Alors que plus de la moitié de l’humanité reste encore coupée d’Internet, le taux de croissance est passé de 19 % à 6 % en dix ans malgré l’explosion mobile.
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Nous sommes fin 2018, et plus de 50 % de la population mondiale n’a pas accès à Internet. Ça vous surprend ? Vous n’êtes pas les seuls, l’ONU aussi s’interroge. En 2014, l’organisation internationale, tout sourire, prévoyait d’atteindre la barre symbolique des 50 % d’internautes d’ici à 2017, plaçant sa confiance dans ce qui était alors la technologie adoptée le plus rapidement de toute l’histoire humaine : l’Internet mobile.
C’était écrit : dopé au smartphone, l’Internet mondial allait sauter l’étape de la box ADSL, totem des salons occidentaux, pour s’implanter directement dans les poches de pantalons des laissés-pour-compte de la révolution technologique. Raté : l’année passée, l’ONU a bien été obligée de revoir ses oracles. Pour les 50 % de connectés, regardez plutôt vers 2019.
En 2019, si tout va bien, il ne restera plus que 3,8 milliards de gens sans accès Internet. Dit comme ça, vu de France, ça paraît dingue. À quel moment le destin de la plus importante innovation technologique depuis l’écriture cursive s’est-il mis à ralentir, et pourquoi ?
Selon un rapport obtenu en exclusivité par le Guardian le 18 octobre de la Web Foundation, le think tank fondé par Sir Tim Berners-Lee, les chiffres sont clairs : Internet est en plein dans un entonnoir. Après des années de croissance à deux chiffres dans les premières années du millénaire, le taux de croissance de l’accès au numérique a chuté. Lourdement.
En 2007, le taux de croissance était de 19 %. L’année dernière, il était de 6 %. Ubuesque, lorsque l’on se souvient que près de 3 milliards et demi d’individus attendent encore d’être équipés.
Le Web est un produit de luxe
À la lecture de ces chiffres, on peut retirer simultanément une bonne et une très, très mauvaise nouvelle. Commençons par la bonne : de plus en plus de gens utilisent Internet chaque année – après tout, dans une immense majorité de secteurs, une croissance de 6 % resterait une bonne nouvelle, même si elle ralentit.
D’autre part, rappelons-nous que l’accès à Internet est indissociable de l’achat d’un appareil de haute technologie, qu’il s’agisse d’un smartphone ou d’un ordinateur. Des appareils qui coûteront cher, peu importe où l’on se trouve dans le monde, une fois leur prix ramené au salaire médian local. Et dont les prix baissent certes rapidement, mais jusqu’à un certain plancher.
Idem pour les forfaits de connexion, dont le prix varie énormément d’un pays à l’autre mais représente toujours un pourcentage non négligeable du salaire local. Et une offre en chassant une autre à mesure que les technologies évoluent (particulièrement sur mobile), naviguer reste cher.
Si l’accès à Internet ralentit autant, c’est peut-être car la technologie a petit à petit colonisé tous les marchés où un salaire moyen permet de se payer un appareil et le forfait qui va avec ; autrement dit, sur les 4 milliards d’êtres humains non connectés, une forte majorité n’a tout simplement pas les moyens de se connecter.
Le Web reste un produit de luxe, surtout dans un monde où 736 millions de personnes vivent en situation de “pauvreté extrême”, avec moins d’1,90 dollar par jour, selon la Banque mondiale. Le ralentissement de la croissance est donc, sinon inévitable, au moins logique. Et les fournisseurs d’accès sont les premiers à blâmer.
Dans un sondage effectué dans 60 pays, la Web Foundation n’a compté que 24 offres d’accès Internet mobile coûtant moins de 2 % du salaire moyen. C’est évidemment trop peu pour envisager une démocratisation des usages numériques.
Non contente d’avoir échoué à trouver une solution économique pour offrir Internet au monde entier à des prix dérisoire, tout en maintenant une marge de profit, l’industrie des télécommunications n’a absolument pas réussi à réduire les inégalités grâce à Internet : selon les chiffres de la Web Foundation, les inégalités d’accès sont le miroir fidèle des fractures économiques.
Sur la carte des inégalités, l’Afrique est le continent où le taux de croissance d’accès reste le plus lent, suivi par le Moyen-Orient et l’Asie. Partout, peu importe le taux de croissance, les hommes en bénéficient plus que les femmes.
À titre de comparaison, l’Islande est le pays le mieux connecté au monde, avec 98,2 % de la population. De l’autre côté du spectre, en Érythrée, Somalie, Centrafrique ou Guinée-Bissau, le taux de connexion hésite entre 1 et 4 %. À ce rythme, l’ONU n’est pas près d’atteindre les 50 % de connectés.
Dessine-moi un internaute d’ailleurs
Ça, c’était la “bonne” nouvelle : le coût exorbitant d’Internet pour une part non négligeable de la population, qui a déjà du mal à s’offrir de l’eau et de la nourriture, est un frein sévère au développement de la connexion dans le monde.
Maintenant, concernant la très, très mauvaise, observons plus attentivement le profil d’un être humain “connecté”. Selon l’Union internationale des télécommunications (ITU), mandatée par l’ONU pour étudier l’évolution d’Internet dans le monde, un internaute est quelqu’un qui se connecte au moins une fois dans les trois derniers mois. L’indicateur est totalement obsolète : selon les derniers chiffres disponibles, un Américain moyen passe 24 heures connecté… par semaine.
Pour Wired et plusieurs associations militant pour l’accès au Web, cette définition est donc bien trop laxiste. Les bienfaits économiques, sociaux et culturels du Web, arguent-ils, n’apparaissent qu’après une utilisation régulière.
Pire, la définition de l’ITU laisse de côté toute notion de qualité de connexion, mettant au même niveau une 4G occidentale qu’une 3G intermittente d’Afrique subsaharienne, qui restreint de facto l’accès aux usages du Web. Pas facile de se considérer “internaute” quand on n’a jamais pu charger une vidéo YouTube, par exemple.
On est donc loin de l’Internet mobile tel que rêvé par l’ONU la décennie passée pour changer le monde. Trop chère et/ou de trop mauvaise qualité, l’offre ne convainc pas. Avec une unité de mesure plus réaliste que celle de l’IUT, le nombre de connectés à Internet devrait même largement se réduire, faisant apparaître un tableau bien plus sombre dans lequel l’expérience réelle du Web – la navigation fluide au travers de contenus multimédias – serait réservée à une majorité très aisée et masculine, les autres se contentant d’une version tronquée.
À en croire les chiffres de la Web Foundation, c’est déjà le cas sur le continent africain. Et l’ITU confirme que l’écart technologique entre les sexes augmente, passant de 11 à 11,6 % en 3 ans.
Sans éducation, l’Internet mobile ne sert à rien
Pour finir, la connectivité ne se résume pas à de simples barrières techniques et financières. Si c’était le cas, Google et Facebook seraient les chevaliers blancs du monde libre, armés de leurs antennes-relais gonflables (Project Loon) et de leur Internet à très bas coût (Internet.org). Les exemples de l’Inde et du Myanmar, où l’ingérence agressive de la Silicon Valley s’est soldée par un échec spectaculaire, en sont une preuve éclatante.
L’accès à Internet doit être rendu possible par d’autres facteurs qu’un coût abordable et une vitesse de connexion satisfaisante. Internet doit parler une majorité des langues du monde, être lisible et surtout être utile aux gens, ne serait-ce que pour rentabiliser l’investissement qu’ils feront. Pour y parvenir, le développement doit être double : perfectionner la navigation d’un côté, mais former les utilisateurs de l’autre. Les antennes-relais ne serviront à rien si personne ne sait comment se connecter.
En d’autres termes, on ne connectera pas une population illettrée, pauvre et sans éducation aux usages numériques, car Internet n’aura rien à lui apporter. L’éducation scolaire, le développement d’infrastructures publiques de télécommunications, la simplification des grilles tarifaires et des contrats de souscription, l’encouragement à l’open source, la mise en place de politiques fiscales incitatives et la pose de kilomètres de câbles sont moins sexy à envisager que les projets patinés de Google et autres, mais ils ont l’avantage d’avoir déjà prouvé leur efficacité.
Il y a urgence à mettre ces programmes en place. Derrière ces 6 % de croissance, c’est un canyon gigantesque qui s’étend. Et si rien n’est fait, la tectonique des inégalités numériques nous réserve des fractures encore plus profondes à l’avenir.