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Mélancolie pixélisée : sur Internet, la poésie s’est réinventée

Mélancolie pixélisée : sur Internet, la poésie s’est réinventée

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Par Camille Deutschmann

Publié le

“Il nous faut peu de mots pour exprimer l’essentiel”, disait Paul Éluard. Un adage toujours vrai aujourd’hui, entre autres parce qu’il a été réinventé à la sauce Internet. Voici quelques artistes qui se sont réapproprié ce grand genre littéraire.

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Depuis quelque temps sur Internet, la poésie connaît un regain d’intérêt : elle est de plus en plus likée et partagée sur des réseaux tels qu’Instagram, Pinterest ou Tumblr. Et gare à ceux qui trouveraient le genre ringard : réinventé, il s’est dédouané des formes fixes des poèmes de Baudelaire ou Rimbaud qu’on étudiait au collège. Davantage dans la lignée dadaïste et surréaliste d’André Breton ou Paul Éluard, cette toute nouvelle poésie se veut épurée, minimaliste et surtout tranchante.

Douceur, mélancolie, importance de la chute

Les pratiquants du genre la traitent souvent sous forme de punchlines, à mi-chemin entre les maximes de La Rochefoucauld et celles de l’artiste contemporain Ben. D’autres la préfèrent en vers libres empreints de mélancolie, de calligrammes revisités laissant la part belle à l’esthétique, haiku ou simples phrases, riches en jeux de mots, qui invitent à être plusieurs fois réinterprétées. Tout en gardant certains des leitmotiv inhérents à la poésie depuis des siècles — douceur, mélancolie, nostalgie —, ces nouveaux poètes des méandres d’Internet ont redonné à un genre qu’on a pu trouver désuet une nouvelle preuve de son inépuisable fécondité.

Mêler la fraîcheur de la poésie et des mots jetés sur le papier à la froideur désincarnée du Web, ils sont plusieurs à avoir relevé le défi — et à avoir trouvé un public. Si les Anglais se démarquent davantage par des formats plus longs et — presque — plus classiques, les Français excellent en maximes se donnant des airs de punchline, où chaque mot à son importance. Une nouvelle vision de l’adage, tellement convaincante que certains artistes ont publié des livres, comme Robert M. Drake, ou en ont fait des T-shirts, comme Intertitres.

Des poèmes romantiques et fleur bleue de Nikita Gill aux rimes rassemblant les foules de Robert M. Drake, en passant par le travail engagé de Rupi Kaur, l’éventail de la poésie anglophone qu’on trouve sur Internet est large et varié. Il semble d’ailleurs que le mouvement ait commencé outre-Atlantique, où beaucoup des poètes qui partagent leurs œuvres sur les réseaux sont très suivis. Pour leur travail et la publication de leurs livres, Internet a été un tremplin : ils ne lâchent pas la Toile pour autant.

Les vers libres de Nikita Gill

Pour Nikita Gill, “votre âme est une rivière”. Elle en a même fait un livre, son troisième : Your Soul Is A RiverOriginaire de Belfast (Irlande du Nord), Nikita partage sur les réseaux un travail tantôt très graphique tantôt plus sobre, toujours avec un ton qui ne peut qu’interpeller. Puissants, ses mots sont accessibles et reflètent une émotion qui peut concerner quiconque s’aventurerait dans l’harmonie de ses vers libres et de ses réflexions qui semblent jetées à chaud sur le papier. Immédiateté, perception guidée par les sentiments et abondance sont les maîtres-mots de ses poèmes intimes et et chimériques.



Les pensées intimes de Robert M. Drake

L’agitateur de fors intérieurs Robert Macias Drake n’est quasiment plus à présenter : instagrameur devenu auteur à succès, il est très suivi sur les réseaux, y compris par les soeurs Kardashian qui partagent régulièrement son travail. Emplis par l’amour, la mort et la solitude, les poèmes de Robert M. Drake sont tapés à la machine sur du papier gris puis postés sur Instagram, le plus simplement du monde… Ses quelque 1,6 million d’abonnés boivent ainsi ces phrases, souvent à la première personne, comme si les pensées les plus intimes du poète étaient aussi les leurs : mettre des mots sur l’insondable, c’est un peu l’exploit que Robert M. Drake réalise à chaque nouveau post.

Une photo publiée par R. M. Drake (@rmdrk) le


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Les textes engagés de Rupi Kaur

Sur son blog, Rupi Kaur explique qu’elle a commencé à écrire parce que, de tous les livres qu’elle a pu lire, aucun n’a pu mettre des mots sur les tourments qui l’agitent depuis son enfance. Avec ses racines et héritage indiens — certains mots en pendjabi se retrouvent d’ailleurs dans ses textes —, elle transforme les angoisses d’être née fille dans un pays oppressé et colonisé en poèmes doux, mais plein de ressentiments. Des vers francs et engagés, traitant de violence, de féminité, d’amour, de souffrance : le travail de Rupi Kaur est porteur de grands messages qu’on se doit de regarder en face. Elle est également l’auteur de Milk and Honey.

Une photo publiée par rupi kaur (@rupikaur_) le


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En France, de la maxime à la punchline

Du côté des auteurs français, l’humeur est plus à l’ironie. Comme s’il avait fallu qu’une once de sarcasme soit toujours décelable dans leurs vers, ces phrasistes de l’Hexagone se sont approprié un genre qui existe depuis des siècles. À mi-chemin entre la poésie et la maxime, leurs travaux sont tranchants et tapent là où il faut. Populaires depuis quelque temps sur Internet, ces punchlines mélancoliques redonnent au paysage littéraire français du XXIe siècle un petit coup d’éclat.

L’épure d’Adieu et à demain

Du coté d’Adieu et à demain, on mise tout sur le décharnement. Perdus au beau milieu d’une feuille blanche, les mots sont posés, comme les seuls habitants d’un espace immaculé. Authentique, parfois mélancolique, mais toujours épuré : de grandes histoires et une multitude de sentiments se cachent derrière très peu de mots. De célèbres adages réinventés et griffonnés, des mots d’humeur sarcastiques sous forme de lettres ou des calligrammes : un sens est aussi à trouver dans la disposition. Et parfois, au détour d’un like Instagram, ce sont des slogans dignes de mai 68 sur lesquels on tombe. “Je suis phrasiste : je n’aime pas trop le terme fourre-tout de poésie. J’aime ce qui est condensé”, a confié l’artiste, annonçant également la sortie de son premier livre pour fin novembre. À suivre de près, donc.




Les punchlines des Cartons

Quand on met la tête dans Les Cartons, c’est coloré et un peu amer. Dans une mise en scène esthétique, les mots prennent des airs de punchlines. Comme des maximes de La Rochefoucauld qui auraient été adaptées à notre décennie, les phrases se veulent refléter des vérités générales : “Le désir ne s’évanouit jamais, il change seulement d’objet.” Dans Les Cartons, on trouve aussi des paroles de chansons réinventées sauce sarcasme, des jeux de mots qui invitent à y réfléchir à deux fois (“Est épris qui croyait prendre”) ou des répliques pleines de bon sens qu’on rêverait de décrocher un jour IRL (“Dis-moi ce que tu lis, je te dirai si on baise”, “L’avenir, c’est dans ta tête”).


Les maximes caustiques d’Intertitres

Chez Intertitres, des phrases en blanc sur noir nous rappellent le célèbre artiste Ben, l’écriture manuscrite en moins (ou la typo en plus) : les pensées sont en tout point adéquates à notre décennie. Tantôt enthousiastes (“Aujourd’hui, tout est permis”) tantôt caustiques (“On est mieux ici qu’en prison”), chacun des posts d’Intertitres nous met face à nous-même. Quelques mots qui nous font volontiers réfléchir (“J’envie ta vie”) ou qui agissent comme un miroir nous remettant en question (“Arrête de te googler”). Et il est possible de se faire imprimer un T-shirt, un sac ou une affiche avec notre phrase préférée.