Pourquoi doute-t-on de la première œuvre monochrome jamais peinte ?

Pourquoi doute-t-on de la première œuvre monochrome jamais peinte ?

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© Pakin Songmor/Moment via Getty Images

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le

Une histoire qui fait trembler le monde de l’art en ce moment.

Un tableau entièrement noir de 1882 serait le premier monochrome jamais peint. Cette œuvre, attribuée aux Incohérents, un mouvement d’avant-garde oublié, est réapparue dans un climat de soupçon quant à son authenticité entretenue par des historien·ne·s de l’art.

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Le tableau intitulé Combat de n*gres pendant la nuit est l’œuvre de Paul Bilhaud (1854-1933), écrivain qui explora tous les genres mais connut surtout le succès dans le théâtre de boulevard, et qui s’essaya brièvement à la peinture. Révélé le 1er octobre 1882 lors d’une “Exposition des Arts incohérents”, le courant auquel se rattache Bilhaud, ce tableau a ensuite disparu pendant 138 ans.

Cette huile sur toile de 49 sur 43,5 centimètres a été redécouverte avec 18 autres œuvres par un galeriste autodidacte, spécialiste du XIXe siècle, Johann Naldi, qui l’a montrée à la presse début 2021. Ces œuvres étaient à l’abri dans une malle chez une famille habitant en région parisienne.

Le monochrome “est dans cette famille depuis une cinquantaine d’années. Comment a-t-il atterri là ? Le grand-père était collectionneur, mais on ne sait pas comment il a acheté cette œuvre. L’histoire de ce tableau va être impossible à retracer”, affirme-t-il, interrogé par l’AFP.

Libération a publié une longue enquête mettant en doute l’authenticité du monochrome. “Au fil des mois, le doute s’est installé chez les experts, troublés par l’histoire trop belle et l’opacité qui entoure cette trouvaille”, a souligné le quotidien. Il en cite plusieurs qui soulèvent l’éventualité d’un faux, sans conclusion définitive : une historienne et un écrivain spécialistes de ce mouvement artistique, Corinne Taunay et Frédéric Roux, et des historiens de l’art, Denys Riout, Didier Semin, Jean-Hubert Martin.

Pillé par l’avant-garde

Johann Naldi a publié un essai intitulé Arts incohérents : découvertes et nouvelles perspectives, aux éditions Lienart, dans lequel il détaille les “aspects techniques et analyses scientifiques” prouvant que le tableau est bien de l’époque à laquelle il est censé avoir été peint. Il a enrôlé, après l’avoir abordé dans la rue parce qu’il le savait amateur des Incohérents, le philosophe Michel Onfray.

Celui-ci a publié un essai, Les Anartistes, aux éditions Albin Michel, qui défend avec vigueur l’importance de ces trublion·ne·s, précurseur·e·s oublié·e·s des dadaïstes, des surréalistes et de Marcel Duchamp, entre autres. “La fausse avant-garde du XXe siècle pille les Incohérents sans jamais les citer, bien sûr ! Duchamp, Satie, Tzara, Malevitch, Klein, Breton, Cage, et tous leurs suivants”, écrit Michel Onfray, convaincu de l’antériorité de Bilhaud sur tou·te·s ces artistes.

Johann Naldi ne se cache pas de son objectif : faire acheter par l’État les 19 œuvres des Incohérents qu’il a découvertes. Elles pourraient alors finir au musée d’Orsay, le panthéon de l’art français au XIXe. D’après les informations de Libération, il vise un prix de 10 millions d’euros, qu’Orsay trouve deux fois trop élevé.

“Déroutant”

Donner une valeur marchande au monochrome est, d’après l’expert, “impossible, avec les critères habituels d’estimation, c’est un objet inestimable”. Le ministère de la Culture, en mai 2021, a classé toutes ces œuvres “trésor national”. Cela garantit qu’elles resteront en France, et ouvre la voie à un mécénat d’entreprise avec réduction fiscale.

Le tableau a été exposé le 19 avril lors d’un événement éphémère de quatre heures sur invitation, comme en 1882, à l’Olympia à Paris. Cela donnera une idée de son attrait pour un public de connaisseur·se·s. Les organisateur·rice·s ont invité 2 000 personnes, en journée, sans leur demander de confirmer leur présence.

L’aplat de peinture noire, le cadre et le châssis, le titre, la solennité de l’exposition à l’époque : tout concourt à en faire une œuvre très sérieuse, longtemps avant le Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch en 1918. Selon Johann Naldi, “c’est déroutant pour les historiens de l’art qui s’imaginaient un papier noir punaisé au mur, à l’arrache”, après avoir lu des descriptions très vagues de ce tableau que personne n’avait vu.

Konbini arts avec AFP