On a discuté avec le créateur français de Lichess, 2e plus gros site d’échecs du monde

On a discuté avec le créateur français de Lichess, 2e plus gros site d’échecs du monde

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Par Julie Morvan

Publié le

"Lichess, c’est un projet pour la communauté des échecs, par la communauté des échecs", affirme Thibault Duplessis.

À l’origine, c’était un “petit projet” parmi tant d’autres, développé sur son temps libre et aussitôt publié en ligne. En créant Lichess en 2010, Thibault Duplessis ne s’attendait pas du tout, mais alors DU TOUT, être à l’origine de la deuxième plus grande communauté d’échecs en ligne. Consultée par près d’1,5 millions de personnes, chaque jour.

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Au fil du temps, ce site est devenu une véritable référence dans le monde des échecs, pour les novices comme les Grands Maîtres. Dessus, on peut jouer une partie contre un·e adversaire ou l’ordinateur, apprendre de nouvelles stratégies grâce à des cours interactifs, assister à de prestigieux tournois en ligne… Au total, plus de 4,8 millions de parties d’échecs y sont jouées quotidiennement.

Mais ce n’est pas tout : ce qui distingue Lichess de ses homologues tels que le mastodonte Chess.com, c’est qu’on n’y trouve aucune publicité, aucun tracker, son utilisation est complètement gratuite… et surtout, son code et ses données sont en open source. En clair, Lichess est un véritable projet collaboratif qui se développe depuis maintenant 12 ans.

On a discuté de tout ça avec Thibault Duplessis, initiateur du mouvement, programmeur passionné, pro-Linux et expert à Super Street Fighter II.

Pour des raisons de clarté, l’interview a été éditée

Salut Thibault, merci de nous accorder un peu de ton temps !

Merci à vous, c’est vrai que je suis assez discret d’habitude. Je ne donne pas beaucoup d’interviews, c’est par période : pendant un an je vais les refuser, puis pendant quelques semaines, je vais toutes les prendre d’un coup [rires].

On a de la chance alors ! Est-ce que tu peux nous raconter comment tu as eu l’idée de créer Lichess ?

Ça remonte à 10 ans plus tôt, j’apprenais les ficelles du métier en réalisant plein de petits projets personnels, des trucs très courts qui me prenaient une semaine, où j’apprenais tel ou tel aspect de la programmation. J’avais pris l’habitude de toujours publier ce que je faisais, et puis la semaine d’après je passais à autre chose.

Par exemple, j’ai créé Vindinium un jeu vidéo en 2D où les gens devaient construire une intelligence artificielle pour qu’elle se batte contre les autres. Il est encore utilisé dans les écoles de programmation d’ailleurs.

Puis j’ai voulu m’initier à la communication en temps réel sur les navigateurs, du coup, j’ai fait un petit jeu d’échecs, avec un petit plateau, et le but était que lorsque quelqu’un bouge une pièce sur son plateau, ça bouge aussi la pièce sur un autre ordinateur. Là aujourd’hui, ça semble évident, mais c’était pas si facile qu’à l’époque, il y a 12 ans. Donc je l’ai publié et je suis passé à autre chose.

Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

Il s’est trouvé qu’en fait, surprise, des gens se servaient vraiment de ce petit plateau d’échecs complètement minimaliste. Mais je ne voyais rien, il n’y avait pas de chat, pas de mode spectateur, pas de compte utilisateur… Juste si on arrivait dessus, et si un autre arrivait, paf, ça lançait une partie.

Et j’ai vu qu’il y avait des parties ! Donc ça m’a intrigué, j’ai rouvert le projet, j’ai rajouté un chat et ça m’a permis de discuter avec les personnes qui s’en servaient… Et elles m’ont engueulé ! Parce qu’il y avait des bugs partout, ça ne validait même pas le déplacement des pièces donc on pouvait faire n’importe quoi.

Donc j’ai corrigé les bugs, j’ai fait en sorte que ça respecte les règles des échecs… Eux ont dû en parler parce que d’autres personnes sont arrivées, une m’a aidé à rajouter des fonctionnalités, les horloges d’échec, la création de comptes utilisateur… Au début il n’y avait rien, pas de mode de jeu, tout le monde était anonyme… Toute une communauté de joueurs s’est rassemblée autour de ce projet-là et s’est mise à contribuer et créer le projet d’échecs dont ils avaient envie.

Pourquoi tu penses que tout le monde s’est investi dans le projet comme ça ?

Parce que ça répondait vraiment à une demande. Il existait déjà des serveurs commerciaux qui utilisent les échecs pour générer des profits et avoir le plus de gens qui paient possible, mais pas encore de serveurs d’échecs communautaires créés par la communauté, en open source !

Les gens attendaient que ce projet apparaisse pour pouvoir y contribuer, et j’ai eu la chance de le faire au bon moment. Si je ne l’avais pas fait, quelqu’un d’autre l’aurait fait et Lichess aurait existé sous un autre nom.

Et petit à petit, le site a percé ?

On a été connus grâce au bouche-à-oreille, qui ne fonctionne pas trop mal sur Internet. Ça a été très progressif, pendant quasiment toute la durée de vie du site, ça doublait tous les ans, c’était vraiment très très étrange, très très régulier. Chaque année y avait deux fois plus de parties jouées et de gens connectés. Ça fait des années qu’on se dit que chaque année c’est pas possible que l’année prochaine on soit deux fois plus gros… Et bah si, à chaque fois ça le refait ! [rires]

Le gros pic qui a marqué un avant et un après, c’est à la sortie de la série Le jeu de la dame, en novembre 2020. On a eu beaucoup de débutants ou simples curieux·euses qui se sont créé un compte. Ça et le covid, avec ses confinements internationaux, qui ont obligé tous les joueurs de clubs à reporter leur activité en ligne. Tout le monde était télétravail, donc c’était plus facile de jouer aux échecs en ligne.

Et puis aujourd’hui des grands maîtres jouent sur Lichess. Magnus Carsen joue quasi exclusivement dessus, donc ça devient difficile de nous ignorer. Il y a eu plusieurs moments où on a eu de gros afflux, pendant des tournois, des gros prix, ou lorsque de gros streamer comme agadmator ramènent toute leur communauté. Là il y a des gros pics et c’est la suée. Mais bon, c’est le genre de problème qu’on veut avoir ! [rires]

Aujourd’hui, on peut dire que tu es un peu une légende dans le monde des échecs ?

Je n’aime pas que le projet soit centré sur moi, les gens surestiment énormément ma responsabilité dans ce succès. C’est un projet open source, il y a beaucoup de gens qui y contribuent épisodiquement, pendant une semaine ou un jour…

Les gens aiment bien mettre un visage sur un projet, mais c’est la communauté d’échecs qui l’a vraiment construit et lui a permis d’être meilleur que ses alternatives, c’est admirable. En réalité quand ils me remercient, ils s’applaudissent les uns les autres, et ils ont bien raison.

En tout cas, tu as posé les bases du site, tu peux nous en dire plus dessus ?

J’ai apporté les 3 principes de base : que les codes et les données soient libres, que personne ne paie quoi que ce soit, en tout cas pas un prix fixe, et qu’il n’y ait ni publicité ni tracker. Au début les gens me disaient “ça ne marchera jamais, tu finiras par le vendre, par mettre des pubs”… On a prouvé que c’était possible de faire ça !

Je me souviens, au début il n’y avait même pas de système de don dessus. Au bout d’un moment les gens ont râlé, ils voulaient que je mette un système de don pour qu’ils puissent m’aider à payer les serveurs… Moi je ne voulais pas que les gens sortent leur carte bleue, les coûts étaient abordables. Il a fallu que la communauté insiste.

Et les gens qui donnent aujourd’hui pour Lichess ne reçoivent rien en retour, c’est purement désintéressé. Le plus gros montant qu’on ait eu, ça devait être 500 euros. La moyenne tourne plutôt autour de 3 euros.

L’absence de pubs et de tracker, c’était un choix personnel. Les serveurs commerciaux traitent les joueurs comme un moyen de générer du profit, mais pas comme une fin. Lichess s’inscrit dans l’idée complètement inverse de ça, on n’utilise pas les joueurs d’échecs, ce sont eux qui utilisent Lichess.

Donc il n’y a pas de publicité sur Lichess, y en a jamais eu et y en aura jamais, pas de tracker non plus, Google Analytics ou autre logiciel espion du même genre…

La dimension open source est aussi très importante ?

Oui, tout le travail qu’on fait est immédiatement publié, donc on enrichit l’écosystème des échecs… et il y a d’ailleurs plein de sites commerciaux qui sont apparus derrière en utilisant une partie ou la totalité de notre code source.

N’importe qui peut proposer une modification sur le code pour corriger un bug, rajouter une fonctionnalité… Moi mon travail c’est de tout lire, en discuter, et l’intégrer aux serveurs. C’est vraiment un projet pour la communauté d’échecs et par la communauté d’échecs.

J’ai aussi développé le mode “Study”, qui permet d’étudier les échecs avec une IA, de comparer ses coups avec d’autres joueur·euse·s… Et j’en suis super fier, parce que ça n’existait pas, et ça n’existe d’ailleurs toujours pas en dehors de Lichess. C’est un de nos rôles : promouvoir et favoriser l’enseignement de la pratique du jeu d’échecs et ses variantes.

Et ça va encore plus loin que le code source parce qu’on va aussi publier toutes nos données. Toutes les parties, les puzzles, qui sont joués sont publiées… Tous nos coûts sont publics aussi.

L’inverse de nos “concurrents” actuels. Les serveurs commerciaux ne distribuent jamais leur travail à personne, n’acceptent pas que quelqu’un contribue, ne partagent pas leurs données… Ils ferment tout, sont dans un objectif de tout cloisonner et d’enfermer les joueurs pour les faire payer le plus possible.

Mais aujourd’hui, on passe pour un OVNI pour encore beaucoup de gens. Ils ne se rendent pas encore compte qu’on peut fonctionner comme ça, et ils subissent les publicités, les trackers, le chantage à l’abonnement… Tout le monde n’est pas sensible à cette dimension collaborative, du respect du joueur d’échecs en tant que personne et pas en tant que vache à traire. Nous, notre but c’est de prouver que l’on peut fournir un service meilleur que celui que les gens tiennent comme obligatoire.

Aujourd’hui plus de 16 millions de comptes utilisateurs existent sur Lichess, tu t’attendais à un tel succès ?

C’est incroyable, jamais je n’avais prévu ça. Je n’ai jamais décidé de faire un site d’échecs, je ne me suis jamais dit ‘faisons le deuxième plus gros serveur d’échecs du monde’, jamais, absolument jamais. Le site est traduit dans plus de 80 langues, même en espéranto, en breton, en toki pona… La Fédération internationale des échecs a même utilisé notre code, qui fonctionne magnifiquement bien, pour construire leur site !

Pour moi c’était un petit projet, un hobby que je faisais sur mon temps libre tout en travaillant dans des boîtes de développement à côté. En 2016 le projet est devenu une association à but non lucratif, donc impossible de générer des profits, tout l’argent devait être réinvesti pour accomplir les objectifs de l’association. Et une fois qu’on a eu cette structure légale administrative, j’ai pu me payer un salaire et m’y mettre à plein temps.

Aujourd’hui on est environ 150 personnes dans l’équipe, dont une quinzaine rémunérée. La grande majorité s’occupe de la modération, surtout pour lutter contre la triche et les comportements haineux. On est deux en CDI, employé·e·s par l’asso, sans patron mais surtout, et c’est fantastique, sans client.

Au total, depuis le début du projet, des milliers de personnes, de contributeur·rice·s, ont participé au projet côté modération, traduction, développement… Et c’est beau : autour d’un jeu très basique dans le fond, où la faction la plus forte détruit la plus faible, on peut construire des valeurs humaines, et une communauté extrêmement riche.

Vous savez qu’on a une chaîne Twitch ? On est en live le jeudi matin pour parler d’internet, passez nous voir !