Témoignages : comment la pression sociale autour du sexe nous pourrit l’existence

Publié le par Mélissa Perraudeau,

Le personnage de Shoshanna (Zosia Mamet) dans Girls. (© HBO)

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“Stop à la pression du sexe !” écrivait il y a quelque temps la thérapeute Audrey Akoun dans le Huffington Post. Dans cette tribune, elle relevait – et son avis est largement partagé – que “l’activité sexuelle ne passe pas au travers des injonctions de performance de la société, relayées dans les médias par d’éminents spécialistes”. En effet, le Web, la télé et la presse se font l’écho de nombreuses études dites “scientifiques” qui avancent que l’activité sexuelle fait perdre du poids, gagner de l’espérance de vie, reculer le cancer… Des statistiques sur les moyennes nationales de la fréquence des rapports sexuels sont annuellement médiatisées, établissant une “norme” qui devient source de comparaisons et spéculations infinies. Le psychiatre, anthropologue et sexologue Philippe Brenot a dénoncé ces statistiques dans L’Express, allant jusqu’à les considérer comme “la donnée la plus fausse de toutes les enquêtes en sexologie”.

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Après avoir réalisé deux grandes enquêtes anonymes auprès des hommes et des femmes, il lui est en effet apparu que les personnes répondant aux sondages avaient tendance à survaloriser “cet aspect de leur vie”, et collaient au maximum aux résultats des sondages déjà effectués pour “s’inclure dans la moyenne nationale – située autour de deux rapports hebdomadaires – même si ce n’est pas leur cas”. En cause également le fait que “nous considérerions […] la fréquence de nos rapports comme une norme applicable à tous”. Pour le sociologue Michel Bozon, coresponsable scientifique de l’enquête “Contexte de la sexualité en France”, menée en 2006 auprès de plus de 12 000 personnes âgées de 18 à 69 ans, “[c]’est le non sexuel qui donne sa signification au sexuel, et non l’inverse”. Des “processus sociaux” y sont à l’œuvre, comme quatre lectrices et lecteurs de Konbini en témoignent. Ils nous ont raconté la pression du sexe qu’ils ont ressentie très tôt, et dont ils ont dû apprendre à s’écarter pour vivre plus sereinement une sexualité ou une absence de sexualité en accord avec leurs véritables envies.

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La pression de la performance, une “norme” qui pèse lourd

Cette jeune femme anonyme de 18 ans, que l’on nommera Alice, conçoit le sexe comme étant en relation étroite avec les sentiments, et est vierge. Elle se sent un peu seule dans son cercle d’amis, qui n’a pas la même vision de la sexualité :

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“Tous mes amis ont déjà eu des expériences sexuelles, la plupart autour de 14-15 ans. Mais personnellement, j’ai toujours voulu attendre d’être vraiment amoureuse avant d’aller plus loin, que ce soit pour faire des préliminaires ou pour coucher avec quelqu’un. Et ce n’est, pour l’instant, jamais arrivé.

J’en avais un peu honte au collège, et j’ai parfois menti en disant que j’avais fait des préliminaires. Sans doute à cause de la pression sociale, pour paraître cool et avoir des choses à raconter à mes copines qui me parlaient de leur vie sexuelle. En tout cas, je faisais tout pour le cacher. Et j’ai même pensé être asexuelle car je ne ressentais aucun besoin physique.”

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Quand Alice a commencé à ressentir du désir, cela n’a pas ébranlé sa vision de la virginité.

“Est ensuite venu le lycée, où j’ai eu des relations plus ou moins sérieuses dans lesquelles j’étais attirée par les garçons avec qui j’étais. Mais je ne me voyais pas ‘sacrifier ma virginité’ pour eux sachant que je n’étais pas réellement amoureuse. Je vois la sexualité comme le lien physique rapprochant deux consciences étant déjà intimement liées et étant folles l’une de l’autre, à un instant donné, plutôt qu’un désir incontrôlable purement physique.

D’ailleurs, je ne me suis jamais masturbée car je n’en ressens pas le besoin – mais je reste attirée sexuellement par les garçons avec lesquels je sors. Seulement, ma conscience me dit de ne pas aller plus loin avant d’avoir de vrais sentiments, et cela ne me dérange pas.”

Pour Alice, le sexe est donc avant tout une affaire de sentiments et s’inscrit dans une relation, une conception difficile à assumer face à la pression de l’expérience, voire de l’expérimentation, qu’on lui fait ressentir. Pour ce lecteur, que l’on appellera Valentin, cette pression a été écrasante.

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“Pendant trop longtemps, cette ‘pression sociale’ m’a complément inhibé dans ma vie sexuelle.

Pour plusieurs raisons, je me suis retrouvé à 21 ans avec très peu d’expérience au lit. Je ne sais plus vraiment pourquoi, mais à ce moment-là, d’un coup, j’ai eu comme une mauvaise prise de conscience.

Dans ma tête, ce n’était pas normal d’être un jeune homme de 21 ans sans avoir déjà collectionné les conquêtes. Avec le recul, je me dis que c’est quand même fou de penser ainsi !

Mais de fil en aiguille, je me suis ancré dans la tête que comme je n’avais pas d’expérience, je ne serai pas bon la prochaine fois que j’aurai un rapport avec une fille. Avec la peur qui me semble habituelle : celle d’être trop rapide. Ça m’a obnubilé.”

Ce genre d’angoisse et de blocage, cette lectrice de 21 ans, disons Rebecca, en est tristement familière. Une douleur considérée comme taboue, combinée aux pressions sociales, conditionne toute sa vie sexuelle et, par ricochet, sa vie amoureuse :

“J’ai eu quatre partenaires sexuels dans ma vie. Dont trois qui ont vraiment compté dans ma vie en général (un ex, un collègue et un pote), et pour qui j’ai développé des sentiments.

Le hic, c’est que pour moi la pénétration est souvent douloureuse, alors j’ai souvent refréné mes attirances pour certains garçons (avec qui une histoire aurait pu se construire) par peur du moment où je devrais coucher avec. Tout cela à cause de la peur d’avoir mal, d’être maladroite, de mal faire. J’ai fait une forme de blocage autour de ça, et je me suis donc ‘donnée’ seulement à des garçons dont je savais qu’ils n’iraient pas partager ça avec tout leur groupe d’amis, pour éviter de passer pour un ‘mauvais coup’.”

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Pour Rebecca, le sexe est donc lié à la honte de ne pouvoir être aussi performante qu’elle a l’impression de devoir l’être, sans qu’elle se sente libre d’expliquer à ses potentiels partenaires ce qui entrave son désir sexuel comme amoureux. Les conséquences de cette pression du sexe dépassent ainsi le cadre de l’intimité.

La pression du sexe et ses conséquences relationnelles

La peur de jouir trop vite, de ne pas être aussi performant qu’il avait l’impression de devoir l’être, a pris le pas sur tous les rapports sexuels et amoureux de Valentin :

“À partir de cette ‘prise de conscience’, à chaque fois que j’avais l’occasion de prendre du plaisir, j’avais cette pression de la performance. Cette peur d’être trop rapide. Et du coup, ça avait l’effet opposé. En ayant peur d’être trop ‘excité’, je ne l’étais plus du tout. Un comble !

Bref, ce cercle vicieux a duré jusqu’à mes 26 ans. Arrivé à 26 ans, je n’avais aucune confiance en moi et ne prenais plus aucun plaisir. Je fuyais donc face à toutes mes rencontres au bout de quelques rendez-vous et quelques moments intimes.”

Ce furent pour lui cinq années vides de plaisir et de relations amoureuses, durant lesquelles cette pression de la performance a causé une véritable souffrance. Une souffrance que fait écho à celle de Rebecca, dont les douleurs parfois causées par la pénétration influent sur ses relations amoureuses comme amicales. Cela lui a aussi permis de se rendre compte d’une certaine injonction à coucher non selon les envies, mais les “occasions” :

“Le problème, c’est que quand je commence à flirter avec des garçons, qu’il m’arrive de dormir chez eux, c’est agaçant de devoir toujours préciser que ‘par contre on ne va pas coucher ensemble, donc si tu préfères que je rentre, tu le dis’. C’est un peu gênant, c’est comme si chaque nuit passée avec un garçon était obligatoirement synonyme de coït. Idem quand je raconte que j’ai passé ma soirée avec un garçon que j’aimais bien, que j’ai droit à un ‘mais pourquoi t’as pas couché avec ?’ – sur un ton étonné et limite déçu – et que je réponds par ‘parce que je n’avais pas envie’. Parfois c’est le cas, un peu de tendresse et d’affection suffit. Et parfois j’ai envie, mais je ne veux pas étaler mon problème de douleur.

Du coup, cette pression sociale m’oblige à être discrète sur mes relations passées ou présentes, je reste assez vague sur mes relations sexuelles quand on en discute avec certains amis très libérés, qui sont à l’aise sur ces sujets mais ne comprennent pas que l’on puisse apprécier de passer la nuit avec quelqu’un sans pour autant coucher directement avec. La douleur, la peur de mal faire et de passer pour une ‘nulle’ et cette ‘obligation’ (ou presque) de coucher rapidement avec la personne qu’on aime bien m’ont conduite à me créer beaucoup de blocages.”

Cette injonction ressentie par Rebecca renvoie à la question du consentement, trop souvent négligé dans les rapports sexuels, et dont on ne saurait suffisamment réaffirmer le caractère essentiel et obligatoire. Ce sentiment d’obligation, de contrainte, trop souvent attaché au sexe reflète une astreinte créée par une conception sociétale sexiste.

Les filles et le sexe, un double standard

La virginité d’Alice a été de plus en plus difficile à assumer quand elle est arrivée à la fac, où l’on présupposait qu’elle était forcément active sexuellement. Pour elle, le pire a été le week-end d’intégration :

“Un questionnaire nous a été distribué avec des questions sur nos relations sexuelles, nos positions préférées, etc. J’ai préféré écrire des réponses ironiques plutôt que de dire que j’étais encore vierge : la pression était vraiment forte dans le car où l’on devait remplir ces questionnaires puisqu’un inconnu était assis à côté de nous.”

La présence d’un inconnu faisait redoubler la pression engendrée par ce questionnaire orienté, encourageant les récits de performances et d’expérimentations, perpétuant une norme particulière de la sexualité dans laquelle les filles subissent aussi un double standard : on leur en demande “assez”… mais pas trop non plus. En témoigne l’expérience de cette lectrice anonyme, qui a souffert des deux versants des restrictions sexuelles socialement infligées aux filles.

“J’ai commencé ma sexualité ‘tard’ par rapport à mes amis. J’ai eu ma première fois quelques jours après mes 20 ans avec quelqu’un dont j’étais (et suis toujours) follement amoureuse.

Dès le lycée, on ressent comme un paradoxe autour de la sexualité : les potes te font comprendre que tu es coincée si tu ne couches pas, mais ce sont aussi les premiers à te juger si tu vis une sexualité trop exacerbée.[…] Il y a une grosse pression sur la vie sexuelle, c’est le sujet de conversation de beaucoup de groupes d’amis.”

Margot, une autre lectrice, qui apprécie les coups d’un soir selon ses envies, a tenu à souligner “le sexisme que subissent les femmes qui, comme [elle], décident de vivre une sexualité axée sur le désir qu’elles peuvent ressentir à un instant T, et qui sont sans arrêt jugées comme étant des ‘filles faciles’, voir des ‘putes’ ou encore de pauvres victimes de ces hommes qui ‘sautent sur tout ce qui bouge'”. Elle a donc voulu témoigner des “histoires d’un soir” qu’elle vit “dans un respect mutuel et réciproque”, sa “seule règle étant celle du désir”. Une façon de vivre sa sexualité qui lui convient parfaitement et dans laquelle elle s’épanouit, dont le seul point noir est le jugement porté par certaines personnes qui font du slut-shaming.

À ce sujet, Michel Bozon et Nathalie Bajos remarquaient dans leur enquête sur la sexualité en France que “la place et le sens attribués à la sexualité continuent à se conjuguer de manière très différente au féminin et au masculin” :

“Les écarts entre les hommes et les femmes se réduisent mais attestent toujours d’un clivage entre une sexualité féminine, qui ne serait pensable qu’en référence à l’affectivité et à la conjugalité, et une sexualité masculine, dont la diversité et la dimension physique apparaîtraient comme des caractéristiques intangibles. Alors que les comportements sexuels se rapprochent et que l’aspiration à l’égalité n’a jamais été aussi forte, de nouvelles tensions entre pratiques et représentations sociales se font ainsi jour.”

Des différences présentes dans tous les pays selon les deux spécialistes, qui ont notamment souligné “la stigmatisation de l’activité sexuelle des jeunes femmes”. Autant de pressions que les lectrices et les lecteurs ayant témoigné ont dû affronter pour vivre sereinement leur sexualité — ou leur non-sexualité.

S’assumer malgré les injonctions autour de la sexualité

Alice assume désormais pleinement sa vision de la sexualité, et ne ment plus à ses proches.

“J’ai doucement assumé le fait d’être vierge, d’abord avec mes amis proches qui le savaient, naturellement. Puis c’est devenu presque une fierté auprès de mes connaissances ; je ne le criais pas sur tous les toits, mais je répondais franchement si on me posait la question, j’assumais totalement mon choix.

Je pense parfois que je sacralise un peu trop la chose : malgré mon ouverture d’esprit et mon côté excessif sur d’autres points, je reste très ‘classique’ au sujet de la sexualité. Si je suis célibataire et si personne ne m’attire dans mon entourage, je n’ai aucune envie physique. À vrai dire, je suis très bien sans sexualité.

Maintenant, je ne le dis que pour prévenir la personne avec qui je commence une relation. Je suis sortie avec quelques garçons mais j’ai toujours renoncé en voyant le manque de sérieux de certains et leurs intentions. J’ai fini par faire des généralités sur les garçons, mais je ne désespère pas de trouver celui qui me plaira et saura patienter !”

Valentin a justement rencontré une personne précieuse, qui l’a aidé à vaincre son blocage et à prendre confiance en lui après six années de lourds complexes.

“J’ai rencontré une fille différente des autres. Un énorme coup de cœur. La pression était donc encore plus grande. J’étais paniqué, mais pour la première fois, je ne voulais pas me défiler. Pendant toute la période où je faisais simplement connaissance avec cette fille, j’ai tenté plein de choses pour me donner confiance. Lecture de développement personnel sur le sujet, exercices pour être plus performant (la bonne blague), tout ce qui me passait par la tête.

J’étais obnubilé. Puis je me suis enfin retrouvé avec cette fille. Et mes efforts avaient été vains, mes vieux démons étaient toujours présents.

Finalement, la solution a été très simple. J’ai exposé le problème à cette fille, qui a merveilleusement bien réagi. Elle m’a énormément rassuré, et m’a expliqué qu’elle me laisserait le temps. Elle m’a surtout fait comprendre qu’il fallait arrêter de se comparer aux autres. Quand on a ce genre de problème, on pense qu’on est le seul à l’avoir, que ça roule pour tout le monde autour de nous de ce côté-là. Elle a eu une phrase parfaite sur ce sujet : ‘Mais qu’est-ce tu en sais ? On n’est pas dans l’intimité des gens. Regarde autour de toi, personne ne se doutait que tu avais ce blocage’. Boum.

Et voilà, aujourd’hui je suis épanoui sexuellement. Et quand je repense aux critères de performance que je m’étais mis dans la tête, ça me fait rire.”

Rebecca, elle, a cherché de l’aide pour faire face aux blocages liés à ses douleurs et aux pressions qu’elle ressent. Elle prône désormais des représentations du sexe plus ouvertes et réalistes, pour ne plus se sentir stigmatisée et coupable de ne pas coller aux “normes”.

“J’ai des amies très compréhensives, ce qui m’a aidée à me libérer de tout ça. Je vois aussi une psychologue pour évacuer mes angoisses (car oui, le sexe m’angoisse). Mais j’aimerais également que les gens (du moins mon entourage proche comme éloigné) arrêtent de s’indigner et comprennent que chacun-e ne fonctionne pas de la même façon dans ses rapports aux autres, et que tout le monde n’a pas une relation au sexe épanouie et libérée, que tout le monde n’est pas à l’aise.”

En conclusion

Les lectrices et lecteurs qui ont souhaité témoigner sur le sujet ont généralement mis en avant le besoin de dénoncer les pressions sociales pesant sur leur sexualité, en plus de vouloir visibiliser leur conception à eux. Valentin espère ainsi que son expérience permettra “d’éviter les années d’angoisse qu'[il a] vécues à quelqu’un d’autre”. Pour lui, la pression sociale est avant tout “celle que l’on se met soi-même”. Un avis différent de celui de Rebecca, pour qui la faute revient avant tout à la société — bien qu’il y ait pour elle des évolutions notables. Elle plaide pour le droit de vivre et d’exprimer son individualité pour chacun et chacune :

“Même si je constate que depuis quelque temps, il y a beaucoup plus de témoignages et d’articles autour des sexualités différentes de la norme (abstinence, pansexualité, vaginisme, etc.), je trouve que les gens sont encore bloqués dans cette société hypersexualisée qui voudrait que le sexe soit aussi simple, joyeux et accessible que toute autre activité. Laisser la place à l’intimité de chacun-e, c’est bien, aussi. “