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Arles 2019 : le photographe Kurt Tong rend un hommage touchant à sa nourrice

Arles 2019 : le photographe Kurt Tong rend un hommage touchant à sa nourrice

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© Aline Deschamps

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Par Aline Deschamps

Publié le

En marge des blocksbusters d’Arles, l'exposition "Glace et jade, le rituel du peigne" se présente telle une "lettre d’amour".

Si le nom énigmatique “Glace et jade, le rituel du peigne” semble promettre quelque chose entre un voyage mystique en Asie et une documentation historique, c’est en fait un travail de mémoire poignant que propose Kurt Tong.

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À travers une porte intime, celle de l’enfance et des émotions, le photographe aborde la vie de Mak, sa nourrice chinoise qui a travaillé au sein de sa famille à Hong Kong pendant plus de quarante ans. Kurt Tong retrace la vie de cette femme extraordinaire par une exploration multimédia, où se mélangent photos d’archives familiales, photos d’identité, vidéos, œuvres à l’encre de Chine et magazines chinois.

“Glace et jade, le rituel du peigne”, Kurt Tong. (© Aline Deschamps)

L’univers ascétique et délicat de Mak est palpable. Son histoire, à la fois si particulière et commune, permet d’adresser en toile de fond des sujets sociaux importants : ceux de la Chine contemporaine, de l’indépendance de la femme et des conditions de vie des personnes extra-familiales.

La longue tradition des “sœurs de peigne”

Kurt Tong commence son projet photographique il y a six ans, quand Mak tombe sévèrement malade.

“Quand Mak est tombée malade, quatre ans avant de décéder, j’ai rencontré sa famille pour la première fois. Mais j’ai aussi compris que je ne la connaissais pas vraiment. Ça a été mon excuse pour passer plus de temps avec elle. Et puis elle faisait partie de la sororité des ‘sœurs de peigne'”.

“Glace et jade, le rituel du peigne”, Kurt Tong. (© Aline Deschamps)

Au début du XIXe siècle, dans certaines parties du sud de la Chine, les femmes pouvaient faire vœu de devenir une “zishunü”, une “sœur de peigne”. Elles avaient la possibilité de quitter le foyer familial pour aller travailler sans se marier – un degré d’indépendance inhabituel pour l’époque, qui ne leur permettait que peu d’éducation, de voix ou de liberté.

Mais le prix de cette pratique, aux formes de résistance conjugale, coûtait cher. Elles devaient faire vœu de chasteté, porter une longue natte en signe de distinction, et il leur était initialement interdit de retourner au foyer familial.

N’ayant pas de descendant, elles étaient livrées à elles-mêmes à l’aube de la vieillesse. De cette situation commune, les “sœurs de peigne” ont dû s’organiser pour pallier ce besoin de solidarité. Elles ont donc créé un endroit, où surgissait la possibilité de vieillir ensemble : un “habitat de jade et de glace”. Ce refuge, nommé ainsi d’après le dicton “pur comme le jade et net comme la glace”, a inspiré le titre de l’exposition.

“Glace et jade, le rituel du peigne”, Kurt Tong. (© Aline Deschamps)

“J’ai pensé qu’il serait intéressant d’utiliser l’histoire de Mak pour raconter celles de milliers de femmes qui ont suivi cette tradition, et qui ont été complètement oubliées, parce qu’elles n’ont jamais eu de descendants”, ajoute Kurt Tong.

La tradition commence à disparaître avec la désintégration du système féodal chinois au début du XXe siècle. Avec la chute de l’industrie de la soie en Chine, beaucoup de “sœurs de peigne” partent travailler à Hong Kong ou à Singapour en tant que domestiques.

L’arrivée du nouvel État communiste chinois en 1949 finit par sonner le glas de cette pratique en interdisant le mariage forcé et en promouvant l’égalité des sexes. Mak était l’une des dernières héritières de cette longue tradition.

Dans l’ombre

Le photographe commence à vouloir illustrer le parcours de sa nourrice en collectant les photos d’elle. Quand elle lui tend les seuls portraits en sa possession, huit photos d’identité – seules traces de l’évolution de son visage au cours d’une vie –, il commence une quête : rassembler les autres photos où Mak serait représentée.

“Glace et jade, le rituel du peigne”, Kurt Tong. (© Aline Deschamps)

D’emblée, il fouille dans les archives de sa famille, et ne trouve que des photographies où elle apparaît accidentellement. Sur la surface de l’image, il n’y a que des apparitions subites. C’est l’ombre de la personne extra-familiale qui prédomine : floue, de dos, et bien souvent en hors-champ. Mak, qui s’occupe quotidiennement d’une fratrie de cinq enfants, est généralement coupée, laissée au bord de ces scènes de vie.

Au fil des années, quand les enfants deviennent adultes, et que Mak devient une femme âgée, elle quitte le hors-champ et rentre progressivement à l’intérieur du cadre. Durant les dernières années, elle faisait partie intégrante des photos de famille.

“Glace et jade, le rituel du peigne”, Kurt Tong. (© Aline Deschamps)

“C’était très clair que, pour moi, au fur et à mesure qu’elle vieillissait, elle apparaissait plus dans le cadre. Donc je voulais parler de la transition entre le bord du cadre et l’intérieur”, précise Kurt Tong.

Une lettre d’amour à Mak, pour la maintenir en vie

Cette quête d’images et de mémoire a été l’occasion pour le photographe de découvrir la vie que Mak avait laissée en Chine.

“Quand je suis retourné dans son village avec elle, à deux heures de route de Macao, j’ai compris qu’elle apparaissait dans toutes les photographies de mariage de ses neveux. En fait, c’est elle qui payait pour leurs cérémonies. Elle était un soutien économique énorme pour leur scolarité aussi. Elle a fait construire une maison pour son frère et sa famille, elle a investi dans leur entreprise.”

“Glace et jade, le rituel du peigne”, Kurt Tong. (© Aline Deschamps)

La vie de Mak n’était que frugalité pour pouvoir envoyer ses économies au pays. Avant de travailler pour la famille de Kurt Tong, Mak faisait la tournée des restaurants de Hong Kong et collectait le riz qui avait été brûlé pour l’expédier à sa famille en Chine – prise de famine sous le régime communiste. Le photographe explique, plein d’admiration :

“Elle pensait toujours aux autres. Et pour le bénéfice de mon histoire, un de ses neveux est maintenant multimillionnaire. C’est grâce à l’argent qu’elle lui a prêté pour qu’il commence son entreprise. Donc je voulais aussi documenter cet aspect-là de sa vie : toute l’aide qu’elle a donnée à sa famille, en plus de la mienne. […] Mon envie, maintenant, c’est à travers le livre et l’exposition, de la maintenir en vie.”

“Glace et jade, le rituel du peigne”, Kurt Tong. (© Aline Deschamps)

Un projet qui insuffle un vent de liberté

L’hommage de Kurt Tong à sa nourrice a eu un succès retentissant en Chine. L’exposition a déjà voyagé plusieurs fois et la vidéo s’est propagée de manière virale sur Internet.

“Une des choses les plus intéressantes que j’ai lues dans les commentaires de la vidéo, c’est que beaucoup de jeunes filles étaient presque jalouses que Mak ait eu ce choix. Parce qu’aujourd’hui en Chine, beaucoup de femmes sont réellement forcées de se marier et de mener une vie de famille. Inévitablement, certaines commentent qu’elles auraient voulu avoir un choix, qu’elles auraient préféré devenir une ‘sœur de peigne’ et ne pas être forcées au mariage.”

“Glace et jade, le rituel du peigne”, Kurt Tong. (© Aline Deschamps)

Si la “sœur de peigne” devient curieusement synonyme de liberté, c’est parce que la pression maritale en Chine est énorme. Il y a même un terme – dont l’équivalent masculin n’existe pas – pour décrire ces femmes seules : ce sont des “sheng nu”. Le gouvernement chinois l’a inscrit officiellement dans son lexique comme “toute femme célibataire de plus de 27 ans”.

Ce mot à connotation très péjorative se traduit littéralement par “celles qui restent” ou “celles dont on ne veut plus” et illustre ces centaines de milliers de femmes sans homme, surtout citadines, diplômées et indépendantes financièrement, formant un véritable phénomène de société en Chine.

“Glace et jade, le rituel du peigne”, Kurt Tong. (© Aline Deschamps)

Ce sont ces mêmes femmes qui souhaitent que cette tradition des “sœurs de peigne” renaisse, pour au moins pouvoir soutirer un choix – et donc la liberté.

Un hommage émouvant

L’hommage de Kurt Tong est émouvant car il traduit un humanisme dans une relation particulière et universelle à la fois. Sur chaque continent se trouvent des domestiques et des migrant·e·s économiques, qui, pour beaucoup, sont au mieux subordonné·e·s – au pire, rabaissé·e·s, violenté·e·s, séquestré·e·s, déshumanisé·e·s.

“Je suis reconnaissant de pouvoir partager cette histoire le plus possible. J’ai tendance à dire que c’est sur les ‘sœurs de peigne’, mais en fait c’est sur les personnes extra-familiales en général. On peut les chérir, mais elles sont souvent mises à l’écart et oubliées”, conclut Kurt Tong.

“Glace et jade, le rituel du peigne”, Kurt Tong. (© Aline Deschamps)

À l’inverse de tout ça, le photographe a su tisser une relation d’amitié avec sa nourrice. Il a puisé dans les détails de sa vie frugale, pour capturer de manière intimiste et poétique l’essence de son univers : ses quelques chemises de lin, son unique paire de boucles d’oreilles, et évidemment son peigne. Il s’est intéressé à son histoire, elle lui en a ouvert les portes. Tout ce projet est en fait un travail de collaboration entre deux personnes, mises sur un pied d’égalité, au sein du même foyer.

Des nourrices comme Mak, il y en a des millions dans le monde. 67 millions de travailleur·se·s domestiques exactement. Ce travail est féminisé à 80 %, et beaucoup sont piégées dans des conditions abusives. L’esclavage n’a pas disparu. Désormais, il se pratique surtout à l’intérieur des maisons. L’invisibilité des personnes extra-familiales, liée à la sphère privée dans laquelle elles exercent leurs fonctions, les condamne à être encore plus oubliées – ce qui rend le regard bienveillant de Kurt Tong d’autant plus précieux.

“Glace et jade, le rituel du peigne” de Kurt Tong, une exposition à découvrir jusqu’au 22 septembre 2019 au Ground Control des Rencontres photographiques d’Arles.