“Palestine écrans mémoire”, le projet qui archive les stories pour “ne jamais oublier”

“Palestine écrans mémoire”, le projet qui archive les stories pour “ne jamais oublier”

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© Palestine écrans mémoire

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Par Yasmine Mady

Publié le , modifié le

"C’est un projet sur la parole silenciée. […] Nous screenons pour la mémoire, nous n’oublierons jamais."

“C’est le premier génocide où les victimes diffusent leur propre destruction en temps réel.” Ce sont les mots prononcés le 11 janvier 2024 par l’avocate irlandaise Blinne Ní Ghrálaigh qui représente l’Afrique du Sud à la Cour internationale de justice. L’Afrique du Sud, qui accuse l’État d’Israël “d’intention génocidaire”. Une “destruction en temps réel” documentée sur les réseaux sociaux et qui, dans un contexte international et donc aussi français, impose cette interrogation : que faire ?

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C’est la question que s’est posée Thomas-Tariq, fondateur de la page Instagram et du site Palestine écrans mémoire. Alors, voilà plus de cent jours que Thomas-Tariq screene des stories pour qu’on puisse “lire et retenir”. Cent jours d’archives personnelles répertoriées dans un site dédié et sur quoi nous l’avons questionné.

Est-ce que tu peux nous expliquer ce qu’est Palestine écrans mémoire ?

Palestine écrans mémoire est une plateforme en ligne d’archive de publications numériques individuelles, depuis le contexte français, qui font suite au génocide du peuple palestinien dans la bande de Gaza, en Cisjordanie et dans les territoires palestiniens occupés depuis le 7 octobre 2023. L’archive s’appuie uniquement sur la production individuelle, essentiellement écrite, qui a été publiée en stories sur Instagram, c’est-à-dire des personnes qui, à un moment, ne sont pas restées silencieuses et ont partagé une réaction personnelle, avec leurs propres mots, en français, sur Gaza et sur la violence coloniale.

Les captures d’écrans sont volontairement anonymisées pour donner corps à une parole collective globale et elles s’affichent de façon aléatoire, ce qui permet de composer un flux arbitraire à chaque actualisation de la page, et donc un corpus de lecture à chaque fois différent.

À quel moment as-tu réalisé l’importance d’immortaliser ces stories ?

J’ai commencé à screener le jour même du 7 octobre 2023 alors que se dessinait déjà dans les médias français l’effacement de toute prise en compte des paroles du point de vue palestinien. C’est mon téléphone qui m’a fait réaliser la charge de ce recueil : en m’envoyant un message pour me dire que l’espace de stockage était saturé, je me suis rendu compte que j’avais plus de 5 000 captures d’écrans et que chacune portait en elle la production d’un texte, d’une pensée, d’un commentaire, quelque chose à laquelle aucun média ne faisait place et qui se faisait recouvrir intégralement par la reprise de propos de l’extrême droite.

La plupart de ces stories sont restées en ligne 24 heures, d’autres ont été shadowban. Les contenir sur une plateforme, extraites du réseau Instagram même contre lequel on ne peut rien, est une façon bricolée mais simple de leur préserver un espace libre.

“C’est un projet sur la parole silenciée”

Pourquoi cette documentation spécifique est importante dans l’archivage en temps réel des atrocités commises par l’armée israélienne à Gaza ?

La Palestine est la dernière grande cause coloniale à n’avoir jamais été interrompue dans ce siècle et devant la Cour internationale de justice à La Haye, Blinne Ní Ghrálaigh, l’avocate irlandaise qui représentait l’Afrique du Sud, a rappelé qu’il s’agissait du premier génocide documenté en temps réel par les personnes qui le vivent. Je voudrais juste préciser un point important : Palestine écrans mémoire n’est pas un projet d’archivage du génocide. C’est un projet sur la parole silenciée.

Pour se souvenir des dingueries, de ce qui en a été raconté depuis le contexte français, du prénom de Rima Hassan inscrit sur un missile à la déclaration sur les “bébés en plastique” d’Estrosi. Je ne documente pas le génocide. C’est le peuple palestinien qui le vit qui le fait. J’essaie de garder une trace de cette dichotomie entre les mots de colère indicibles apparus sur mon fil Instagram et le vide politique et médiatique absolu qui a tenté par tous les moyens d’en cadenasser la portée.

“Je ne documente pas le génocide. C’est le peuple palestinien qui le vit qui le fait”

On entend souvent que le militantisme sur les réseaux sociaux est vain, quel est ton positionnement sur la question ?

La réalité est derrière les écrans, ce sont les corps qui la vivent et les réseaux sociaux font partie intégrante du système. Le procédé du shadowban en tire le fil colonial et suprémaciste improbable, jusque dans la diminution technique des audiences contrôlées par les plateformes, dont on ne mesure pas encore la violence dans l’histoire. Mais il y a énormément de recherches contemporaines en cours et elles tendent la plupart du temps à démontrer le rôle de vecteur crucial que peuvent avoir les réseaux sociaux sur une mobilisation collective.

Il n’y a qu’à se pencher sur ce qui s’est passé en Algérie pour le Hirak, sur les études des flux d’images, je pense au travail de Lalia Chenoufi, qui s’appelle Consigner le Hirak : de l’expérience à l’archive. Ce poids-là fait peur : les journalistes qui documentent le génocide sur place sont délibérément ciblé·es par Israël et tombent en ce moment en martyr·e·s.

“Le procédé du shadowban en tire le fil colonial et suprémaciste improbable, jusque dans la diminution technique des audiences contrôlées par les plateformes”

Comment sélectionnes-tu les stories et les personnes derrière ces stories à archiver ?

Palestine écrans mémoire est un projet personnel et empirique, ce n’est pas un projet scientifique. Je ne suis personne pour prétendre à une sélection définie et tenter de proposer une matière exhaustive. Je screene et j’archive comme je navigue, en scrollant, et je pose ça là. Ce qui est important pour moi, c’est que ce quelque chose existe, même mal défini, qu’on puisse le lire et y revenir.

C’est un corpus personnel qui peut se faire l’écho des fils d’actualités Instagram que beaucoup de personnes ont vu passer depuis trois mois. Je n’archive pas de personnes en particulier et je ne cherche pas de profils ni de contenus à screener. J’archive ce qui me touche, ce qui pose des mots, ce qui légende, ce qui commente, ce qui est un partage sur le moment, ce qui vient du cœur ou de l’âme, en tout cas, ce qui ressemble souvent à des tumultes qu’il me semble important de sauvegarder.

Tu expliques dans l’un de tes posts que c’est une “tentative dérisoire de traces laissées contre les effacements de l’histoire”. Pourquoi ?

Parce que ces screens ne changent rien en soi. L’histoire contemporaine de la Palestine est indissociable du projet colonial de son effacement. Cette plateforme, ce n’est pas un projet pour celles et ceux qui ont vu, lu, partagé, les vrai·e·s, qui savent. Les captures d’écrans ne feront que résonner avec leur colère. Il y a par contre, encore en 2024, des gens qui n’ont pas vu ces images – parce qu’ils ne veulent pas les voir.

En vérité, il y a peu d’images en tant que “photographies” sur le site, quand il y en a une, c’est souvent parce qu’elle se suffit à elle-même. Par contre, il y a des milliers de captures de publications écrites sur des images, des productions individuelles de propos citoyens partagés en stories, réunies, et qui contiennent en elles des bouts de résistance contre la violence coloniale d’Israël, et par extension, contre toutes les formes de violence coloniale et impérialiste au monde.

“Il y a par contre, encore en 2024, des gens qui n’ont pas vu ces images – parce qu’ils ne veulent pas les voir.”

Si on dit : “La révolution ne sera pas télévisée”. Tu réponds… ?

Rien. Les écrans sont des outils. Ce sont les systèmes qu’il faut changer et par ces changements, remonter les processus et les traces pour que les personnes opprimées obtiennent réparation et justice. Peu importe les situations et les écrans en réalité, les révolutions sont toujours indéfectibles dans les âmes qui grondent.

Les posts Instagram sont souvent conclus par le partage de poèmes de Mahmoud Darwich, pourquoi est-ce important de mettre en lumière cet artiste ?

Encore une fois, c’est un projet personnel. J’ai, dans ma vie, un amour pour la poésie de Darwich. Ensuite, Darwich a dit beaucoup. Tout est presque déjà dans ses mots. Ce qui se passe actuellement a démarré il y a bientôt 76 ans. Rima Hassan disait lors d’une rencontre publique organisée par l’Association des journalistes antiracistes et racisé·e·s qu’il est important d’insister sur le fait que la Nakba de 1948 ne s’est jamais finie. Elle se poursuit toujours, sous toutes ses formes, elle n’a jamais été arrêtée. Dans “Inscris : je suis Arabe”, Darwich écrit “Je suis patient dans un pays / Bouillonnant de colère”. Ce poème date de 1964. Il avait 19 ans. Ça date d’il y a soixante ans.

“Peu importe les situations et les écrans en réalité, les révolutions sont toujours indéfectibles dans les âmes qui grondent.”

Enfin, comment tu te présenterais ; qui est la personne ou l’entité derrière cette initiative ?

Je m’efface derrière les images parce que ce n’est pas très important. Je ne suis pas Palestinien mais, comme beaucoup de personnes, à mon endroit, je me suis demandé quoi faire. En plus des manifestations dans la rue, de lectures, de formations au boycott, de participer à des événements ou des campagnes : j’archive. C’est ce que j’ai commencé et ce que je fais actuellement.

Dans le Coran, un verset (Coran 57:25) dit : “Nous avons effectivement envoyé Nos messagers avec des preuves évidentes, et Nous avons révélé, par leur intermédiaire, l’Écriture et la Balance, afin que les gens établissent la justice”. L’écriture est dans ces stories, la Balance est dans nos consciences : on sait. Et on n’oubliera pas. En parlant du projet quand j’ai lancé la plateforme, cette phrase était venue, et elle en est un bon résumé : “Nous screenons pour la mémoire, nous n’oublierons jamais.”