Sous le tapis rouge, le futur du cinéma se joue aussi aux enchères du Marché du film de Cannes

Sous le tapis rouge, le futur du cinéma se joue aussi aux enchères du Marché du film de Cannes

Image :

(© MDF / Festival de Cannes)

photo de profil

Par Manon Marcillat

Publié le , modifié le

L’an dernier, dans les allées du Marché, 4 000 films tentaient de trouver preneur pour espérer une sortie à l’international.

Cannes, ses célèbres marches, ses stars et ses paillettes. Mais derrière l’image d’Épinal et sous le tapis rouge se joue autre chose : le futur des films et leur sortie en salle. Dans les allées du sous-sol du Palais des festivals, alors que sont projetés à l’étage supérieur les films en sélection, producteurs, distributeurs, vendeurs internationaux, sélectionneurs et financiers s’affairent pour tenter d’offrir à leur film une sortie à l’étranger.

À voir aussi sur Konbini

Pour qu’un film sorte à l’international, il faut que son vendeur parvienne à séduire un distributeur étranger, et le Marché du film de Cannes, le plus important du monde, est donc leur terrain de jeu favori.

Le plus grand catalogue de films au monde

En 1959, à l’occasion de la 13e édition du Festival de Cannes, des festivaliers conscients de l’influence grandissante du Festival décident de s’organiser pour faciliter la rencontre entre les professionnels du cinéma présents à Cannes. Dans une petite salle de projection nichée sur le toit de l’ancien Palais Croisette naît donc le Marché du film de Cannes, qui, en soixante-cinq ans, est devenu le plus grand catalogue de films au monde.

Parmi les 14 000 professionnels qui s’y sont pressés l’an dernier pour y découvrir près de 4 000 films, Alexis Hofmann, dix-huit ans de métier chez Bac Films, distributeur français indépendant, et dix ans passés aux acquisitions, le service en charge de trouver les films qui vont constituer la ligne éditoriale et le catalogue de la société. Au quotidien, il est donc à la recherche des huit à dix longs-métrages, de tout genre et de toute nationalité, que Bac Films sortira dans les salles obscures françaises chaque année. Mais pendant les quinze jours du Festival de Cannes, tout s’accélère.

“Il y a l’European Film Market à Berlin et l’American Film Market à Santa Monica mais le Marché de Cannes est clairement le plus important de l’année”, nous a-t-il expliqué. Et tandis qu’à l’étage supérieur du Palais, sur les terrasses des hôtels ou dans les villas louées durant le Festival ses collègues assurent la promotion des films de la société en sélection officielle, lui cherche la ou les futures perles rares qui viendront compléter son catalogue et peut ainsi se targuer d’être le tout premier spectateur des films. “Cela m’arrive même régulièrement d’en voir en cours de montage”, précise-t-il.

Pour vendre son film à Cannes, aucun besoin d’être sélectionné par le Festival, le Marché a son écosystème propre et tous les films en développement peuvent y être mis en vente, le chef-d’œuvre comme la série Z. Les vendeurs – en France, ils seraient une grosse centaine, selon Le Monde – projettent leurs films dans les salles cannoises, s’ils sont montrables et que le distributeur met la main au portefeuille (pour une projection marché, il faut compter 1 000 à 1 500 euros selon la capacité de la salle). Sinon, ils envoient des promo reels, une sorte de longue bande-annonce, ou préparent un solide argumentaire de vente pour attirer les acheteurs et faire monter les enchères.

Alexis Hofmann précise :

“À Cannes, je rencontre des vendeurs français et étrangers, beaucoup d’Européens mais aussi des Américains, qui me présentent leurs films finis et me pitchent ceux en phase de financement, de tournage ou de post-production. Ils profitent du Marché pour y organiser des projections privées, réservées aux professionnels.”

Quinze jours pour prendre le pouls du cinéma mondial. Et quand il repère un projet qui correspond à la ligne éditoriale de Bac Films, il fait une offre. Pas d’enveloppe préétablie ni d’objectif à remplir. “On ne s’interdit rien, si on a un coup de cœur, on fera une offre. Mais on a déjà beaucoup de films à sortir d’ici le printemps 2025.”

Les Français, favoris du marché

Si l’on imagine une élégante salle d’enchères, un commissaire-priseur et des “adjugé vendu” qui fusent à l’issue de surenchères agressives, la réalité est bien moins cinématographique. Le distributeur tempère ainsi :

“Ce ne sont pas des enchères publiques et ça se passe souvent par mail ou au téléphone. Puis on n’est pas beaucoup de distributeurs indépendants français, on se connaît et les relations sont souvent cordiales, voire amicales. Le distributeur qui fait la meilleure offre l’emporte, et à offre égale, ça dépend de ta relation avec le vendeur. C’est finalement un marché on ne peut plus classique.”

Si les plateformes ne sont toujours pas les bienvenues sur la Croisette et que le Festival n’autorise pas les films à concourir s’ils ne sortent pas dans les salles françaises, dans les allées du Marché, elles viennent elles aussi faire leurs courses avec des portefeuilles plus épais que ceux des distributeurs indépendants. “Les studios et les plateformes sont face à nous mais on sait qu’ils vont souvent vers des films dont les budgets ne nous correspondent de toute façon pas”, constate-t-il.

Au Marché du film, le ticket d’entrée peut être de zéro et un distributeur peut acquérir les droits de distribution d’un long-métrage sans débourser le moindre centime, mais les enchères peuvent aussi monter très haut. L’an dernier, à Cannes, Netflix aurait par exemple acheté pour le monde entier sauf la France May December, le dernier film de Todd Haynes avec Natalie Portman et Julianne Moore, 11 millions d’euros. Il est difficile de donner une estimation précise du volume d’affaires que brasse le Marché chaque année, toujours selon Le Monde, il pourrait avoisiner les 500 millions d’euros. “Ce n’est pas fréquent mais on a déjà mis un million d’euros pour un film sur lequel on misait beaucoup”, précise Alexis Hofmann.

Si le Festival constitue un bon indicateur de ce qui plaît à la presse et au public et qu’un buzz ou un prix cannois pourraient motiver des acheteurs et faire monter les enchères, il est rare qu’un film sélectionné arrive au Festival sans distributeur français. Le distributeur se souvient :

“En compétition officielle, tous les films ont un distributeur à l’ouverture du festival. Parfois, ils n’en ont pas au moment de la conférence de presse qui dévoile la sélection officielle [environ un mois avant le début du festival, ndlr], mais très rapidement, ils trouvent preneur. Par exemple, l’an dernier, nous avons acheté La Zone d’intérêt [qui remportera le Grand Prix, ndlr] juste après la conférence de presse.”

Une exception cependant est restée dans les annales du Festival : en 2010, Oncle Boonmee, le cinquième long-métrage du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, très apprécié de la critique et habitué de la Croisette, a été signé par Pyramide Films le dernier jour du festival, en début d’après-midi. Le soir, il recevait la Palme d’or. “Mais c’était il y a presque quinze ans, c’est devenu très rare”, nuance Alexis Hofmann.

Effectivement, cette année, hormis The Seed of the Sacred Fig et Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde, ajoutés a posteriori de la conférence de presse en compétition officielle, et The Substance, le nouveau film de Coralie Fargeat, qui sortira outre-Atlantique chez Universal mais pas chez nous, les dix-neuf autres films en lice pour la Palme d’or ont déjà trouvé un distributeur français. Et rien ne nous indique qu’ils trouveront une maison d’ici le début du Festival.

Si, dans le Grand Théâtre Lumière du Palais des festivals, les films français ont la cote et ont remporté dix Palmes et six Grands Prix (équivalent de la Palme d’or avant 1955) – soit seize prix qui font de la France le troisième pays le plus palmé après le Royaume-Uni et l’Italie –, dans les allées du Marché du film, ils sont les grands favoris et notre cinéma se porte mieux que le reste du monde. En 2023, Unifrance comptabilisait 37,4 millions de spectateurs pour les films tricolores en salle à l’étranger, une nette progression de 38,5 % par rapport à l’année 2022 mais qui ne retrouve pas encore les couleurs d’avant Covid-19 et ses 45,9 millions de tickets vendus en 2019.