Grâce à un casque EEG, les spectateurs du court-métrage The Moment peuvent contrôler le montage, la trame et la musique du projet en temps réel.
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Du 7 au 12 juin prochain, le festival Doc/Fest de Sheffield, en Angleterre, proposera une expérience cinématographique encore très largement inédite pour le grand public en 2018 : la projection du court-métrage de science-fiction The Moment, réalisé par le cinéaste et chercheur Richard Ramchurn et projeté pour la première fois en condition réelle. Si le scénario du film de 27 minutes – qui suit les angoisses d’un héros plongé dans une dystopie technologique dans laquelle la généralisation des interfaces cerveau-machine a donné naissance à un nouveau paradigme sociétal qui superpose joyeusement réalité et simulation – n’est à lui seul pas suffisant pour rameuter les foules, l’originalité du projet se trouve ailleurs : The Moment est l’un de ces rares projets cinématographiques qui, en tirant parti des avancées technologiques en matière d’algorithme et de neurosciences, propose au spectateur de contrôler le film pendant qu’il le visionne, à la force de la pensée.
Comment ça fonctionne ? Théoriquement, rien de trop compliqué. Votre activité cérébrale est enregistrée en direct par un casque à électroencéphalogramme (EEG, pour les intimes), relié à une interface informatique. Ce logiciel, conçu par Ramchurn transforme vos signaux cérébraux en commandes, ce qui vous permet de changer de séquence, modifier la musique voire changer le rythme du film, rien qu’en y pensant. Puisque l’on n’aura pas de sitôt l’occasion de visionner le film avec ce dispositif, on a passé un coup de fil à Richard Ramchurn, qui termine un doctorat à l’université de Nottingham histoire de parfaire sa technique, pour comprendre un peu mieux les enjeux autour de cette technologie.
Une technologie rudimentaire et accessible
Premièrement, Ramchurn insiste sur le coût accessible de la technologie : les casques EEG qu’il utilise pour faire vivre son film au public sont des MindWave, de la marque NeuroSky, des dispositifs à 100 dollars. “Ils sont assez nuls”, explique le réalisateur. “Ils ne captent que les ondes les plus reconnaissables, la collecte de données est très grossière. Les interfaces cerveau-machine (ICM) progressent très lentement.” Il se montre cependant confiant sur l’avancée des technologies, qui “permettront un jour de cartographier toute l’activité cérébrale en temps réel. C’est cette idée que le film explore, l’idée que des entreprises puissent exploiter ces données cérébrales pour manipuler et influencer les comportements.”
Cette idée, Ramchurn l’explorait déjà dans un précédent court-métrage, The Disadvantages of time Travel, qui se déroulait dans trois temporalités différentes, le spectateur changeant d’arc narratif à chaque… clignement d’œil. Mais la méthode manquait de subtilité, reconnaît le cinéaste : “les clignements produisaient des cuts, mais quand les scènes changeaient alors que les spectateurs n’avaient pas cligné, ils s’en rendaient immédiatement compte. Les gens devenaient une télécommande, et ça perturbait leur attention du film. Ça fonctionnait beaucoup mieux quand ça devenait subconscient.” D’où le concept derrière The Moment.
Seul ou en groupe
Car ici, l’interaction entre le film et le spectateur est basée sur les niveaux d’attention de ce dernier, une variable beaucoup plus fluide et souple – bien que, comme le précise le MIT Technology Review, il subsiste encore quelques doutes quant à la capacité réelle de suivi des casques EEG comme le MindWave. “L’attention fonctionne comme une sinusoïde : elle augmente, atteint un pic, et redescend. C’est à ce moment que le changement de scène intervient. De cette manière on atteint une véritable ‘cinématique neuronale’, dans laquelle le cerveau segmente les événements”, détaille Ramchurn. Dans cette configuration, il se crée alors entre le film et le spectateur une relation d’influence réciproque : l’humeur du spectateur influence le découpage du film, qui influence alors l’humeur du spectateur, et ainsi de suite.
Seule variable : les réactions humaines, par nature imprévisibles et incoercibles. Ce qu’il y a de fascinant, dans le dispositif, c’est que ces différences sont projetées en direct sur grand écran. “Il y a de grandes différences entre les gens, et dans les films que leurs émotions produisent. Par exemple, entre ceux qui comprennent ou pas le fonctionnement du dispositif. Il y a des gens qui vont essayer de le contrôler. Ils se mettent à faire attention à leur propre cerveau, et le film devient chaotique. Ce n’est pas ce que j’essaie de faire. Je veux concevoir des systèmes qui fonctionnent avec les gens. On ne faut pas quelque chose au film, on le fait avec lui.”
Mieux, The Moment peut aussi se regarder en groupe, soit en dispositif coercitif (une personne contrôle le film, les autres regardent), soit coopératif (chacun des spectateurs contrôle un seul aspect du montage final). “Le plus important, dans ce dispositif, c’est le sentiment de responsabilité. Si quelqu’un essaie réellement de contrôler le film, il devient moins lisible”, et les télécommandes humaines entrent en conflit. “Quand on a essayé avec une personne qui interagit et les autres qui regardent, les gens comprenaient quand même l’histoire. Voilà notre but : comment faire un film qui puisse être complètement différent à chaque fois tout en racontant la même histoire ?”
“Ça a été un cauchemar à monter”
Si le spectateur s’improvise donc chef d’orchestre au gré de ses émotions, Ramchurn, lui, a néanmoins dû composer une mélodie particulière, qui puisse rester cohérente malgré les incessantes modifications de rythme et l’aléatoire imposé par le système. Pour ce faire, il a donc dû imaginer une autre manière de raconter une histoire cinématographique. “Le plus important, c’est de toujours se demander ce qu’est la structure du film”, résume-t-il. “Ici, elle est triangulaire, trois arcs narratifs coexistent. À chaque scène, le spectateur a donc le choix entre deux autres arcs.”
Concrètement, Ramchurn a dû filmer trois fois les rushes nécessaires à son film, et six pistes audio différentes. “Ça a été un cauchemar à monter. Chaque seconde, ça peut être différent, il faut donc trouver des liens schématiques, des cohérences de mouvements entre les scènes… Pour cela, on a storyboardé les trois arcs simultanément et imaginé les liens manquants.” Au total, The Moment recèle 11 trillions (11 000 milliards) de combinaisons uniques, explique-t-il à MIT Technology Review. Un fabuleux château de cartes scénaristique.
Une histoire dont vous n’êtes surtout pas le héros
Et si, dans le futur, cette technologie venait à se démocratiser, menacerait-elle le travail des monteurs de l’industrie cinématographique ? Ramchurn s’en défend avec véhémence, lui qui “fait des films depuis quinze ans” avec son collectif Albino Mosquito : ” Je réagis toujours lorsqu’on compare mes films aux ‘aventures-dont-vous-êtes-le-héros’. En tant que réalisateur, vous racontez une histoire, vous avez une intention. Les choix vous appartiennent. Si votre personnage principal vit ou meurt, cela devient deux histoires, deux branches. Je définis mon cinéma comme ‘multilinéaire’, mais pas à plusieurs branches. Et oui, je considère que les réalisateurs ont une responsabilité.”
Quand à ceux qui l’accuseraient de “simplifier” le travail, Ramchurn en rit : “c’est le travail de monteur le plus difficile que j’aie jamais fait. J’ai storyboardé le film, je l’ai écrit et monté, ce n’est certainement pas une manière plus simple de faire un film.” Maintenant que son film est terminé et qu’il tournera dans plusieurs festivals au Royaume-Uni, Ramchurn va pouvoir se concentrer sur son autre projet : finir son doctorat de recherche sur les techniques de cinéma contrôlé par EEG et “trouver d’autres manières” plus subtiles d’interagir sans efforts avec le film, pour toujours plus d’interactivité. Jusqu’à, un jour, faire littéralement corps avec l’œuvre.