Pourquoi une nouvelle génération d’artistes américains embrasse la cause noire

Pourquoi une nouvelle génération d’artistes américains embrasse la cause noire

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Par Naomi Clément

Publié le

Aux États-Unis, plusieurs chanteurs se sont élevés pour revendiquer leur identité afro-américaine et dénoncer le racisme ambiant. Comment interpréter ce militantisme culturel et pourquoi s’exprime-t-il maintenant ? L’historien François Durpaire nous éclaire.

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Le 7 février dernier, Beyoncé, jusqu’ici relativement avare en matière de revendication identitaire, délivre à la mi-temps du Super Bowl un show truffé de références au radical Black Panther Party, en interprétant aux côtés de sa horde de danseuses-combattantes son nouveau single, “Formation”. Un titre puissant, qui la transforme instantanément en figure du mouvement Black Lives Matter et de l’idéologie Black Power.

Quatre jours plus tard, Kanye West s’inspire d’une photo de Paul Lowe prise dans le camp rwandais de Kibeho en 1995 pour présenter son nouvel album, The Life of Pablo, au Madison Square Garden. Le 15 février, c’est au tour de Kendrick Lamar, vêtu d’un uniforme de prisonnier, de dénoncer sur la scène des Grammy Awards le racisme ambiant aux États-Unis. Idem pour V V Brown, qui a repris début février un discours de Malcolm X dans son clip “Sacrifice”.

Aux États-Unis, la musique a souvent été un moyen de militer en faveur de la cause noire. Dans les années 1960, nombreux sont les musiciens à soutenir le mouvement des droits civiques, à l’instar de Sam Cooke et son “A Change Is Gonna Come”, de John Coltrane et son “Alabama” ou encore de Billie Holiday et son “Strange Fruit”.

Mais à la veille de l’élection présidentielle américaine, qui verra Barack Obama tirer sa révérence, ces performances revêtent un caractère particulier. Comment interpréter cette vague culturelle militante ? Pourquoi intervient-elle maintenant ? Nous nous sommes entretenus avec François Durpaire, historien et écrivain spécialiste de la question de la diversité culturelle aux États-Unis, pour le comprendre.

Konbini | Qu’avez-vous pensé de ces différentes performances ?

François Durpaire | Il y a deux choses à retenir. La première, c’est qu’il y a un croisement des lignes. Dans les années 1960, lors du mouvement des droits civiques, ce sont les militants politiques qui étaient en avant, soutenus par le mouvement culturel (on se rappelle de Harry Belafonte ou d’Aretha Franklin, qui venaient soutenir le combat de Martin Luther King). Aujourd’hui, c’est l’inverse : les militants politiques sont derrière ces très grosses stars de la culture hip-hop.

La seconde concerne la question générationnelle. Des gens comme John Lewis ou Jesse Jackson [deux figures majeures du mouvement des droits civiques dans les années 1960, ndlr], qui ont aujourd’hui 70 ans, ont peut-être plus de mal à parler à la nouvelle génération, qui n’est pas forcément conscientisée. Tandis que Beyoncé, Kanye West ou Kendrick Lamar, de par leur posture au sein de la culture hip-hop, peuvent aller chercher cette nouvelle génération. Et cette génération est celle du #BlackLivesMatter, une génération qui va au-delà de la communauté uniquement noire-américaine.

Pourquoi ce militantisme artistique intervient-il maintenant, selon vous ?

Lorsque Barack Obama a été élu, il y a eu une sorte d’état de grâce (peut-être fictif) sur l’idée d’une société américaine devenue post-raciale : les jeunes qui avaient voté n’avaient pas vu la couleur de peau du président. On se souvient d’ailleurs du discours d’investiture d’Obama en janvier 2009, qui disait alors : “Regardez là-bas, il y a les cafés dans lesquels les Noirs ne pouvaient pas entrer il y a quarante ans.

Kendrick Lamar sur la scène des Grammy Awards 2016, le 15 février dernier

Et puis, au cours des deux mandats d’Obama, il y a eu ces problèmes avec la police, avec la justice, l’affaire Trayvon Martin, la mort de Michael Brown… On a assisté à une division raciale, avec d’un côté une Amérique noire qui dit : “Ces questions-là sont des questions raciales.” Et, de l’autre, une Amérique blanche qui affirme : “Les Noirs sont paranoïaques, ce sont des questions de délinquance, il n’y a pas de problème.

“Beyoncé ne fait pas un acte de la même nature que Tommie Smith en 1968”

Et donc, en fin de mandat, ces artistes se dressent – il n’y a d’ailleurs pas que les chanteurs ou rappeurs, puisqu’il y a aussi eu le boycottage des Oscars par l’actrice Jada Pinkett-Smith et le réalisateur Spike Lee, entre autres. Quand Beyoncé fait ce show (il y a bien sûr Kendrick et Kanye, mais on ne peut pas mettre les trois sur le même plan : Beyoncé, c’est le Super Bowl, c’est 110 millions de spectateurs !), c’est une manière de dire : “Voilà, les choses ne sont pas résolues.

Ce militantisme a donc bien un lien direct avec la fin du mandat de Barack Obama ?

Oui. Il faut rappeler que Beyoncé et Jay Z étaient les premiers à faire des levées de fonds en 2007 pour la candidature d’Obama. C’était les deux premiers Noirs à soutenir sa candidature. Barack Obama n’a pas été soutenu par les Noirs militants compagnons de Martin Luther King, il a été soutenu par l’Amérique noire multiculturelle, c’est-à-dire les jeunes. Jesse Jackson disait d’ailleurs à l’égard d’Obama : “Ce gars n’est pas ‘black’ comme nous.” C’était son expression.

Y a-t-il eu une véritable augmentation des violences faites à la communauté noire-américaine ces dernières années, sous l’ère Obama ?

C’est difficile à dire car les données sont très complexes à faire remonter au niveau fédéral. George W. Bush a interrompu les dispositifs fédéraux destinés à collecter ces données. Et le fait qu’au pays de la statistique, on soit incapable de dire combien de gens sont tués par la police, et combien de gens noirs sont tués par la police, cela constitue déjà une affaire politique. Le mouvement #BlackLivesMatter demande d’ailleurs à ce qu’on rétablisse des fonds fédéraux pour savoir avec plus de précision ce qu’il se passe.

Actuellement, c’est notamment le Washington Post qui fait la comptabilité des gens tués par la police, et autant que faire se peut en fonction de l’origine des personnes tuées. Si on se base sur les chiffres du quotidien américain, il y a deux personnes tuées par la police par jour, et 16 % d’entre elles ne sont pas armées. Donc il faut remettre les choses en perspective : quand un policier français intervient sur une scène de crime ou de délit, il intervient en se disant qu’il n’y a pas d’armes ; mais lorsqu’un policier américain intervient, il se dit que dans un peu plus de 80 % des cas, la personne en face de lui est armée.

Ceci étant dit, on observe que quand des personnes sont tuées par la police aux États-Unis, l’altercation est souvent mineure (il ne s’agit pas de crime ou de délit la plupart du temps). Et lorsqu’il s’agit de personnes non armées qui sont tuées, il y a une surreprésentation des Noirs à deux niveaux : au niveau des gens tués et au niveau des personnes non armées qui sont tués. À ce moment-là, intervient non plus la question uniquement du port de l’arme à feu lors de l’intervention, mais la question du préjugé racial. Le policier blanc (ou noir d’ailleurs, il faudrait aussi chiffrer ça) intervient dans un contexte où il a peur de l’arme, mais aussi de l’homme noir.

J’aimerais revenir sur ce militantisme culturel. Jusqu’au Super Bowl, Beyoncé ne s’était pas vraiment prononcée sur la cause noire. Ce genre de performances engagées pourrait-il être un moyen pour ces artistes de se rendre plus visibles, de faire parler d’eux ?

Il faudrait mal connaître la vie des artistes pour penser que l’un d’eux peut intervenir dans une période qui ne serait absolument pas suspecte en matière de charity business. Beyoncé a toujours des albums à vendre. Mais dire qu’elle intervient uniquement pour vendre son prochain concert, c’est faire fi du fait qu’elle n’a pas besoin de ça pour remplir des stades entiers. On peut quand même lui donner crédit de sa sincérité parce qu’elle a bien d’autres moyens de faire parler de sa musique.

En revanche, ce qu’on peut dire, c’est qu’en faisant cela, Beyoncé ne fait pas un acte de la même nature que Tommie Smith en 1968 [lors des jeux Olympiques, ndlr]. En levant son poing ganté, en se mettant nu-pieds sur le podium, en remontant le bas de son pantalon, Tommie Smith quitte le stade au son des cris de singe ; on lui retire ses médailles olympiques et on lui déchire sa promesse pour jouer dans la NFL, le championnat de football américain : il devient chômeur.

“Le hip-hop n’a jamais cessé d’être politique”

En faisant cet acte-là, il cesse d’être un sportif de haut niveau et devient quelqu’un dont la photo est dans tous les manuels scolaires du monde. Mais il ne sera jamais millionaire. Il a vraiment payé de sa vie. C’est complètement différent de Beyoncé, pour qui cette prestation n’a pas d’impact sur sa carrière, ni positif ni négatif.

Peut-on parler du renouveau d’un hip-hop foncièrement politique ?

En vérité, le hip-hop n’a jamais cessé d’être politique. Simplement, le hip-hop est devenu une culture mondialisée, donc on ne peut pas chercher dans tous les textes de hip-hop en se disant : “Il faut que chaque phrase soit politique, il faut absolument que l’on parle des noirs partout.” Ce constat rejoint un peu la parodie très réussie du Saturday Night Live, qui parle du “jour où Beyoncé est devenue noire“. Mais elle a toujours été noire ! “Formation” n’est pas le premier texte où elle parle des Noirs-Américains, de l’engagement. Et le hip-hop aux États-Unis est une musique qui est toujours politique.

Je vous cite un exemple très récent, celui de Dee-1, un jeune prof de maths de la Louisiane, qui finance ses études et qui s’endette. Récemment, il a été signé par une maison de disque, qui décide alors de le produire. Et devinez quel est son premier titre ? “Sallie Mae Back”, qui dénonce l’endettement des étudiants américains, et qui fait des millions et des millions de vues.

Ici, il n’est pas question de Noirs ou de Blancs, mais d’une génération – le Washington Post dira d’ailleurs que c’est “l’hymne d’une génération”. Les hommes politiques américains s’en sont emparés, Bernie Sanders talonne Hillary Clinton sur cette question de la gratuité des études supérieures aux États-Unis. C’est trois minutes de rap qui ont mis le doigt sur la question d’une crise qui pourrait être à la hauteur de celle des subprimes, mais en matière de droits universitaires.

Ces dernières années, l’entertainment n’avait-il tout de même pas un peu pris le pas sur l’engagement politique dans le hip-hop américain ?

Non, pas du tout. Il n’y a pas une époque où il y avait les gentils engagés, et une autre époque où il y a les pourris qui font de l’argent. D’ailleurs, faire de l’argent est aussi un moyen de s’engager (bon, évidemment, c’est une manière confortable de s’engager) : aujourd’hui, on voit une nouvelle génération qui met le dollar autour du cou, pour montrer qu’elle est maîtresse de son destin.

Il y a eu une époque où Chuck Berry était acheté par les Blancs, parce que cette musique rock devait devenir blanche pour se vendre, et il y a eu une époque où Michael Jackson achetait le patrimoine mondial de l’humanité du rock en s’offrant les Beatles. Tout ceci est aussi une manière de dire que les Noirs ont repris le pouvoir économique sur leur production culturelle.