N’importe quel amateur de rap français a déjà bougé sa tête sur le beat entêtant de “Pas l’temps pour les regrets” de Lunatic, sorti en 2000. Sans savoir, sûrement, que les violons qui hantent ce classique du rap proviennent d’un hymne à la cause palestinienne, chanté en 1972 par l’une des voix les plus cultes et les plus engagées de la musique libanaise, celle de Fairouz.
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Lorsque l’on sample un artiste ou un titre politiquement fort, est-ce que le morceau hip-hop qui en découle conserve cette dimension engagée ? Ce qui est certain, c’est que les exemples ne manquent pas, que ce soit dans le rap américain, quand la musique de Fela Kuti, les discours de Malcolm X ou le titre “What’s Going On“ de Marvin Gaye sont échantillonnés à foison, mais aussi dans le rap français.
En 2000, après les cartons de Time Bomb, de l’EP Le crime paie ou de la compilation L432, le duo Lunatic formé par Booba et Ali sortait son unique album, Mauvais Œil (Black Album étant sorti en 2005, deux après la séparation du groupe, et dans un grand imbroglio juridique). Sur ce disque, les titres aujourd’hui mythiques pullulent : “Avertisseurs”, “La Lettre”, “92i”, et bien sûr “Pas l’temps pour les regrets”. Le sample sur lequel est basé ce dernier est une pépite, lourde de sens.
“Ô fleur des cités, ô Jérusalem”
À la production, il y a Geraldo. Fondateur avec Ali, Booba et Jean-Pierre Seck du label 45 Scientific, il est aussi l’un des compositeurs de Mauvais Œil. Pour créer cette instru d’une lourdeur et d’une intensité rares, il se tourne tout d’abord vers un sample de batterie, un breakbeat, celui du début du morceau “You’re Getting A Little Too Smart” des Detroit Emeralds, sorti en 1973. Un classique du sampling hip-hop, déjà emprunté par Main Source (“Looking At The Front Door” en 1991), Raekwon (“Incarcerated Scarfaces” en 1995), et sur le classique de Common, “The Light”, qui sort la même année que “Pas l’temps pour les regrets”. Geraldo booste cette batterie avec des éléments rythmiques plus hip-hop, issus d’une boîte à rythmes, et se penche alors sur les éléments mélodiques et harmoniques.
Pour cela, il va piocher chez une immense artiste libanaise, Fairouz. Elle est très certainement la chanteuse qui a le plus incarné la lutte pro-palestinienne, interprétant des chansons explicites qui seront la bande-son de toute une génération dans le monde arabe. Son plus grand succès, “Zahrat al-Mada’in” (“la fleur des cités”), est sorti en 1972. Extrait de l’album Al–Quds fi al-Bal (“Jérusalem dans mon cœur”), c’est un véritable hymne à la ville sainte.
L’artiste y chante : “Je prie pour toi, ville de prières / Pour toi superbe demeure / Ô fleur des cités, ô Jérusalem / Nos yeux vers toi chaque jour se dirigent / Ils tournent dans les allées du temple / Ils embrassent les vieilles églises / Et ils effacent l’affliction des mosquées.” Temple, églises et mosquées dans le même couplet : tout est dit. Mais la chanson ne fait pas que raconter la beauté de Jérusalem et l’importance de cette ville dans le judaïsme, l’islam et le christianisme : elle évoque aussi les “martyrs” palestiniens morts en son nom.
L’influence de Mobb Deep
Le morceau dure huit minutes, ce qui est extrêmement courant dans la musique arabe, au point d’être devenu, à une époque, un format standard. Parfois même, les chansons sont coupées en deux, la première partie se retrouvant sur la face A, la seconde sur la face B.
Ce sont les orchestrations de cordes qui sont à la base de ce morceau, dans lequel on peut entendre, dès les toutes premières secondes, un accord répété six fois (une fois sur deux à l’octave). C’est cette boucle, très courte, qui sera la base de “Pas l’temps pour les regrets” et soutiendra les couplets de Booba et Ali, créant une tension constante, une gravité.
Cette boucle s’inscrit à ravir dans la volonté de Lunatic de composer un album sombre, très inspiré (comme presque tout le rap français de l’époque) par le son du groupe de rap américain Mobb Deep, et notamment par l’album The Infamous. IAM, Busta Flex, Lunatic… Nombreux sont les artistes qui revendiquent l’influence de la formation new-yorkaise sur leurs créations. Alors oui, ce sample de “Zahrat al-Mada’in” est chargé de symboles. Mais quant à savoir si Geraldo a souhaité rendre un quelconque hommage à la cause palestinienne en faisant poser ses potes sur ce titre ô combien parlant de Fairouz… Difficile à dire, l’intéressé ne s’étant jamais exprimé sur ce sujet précis.
Toujours active et engagée en 2018
La chanteuse Fairouz, elle, a donc pris position très tôt dans sa carrière, démarrée en 1957 à l’âge de 22 ans. D’emblée, et sous l’impulsion de ses auteurs-compositeurs attitrés, les frères Rahbani, elle s’oriente vers des sonorités très modernes pour l’époque, assez occidentales, ce qui lui vaut d’être vivement critiquée, mais aussi de conquérir un public bien au-delà de son Beyrouth natal. Tango, musiques latines, andalouses… Le répertoire est large. Les frères Rahbani font d’elle la star de leurs productions cinématographiques, de leurs opérettes, mais aussi la voix de leurs prises de position politiques.
Cette aura contestataire acquise, Fairouz s’oriente, durant les années 1970 et jusqu’à aujourd’hui, vers des chansons plus personnelles, plus mélancoliques. Mais certaines d’entre elles, comme “Kifak Inta”, sortie en 1991, créent tout de même le scandale. Ce morceau raconte en effet l’histoire d’une jeune femme déclarant sa flamme à un homme marié. En 2018, Fairouz chante toujours de nouvelles chansons, dont la dernière en date, “Eela mata Ya Rabbou”, sortie sur YouTube le 20 mai dernier, est un nouvel hymne à la cause palestinienne. Si Lunatic a rendu les armes en 2003, Fairouz, elle, continue son combat malgré ses 83 ans. La voix intacte.