une série hospitalière originale qui a su réunir son lot de fidèles durant sa diffusion (à tel point qu’une suite serait en projet). Plus récemment, les Workingirls de Canal+ ont prouvé une nouvelle fois que la sitcom médicale a encore un pouls.
La (petite) révolution du câble
Aux antipodes de Scrubs et consorts, la série médicale a connu un tournant tout aussi décisif. On laisse la rigolade au vestiaire : avec l’arrivée progressive des chaînes câblées américaines dans le game des séries, le genre médical est sujet à un nouveau coup de bistouri. Pour ça, il faut se tourner vers les chirurgiens plastiques de Nip/Tuck. Estampillée Ryan Murphy, la série signe d’ailleurs sa toute première collaboration avec FX, bien avant American Horror Story. Et, par-dessus tout, elle a changé drastiquement la forme du “medical drama”.
Pendant six saisons, les médecins aussi spécialisés que névrosés Troy et McNamara cumulent les opérations délicates et, surtout, choquantes. À une période où le câble US commence à s’émanciper, Nip/Tuck fait sortir FX des sentiers battus en ne lésinant pas sur les plans à la limite du gore. Au rayon des scènes dérangeantes, on se souvient d’un passage de la saison 3 où une femme anesthésiée subit une chirurgie faciale. À un léger détail près : la patiente en question semble endormie mais s’avère pourtant parfaitement consciente. De quoi donner des sueurs froides.
Là où Nip/Tuck a opté pour une approche choc et des visuels explicites, d’autres brouillent les frontières des genres avec des “dark comedies”. La britannique Getting On (plus tard rebootée par HBO) et la plus marquante Nurse Jackie allient complexe hospitalier et humour noir. Avec un ton nettement plus irrévérencieux que les sitcoms évoquées plus haut, toutes deux viennent nuancer le genre. Quoi qu’il en soit, le mot d’ordre reste le même : le dark, ça cartonne, et pas que pour les fictions médicales.
Dans cette même optique de métissage des genres, plusieurs œuvres sérielles prennent goût à associer domaine hospitalier et drame historique. Ainsi, Call the Midwife nous entraîne dans la vie tumultueuse de sages-femmes dans les 60’s. Quant à l’américaine The Knick, elle remonte encore plus la ligne temporelle en examinant les pratiques peu conventionnelles d’un hôpital new-yorkais des années 1900. Ce genre hybride semble cela dit s’essouffler, comme le témoigne sa récente annulation et celle de Mercy Street. Bien tenté !
Un retour aux sources
Retournons en 2005, année où le Seattle Grace a ouvert pour la première fois ses portes. Dès son pilote, Grey’s Anatomy a fait une entrée fracassante dans l’environnement télévisuel, écrasant toute concurrence lors de ses débuts à coups d’audiences monstres. Depuis, elles sont sur le déclin mais peuvent se targuer d’un taux de rétention impressionnant quand on sait que le Shonda show perdure depuis treize ans désormais. Arriva alors l’inévitable : lorsqu’une série cartonne, la copie n’est jamais trop loin.
Courant 2010, toute une cohue de sous-Grey’s Anatomy naît et vient peupler les moindres recoins du petit écran. Ces pastiches peu inspirés s’appellent Mercy, Trauma ou encore Miami Medical. David E. Kelley a tenté de remettre la blouse blanche au goût du jour avec Monday Mornings, enterrée presque aussi vite qu’elle est venue au monde. La queen Shonda Rhimes a elle-même voulu surfer sur son propre succès en produisant Off the Map, une sorte de Grey’s Anatomy dans la jungle sud-américaine, mais s’est copieusement plantée.
Cette chute en créativité a asséné un sacré coup au genre médical classique, à tel point que ce dernier n’a pas connu de nouveaux bébés pendant au moins… un an ? Et oui, malgré les chutes de tension occasionnelles, le “medical drama” ne jette jamais l’éponge et se relève toujours plus (ou moins) fort. Ces dernières années, les petites sœurs de Grey’s se multiplient. Le network NBC mise autant sur The Night Shift que sur Chicago Med, l’avant-dernier maillon de la franchise de Dick Wolf (Chicago Fire et toute la smala aux noms aussi originaux que leurs intrigues).
Du côté de CBS, Code Black vient combler le vide de la grille des programmes en matière de séries médicales et s’impose comme un entre-deux entre Urgences et Grey’s Anatomy, mélangeant à juste dose dureté du domaine hospitalier et relations interpersonnelles exacerbées. Pendant ce temps, dans notre Hexagone, l’infirmière Nina tente de se faire une place sur France 2, sans pour autant briller ni par son originalité, ni par ses prestations pas toujours convaincantes.
Entre fiabilité et intemporalité
En découle alors la question fatidique : les séries médicales peuvent-elles être apparentées à un bon vieux documentaire ? La réponse, on s’en doute, est non. Bon nombre se vantent d’adapter des faits réels dans leurs épisodes, comme ce fut le cas de Nip/Tuck. En revanche, la série demeurant à son essence un divertissement, le mélodrame vient très vite éclipser l’exactitude des procédures médicales. L’exemple le plus flagrant reste probablement la réanimation inouïe d’un patient après dix secondes de massage cardiaque. Seriously, dude ?
Cependant, la quasi-intégralité de ces “medical dramas” s’efforce d’être plausible au maximum. Pour cela, ces séries font appel à des consultants spécialisés pour peaufiner leurs scripts de façon à ce qu’ils soient les plus cohérents possible avec les pratiques en vigueur. Dans cette optique, Bill Lawrence, le créateur de Scrubs, demandait à ses scénaristes d’aller interviewer cinq docteurs pour chaque saison afin d’en tirer des idées de storylines réalistes. Quant à Grey’s Anatomy, si une majorité de ses cas paraissent concevables, c’est grâce au neurochirurgien Allan Hamilton.
Qu’importe si la série médicale est une représentation exacte ou non du domaine qu’elle dépeint, elle a encore de beaux jours devant elle. Quand elle est victime d’un coup de mou, quelques points de sutures suffisent à la remettre d’aplomb. Car au fond, ce qui fait son succès intemporel, c’est son aptitude à se réinventer continuellement. À quand un Grey’s Anatomy dans l’espace ?