Et si l’histoire de l’art n’avait pas célébré que des hommes riches et blancs ?

Et si l’histoire de l’art n’avait pas célébré que des hommes riches et blancs ?

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© Harmonia Rosales

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Par Marion Molinari

Publié le

En se réappropriant le passé, les peintres Harmonia Rosales, Tyler Ballon et Titus Kaphar donnent à voir une histoire de l’art plus représentative pour les personnes minorisées.

“Si voir autant de visages noirs dans l’œuvre d’un artiste crée en vous un sentiment d’inconfort, alors vous avez identifié le problème du manque de représentation dans l’art”, pointait l’artiste britannico-jamaïcaine De’Anne Crooks dans Yellow Zine.

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Conjointement aux recherches féministes entamées pour rendre visible le rôle des artistes femmes au sein de l’histoire de l’art, méticuleusement effacées des récits historiques dominants, les artistes racisé·e·s, également ignoré·e·s, réclament aujourd’hui leur place.

“Historiquement, il était attendu des conservateurs de musée de suivre un récit précis. Quand les œuvres n’abondaient pas en ce sens, elles étaient évincées et rendues invisibles”, explique Naomi Beckwith, conservatrice principale au Musée d’art contemporain de Chicago.

Or, si l’Histoire inspire les artistes, elle se raconte en partie à travers les œuvres qui lui survivent. L’absence de représentation dans l’art de certaines communautés ancre des rapports hiérarchiques entre individus dans l’inconscient collectif, des inégalités que notre société reproduit.

Le dommage causé ne se limite pas au constat – faux – qu’il n’existait pas, par le passé, d’artistes femmes ou racisé·e·s. Par cette négation historique, c’est de leur influence et de leur capacité créatrice en tant qu’êtres dont la société semble douter. Harmonia Rosales, Tyler Ballon et Titus Kaphar sont des artistes états-unien·ne·s qui s’emploient à rectifier le tir et créer de nouveaux modèles.

Harmonia Rosales

“Petite, je fréquentais l’Art Institute de Chicago. Les visages peints ressemblaient rarement au mien […]. Quand je suis devenue mère, ma fille m’a partagé le même constat”, nous raconte Harmonia Rosales au cours d’un entretien. “Je voulais qu’elle grandisse en sachant à quel point elle était belle et appréciée. Avoir une confiance totale en qui vous êtes est une grande source de puissance.”

Dès lors, l’artiste s’est lancée dans une croisade : rétablir l’équilibre des identités représentées. En 2017, elle peint La Création de Dieu, un tableau qui reprend La Création d’Adam de Michel-Ange visible sur le plafond de la chapelle Sixtine au Vatican. Sauf que dans cette version récente, les personnages sont des femmes noires.

Sur un plafond incurvé, l’artiste a représenté des divinités noires, une manière de rappeler au public que ces dieux et déesses noir·e·s peuvent être considéré·e·s avec le même respect que celui jusque-là réservé à l’homme blanc qui fut si longtemps le visage donné à Dieu.

Harmonia Rosales, La Création de Dieu, 2017.

“Quand j’ai eu cette idée en 2017, je savais que la société n’était pas prête à recevoir un projet si ambitieux”, nous confie Harmonia Rosales, avant de revenir sur une vérité historique : “Les colons ont tout fait pour détruire notre culture et nos croyances, nos prêtres et prêtresses ont été tué·e·s et les objets de culte détruits. Cela nous a enlevé notre identité ; mais sans elle, comment nous ancrer dans ce monde ? Nous sommes perdu·e·s, vulnérables et facilement contrôlables. [Par ce travail,] je délivre nos divinités en les rendant visibles.”

Pour Harmonia Rosales, “la ségrégation art vs. art noir, utilisée au musée ou dans l’éducation, est limitative et contre-intuitive. Tout art créé par des minorités fait partie de l’histoire de l’art. Nous existons tous ensemble”.

Tyler Ballon

Le travail de Tyler Ballon, reconnaissable pour ses codes empruntés à la Renaissance, traite de thèmes sociaux actuels. Précarité, anxiété, armes à feu et violence de la rue sont des réalités de la société états-unienne contemporaine qu’il choisit de montrer. Il véhicule aussi les valeurs de l’amour et de la solidarité propres à la communauté noire-américaine dont il est issu.

En 2018, alors qu’il vient de perdre un proche, il réinterprète La Mise au tombeau du Caravage, dépeignant cette fois-ci un jeune homme noir tué par balle et soutenu par ses proches. Une série qui puise sa force inouïe dans l’écho entre ce corps gisant et celui de l’œuvre originale, Jésus descendu de la Croix.

Titus Kaphar

Titus Kaphar, quant à lui, provoque volontairement l’audience afin de rétablir des vérités tues. Le peintre s’oppose de front aux récits d’une Histoire écrite par les “dominants” et travaille en particulier sur le colonialisme.

Titus Kaphar, Behind the myth of benevolence, 2014.

Conscient du pouvoir de l’image sur les esprits, il réinterprète par exemple un portrait du président Thomas Jefferson qu’il représente comme une tenture masquant la présence discrète d’une jeune femme noire. Cette femme noire n’est autre que Sally Hemings, qui a donné naissance à six des enfants du président dont elle était l’esclave. À travers cette œuvre intitulée Derrière le mythe de la bienveillance, Kaphar tente d’en finir avec l’hypocrisie des “héros” de l’histoire états-unienne.

Pour la couverture du Time dédiée à l’assassinat de George Floyd par la police, le peintre dépeignait une femme noire tenant contre son cœur la silhouette d’un enfant, la toile ayant été coupée à son emplacement. “Cette mère noire […], je veux être sûr que son histoire soit racontée. Cette fois, l’Amérique doit entendre sa voix”, avait commenté l’artiste.

La une du Time, lors de l’assassinat de George Floyd, par Titus Kaphar.

Ouvrir de nouveaux espaces pour inclure tous les récits

Pour ces artistes engagé·e·s, il est nécessaire d’œuvrer pour de meilleures représentations raciales, sexuelles ou de genre, dans les lieux d’autorité de cette reproduction des mécanismes de domination. Ce n’est que récemment que les grands musées états-uniens se sont penchés sérieusement sur le fait que leurs collections devraient mieux refléter les populations formant le pays.

“Il y a toujours eu des artistes africains-américains importants, mais ils n’étaient pas aussi visibles dans les musées qu’ils auraient dû l’être. C’est ce problème qu’il faut régler”, déclarait récemment Glenn Lowry, directeur du MoMA, dans Artnet, avant de conclure : “Si vous traitez d’art contemporain, il est évident que bon nombre des artistes les plus intéressants sont africains-américains.”