The Red Road, le projet photo qui rend hommage aux Premières Nations d’aujourd’hui.
À voir aussi sur Konbini
Dans de nombreuses tradition des Premières Nations, la red road (“route rouge”) symbolise le bon chemin dans la vie. Cela vous donne le ton et l’intention de ce projet global dédié à la culture des Native Americans coconduit par la photographe italienne Carlotta Cardana. Carlotta est portraitiste et travaille régulièrement avec L’Obs, Marie Claire UK et le New York Times. Ses photos sont exposées à la galerie Intervalle (Paris 20e) jusqu’au 13 mai 2017. Et on vous conseille fortement d’y aller.
Cheese : Comment t’es-tu intéressée aux Native Americans ? Comment tout cela a-t-il commencé ?
Carlotta Cardana : Quand j’avais 16 ans, je suis allée au lycée aux États-Unis, au Nebraska, et là-bas, j’ai rencontré Danielle SeeWalker, la rédactrice du projet. Elle vient d’une tribu sioux de la réserve de Standing Rock. On est amies depuis cette époque. En 2013, elle est venue me rendre visite à Londres et on parlait des problèmes des Premières Nations, de l’absence de représentation positive dans les médias… Donc on a juste décidé qu’on allait le faire. Ça m’intéressait à cause de ce que j’apprenais à travers elle et en écoutant les légendes de sa famille. C’était intéressant pour elle aussi parce qu’elle n’en savait pas tant sur les autres tribus. C’était une opportunité pour nous deux d’apprendre plus de cette culture.
Combien de voyages avez-vous fait jusqu’ici ?
Nous avons fait cinq voyages et il y en aura encore au moins trois. Lors du premier, nous sommes allées en visite dans sa famille. C’était deux mois après sa visite à Londres et nous y sommes retourné deux mois plus tard parce qu’il y avait des cérémonies. J’ai commencé à photographier sa famille, elle a commencé à les interroger et tout est parti de là.
Quelles régions avez-vous visité ?
Nous avons fait le Midwest, le Southwest. En novembre et décembre cette année, nous avons fait la Californie et un peu du Nevada. Le prochain, ce sera probablement la Louisiane. C’est intéressant d’ailleurs, là-bas, les Américains natifs parlent un mélange de leur langue et de français. Nous voulons aussi aller sur la côte Est.
Comment as-tu abordé ces personnes ? Étaient-elles toutes d’accord pour être photographiées ?
Non, au début c’était très difficile parce qu’elles ont beaucoup de méfiance envers les médias et les étrangers, justement parce qu’elles ont toujours été mal représentées. Le premier voyage, c’était assez facile parce que nous photographiions juste la famille. Le deuxième voyage, nous étions commissionnées par Marie-Claire UK pour faire une série de portraits de femmes, et c’était bien plus difficile parce que personne ne savait ce que nous faisions. Je me souviens, certaines personnes pensaient que c’était une arnaque ou que ce n’était pas vrai…
Après, ça a mieux marché quand Danielle a pris en charge toutes les démarches, étant donné qu’elle est des Premières Nations. Maintenant, le projet a son site Internet, il y a eu des articles, des émissions à la télé donc certains nous connaissent. S’ils ne nous connaissent pas, ils vont regarder le site. Comme c’est une petite communauté et que nous avons rencontré beaucoup de monde, il y a toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un… Donc maintenant, c’est beaucoup plus facile, nous écrivons aux chefs et ils nous répondent.
Tu as rencontré et photographié des Premières Nations de différentes tribus. Pourquoi ne pas spécifier l’origine de chacun ? Est-ce qu’ils se sentent unis ?
D’une certaine façon oui, c’est un même groupe et ils savent qu’ils doivent être unis. Mais en même temps, il y a des rivalités entre les tribus. Certaines tribus sont ennemies depuis la nuit des temps et même si elles sont dans la même réserve, elles sont adversaires. Bien sûr que tout le monde est sympa et s’aide, mais ce n’est pas une généralité. Les tribus sont très différentes. Si je devais prendre le parti de distinguer chaque tribu ou région, ce serait un travail de fou.
Le but de mon projet, et aussi celui de Danielle, est d’informer sur ce qu’est la culture de ces tribus, aujourd’hui. Ce n’est pas juste parler aux arbres et au vent (rires). Le but est de combler le fossé entre le mythe et la réalité pour apprendre de cette culture. Il y a une sorte de revival depuis quelques temps, ils essaient de faire vivre leur langue et leur culture, donc nous voulons juste partager cette histoire et essayer de montrer que les Premières Nations ont fait de grandes choses.
Tu as photographié aussi bien des personnes que des paysages en format portrait. Pourquoi cadrer ainsi tes paysages ? Est-ce pour accentuer une connexion particulière des Premières Nations avec la terre ?
La connexion avec la terre est une des choses les plus importantes oui, et ce n’est pas juste des endroits spécifiques. Une femme m’a dit un jour que les Premières Nations en savent plus sur la terre que quiconque parce qu’elles prennent soin d’elle et elle prend soin d’elles. Avant ce projet, j’avais fait des paysages, mais je n’étais pas vraiment une photographe de paysages. C’est avec le projet que j’ai redécouvert le paysage.
Je n’aimais pas ça avant, je pensais que c’était juste un exercice technique. Mais en parlant avec les peuples premiers, j’ai réalisé qu’il y avait en fait une connexion spirituelle. Toutes les photos de paysages que je prends sont plus un état d’esprit : elles parlent d’un endroit et d’émotions que j’ai eues. Les paysages, c’est de l’émotion pour moi.
Comment as-tu travaillé avec tes modèles ? À quel point les as-tu guidés dans le choix des poses ?
Je ne dirige pas beaucoup quand je photographie. J’ai eu la même approche que dans ma série précédente, Modern Couples. Je n’aime pas diriger les gens parce que je veux que les portraits aient l’air naturels. Je pense que si je leur disais comment se tenir ou autre, la photo serait plus à propos de moi que d’eux. Je me vois comme un médiateur, je médiatise leur histoire donc je les ai laissé choisir où ils voulaient être photographiés. Ou je les photographiais là où je les rencontrais.
D’habitude je leur demande de m’emmener dans un endroit qui compte pour eux. Je ne parle pas tant que ça quand je photographie. J’aime le silence dans une session de portraits, cela ramène un état d’esprit que l’on peut atteindre juste avec le silence. C’est pour cela que personne ne sourit sur les images. Il s’agit d’être ensemble au même endroit à un moment.
Quelle est l’histoire du portrait de cette femme avec la voiture (ci-dessus) ?
On était à Monument Valley et on devait se rencontrer là-bas. Quand je suis arrivée au point de rencontre, elle ne répondait pas au téléphone. J’ai fait un tour pendant 45 minutes et comme je n’arrivais pas à la trouver, je me suis dit qu’on allait juste voir Monument Valley. On conduisait et mon amie me dit : “Il y a une Mustang qui nous suit”. Je lui ai répondu qu’elle était juste parano. Qui conduit une Mustang à Monument Valley ? Il y a des trous partout ! On s’arrête pour juste prendre une photo du paysage et cette femme sort de sa voiture et me dit : “Tu es Carlotta !”. D’une manière ou d’une autre, elle nous a trouvées !
Je trouvais cela vraiment pas banal qu’elle conduise cette voiture sur cette route défoncée dans le désert. Je le lui ai dit et elle m’a répondu que cette voiture était un cadeau de son frère et qu’il était mort une ou deux semaines après lui avoir offerte. Elle se connecte donc à son frère à travers cette voiture. Elle l’adore et même si elle conduisait dans le désert, la voiture était juste parfaite. On aurait dit que quelqu’un venait juste de la déposer là. Elle a une relation très forte avec cette voiture donc je voulais la photographier avec, et spécialement parce qu’elle portait une robe faite par sa grand-mère. Le contraste était très intéressant. Pour moi ça représente un peu tout le projet. C’est vivre avec les traditions et être moderne en même temps, avec une belle voiture brillante.
De quoi t’inspires-tu pour cadrer ton regard sur le projet en général ? As-tu un maître ?
Je lis des livres. Depuis que j’ai commencé ce projet, j’ai lu et je lis beaucoup d’auteurs des Premières Nations. Des livres d’histoire, mais aussi de la poésie et des romans. Il y a cet auteur que j’adore, Sherman Alexie, qui écrit des nouvelles et je dévore ces bouquins. Il est vraiment très bon ! Il donne une représentation de ce que c’est qu’être Native American aujourd’hui. Comme il l’est aussi, c’est comme un point de vue de l’intérieur.
Tu as commencé la photo avec une approche de documentariste. Comment se combinent ton œil de portraitiste et la démarche documentaire du projet ?
Je ne sais vraiment pas, ça vient comme ça. Pour moi, c’est la même chose : que ce soit un portrait ou un paysage, chaque image représente un échange d’émotions. Que ce soit entre moi et quelqu’un d’autre ou entre moi et la terre. Les paysages sont un peu plus introspectifs parce que c’est juste moi et moi-même. Je pense que l’approche où tu dois juste être un observateur, c’est du bullshit. Tu ne peux pas te détacher, si tu te détaches complètement de ton sujet, tu es un sociopathe et tu manques d’empathie avec ton sujet. Je ne crois pas que l’on puisse être objectif et ça ne m’intéresse pas.
Est-ce que tu t’es sentie influencée par les clichés que l’on a des Premières Nations dans la pop culture ? Est-ce que tu as été surprise de certaines choses ?
Oui, la première fois c’était très… surprenant. Pour aller à la réserve de Standing Rock, on atterrit à Bismarck (État du Dakota, ndlr) qui est une ville relativement riche, car on y a trouvé du pétrole il y a peu de temps. Ensuite, il faut conduire pendant des heures dans la campagne au milieu de nulle part, jusqu’à arriver dans de tous petits villages où c’est presque le tiers-monde. Ce sont des choses que j’avais déjà vues ailleurs à Mexico ou en Argentine, et ce n’est pas quelque chose que l’on attend des États-Unis. L’espérance de vie est de 52 ans… Donc j’ai été surprise par la pauvreté.
Aussi, les Américains Natifs sont juste comme tout le monde, en fait, et ils ont ce sens de l’humour que j’adore ! Ils peuvent être sur le point de mourir, ils peuvent en rire et je pense qu’il y a beaucoup de choses que l’on peut apprendre d’eux.
Qu’est-ce qu’une bonne photo pour toi ?
Je pense que c’est une image qui parle à tous. Il y a une histoire derrière chaque photo que j’ai prise, mais je ne veux pas forcément que l’on connaisse cette histoire. Ce qui m’intéresse, c’est que tu trouves quelque chose de toi dans la photo. Une bonne photo, c’est très spécifique mais en même temps, ça parle de quelque chose d’universel et c’est cela qui t’implique et te fais t’arrêter un moment. Nous sommes bombardés d’images donc si une photo te fait t’arrêter une seconde, c’est une bonne photo.