Sans Cœur ou le nouveau souffle d’un cinéma brésilien asphyxié par la présidence de Bolsonaro

Sans Cœur ou le nouveau souffle d’un cinéma brésilien asphyxié par la présidence de Bolsonaro

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Par Imène Benlachtar

Publié le

Un teen movie aussi solaire que désillusionné.

Été 1996. Tamara profite de ses dernières journées de candeur avant d’être propulsée dans un monde solitaire à Brasília pour ses études. Les journées défilent au rythme des baignades, des balades à vélo et des entrées clandestines dans des maisons laissées vides par ceux qui ont l’opportunité de voyager. Tout semble se dérouler comme prévu, jusqu’à l’arrivée d’une jeune fille surnommée Sans Cœur. Tamara s’engage alors dans une quête pour percer le mystère de celle qui se cache derrière ce surnom, pour peut-être pouvoir vivre un désir qu’elle sent monter en elle.

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Avec Sans Cœur (Sem Coração), le duo de réalisateurs Nara Normande/Tião propose une plongée en profondeur dans l’univers de leur court-métrage éponyme primé à la Quinzaine des cinéastes en 2014. Ce premier long-métrage produit par Kleber Mendonça Filho (Aquarius, Bacurau) marque le nouveau souffle d’un cinéma brésilien asphyxié par la présidence de Bolsonaro. Nara Normande s’y inspire de ses souvenirs d’adolescence passés sur la côte d’Alagoas, une des régions les plus pauvres du pays. Dans ce territoire peu exploré au cinéma, la beauté des paysages contraste avec les difficultés sociales. C’est sur cette contradiction que le duo de réalisateurs a décidé de construire Sans Cœur, en proposant un teen movie aussi solaire que désillusionné.

Une adolescence sans filtre

En se permettant une structure libre, sans chronologie précise, avec des voyages entre rêve et réalité, Sans Cœur offre un regard neuf sur un genre largement exploré. Au programme : des corps adolescents inondés de lumière, des éclaboussures d’eau salée qui viennent habiller des corps brûlés par un trop-plein de soleil, des discussions sur la plage qui se concluent en éclats de rire et la naissance du regard sur le corps de l’autre. On s’observe, on utilise le jeu comme prétexte au toucher. On se touche aussi, littéralement. Le film n’a pas peur de dépeindre une adolescence sans filtre, dans ce qu’elle peut avoir de plus cru, car, ici, les jeunes regardent les adultes, les imitent, et leur violence leur devient sous-jacente.

Les réalisateurs ont fait le choix de ne pas laisser les parents de côté ; ils permettent d’illustrer de manière subtile ce que les adolescents ne conscientisent pas encore : leur différence de classe sociale. En maillot de bain à courir sur le sable, rien ne vient montrer au spectateur qui est riche, qui ne l’est pas, mais dans un pays déchiré par les inégalités sociales, les jeunes se voient vite stigmatisés.

Ce stigmate est visible sur le visage de certains, comme Galego, fraîchement sorti de prison, qui, malgré sa jeunesse, a déjà les traits marqués d’une personne qui en aurait trop vu. Tamara a des parents aisés, qui peuvent lui offrir une nouvelle vie loin de ce village perçu comme une impasse. Ses parents sont des intellectuels, sont ouverts, et la laissent s’amuser avec cette troupe vue par une bonne partie du voisinage comme constituée de voyous. Fátima, sa mère, est présente et nous permet de mieux saisir le personnage de Tamara dans ses moments de confidences. Face aux autres, Tamara est forte, elle n’hésite pas à sortir les griffes pour défendre ses amis, mais allongée sur le canapé, la tête posée sur les genoux de sa mère, elle nous dit qu’elle a peur, peur de vivre quelque chose de nouveau.

Le portrait subtil de deux jeunes femmes qui s’attirent

Sur un écran de télévision, Tamara voit des corps de femmes, elles se dénudent, s’effleurent, s’embrassent. Son corps s’agite, elle profite alors du sommeil de ses amies pour commencer à se masturber, et c’est un coup de feu qui vient l’interrompre. La violence environnante fait irruption dans son plaisir, et elle ne fera que s’accroître dans la découverte de son désir pour Sans Cœur. On nous fait la démonstration d’une société gangrenée par l’homophobie, où une simple main effleurant une nuque peut être source de lynchage. Binho, un jeune homme qui tente comme il peut de s’épanouir dans ses relations homosexuelles, en paie les frais : lorsqu’il sort de ce petit groupe bienveillant, il se voit confronté à l’hostilité ambiante.

C’est dans ce contexte que Tamara doit se débattre avec son attirance pour une femme. Dans sa relation avec Sans Cœur, rien ne passe par les mots, seulement par des regards intrigués, de plus en plus percutants. Elles sont timides, elles tâtonnent. Tamara n’est que dans la soif d’aventure avant son grand départ lorsque Sans Cœur doit affronter, malgré son jeune âge, la dure précarité dans laquelle elle se trouve avec son père. On la voit pêcher la nuit, faire le tour des maisons pour vendre son butin, tenir un stand lors d’une fête où son groupe d’amis danse, s’amuse. Le décalage de réalité entre les deux jeunes femmes vient imposer un rythme particulier dans leur relation où de nombreuses choses se jouent finalement par leurs rêves respectifs, dans lesquels, enfin, elles se retrouvent. Le film tisse le portrait subtil de deux jeunes femmes qui s’attirent sans avoir les outils pour s’appréhender et, surtout, qui ont été dépossédées trop tôt de l’illusion que leur amour pouvait être simple.

Pour mettre en images toute cette complexité narrative, Nara Normande et Tião ont fait le choix de s’entourer de la cheffe opératrice Evgenia Alexandrova, qui a déjà signé l’image du premier long-métrage de Noémie Merlant Mi iubita, mon amour. Le film regorge de trouvailles de mise en scène, montrant l’envie des réalisateurs d’utiliser le médium cinématographique dans sa globalité. Rien n’est laissé au hasard, le bruit du ressac de plus en plus oppressant vient nous parler de l’état des personnages, une piscine vide qui était le terrain de jeu d’adolescents devient le lieu de différentes démonstrations de brutalités.

Avec sa maîtrise, Sans Cœur fait exploser à l’écran toute la tension entre la beauté d’une nature à couper le souffle et la violence des hommes entre eux, laissant les spectateurs dans un trouble rarement exploré au cinéma.