Le leader de Vaudou Game, Peter Solo, a un objectif : faire rayonner la musique de son pays et la culture vaudoue, si complexe et si méconnues en France.
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(© Julien Lebrun)
À travers leur nouvel album, Otodi, il explore les problèmes sociétaux, l’influence disco et continue à créer une identité sonore togolaise moderne liée à la tradition. Le groupe a enregistré dans un studio culte de Lomé, capitale du pays, fermé depuis près de vingt ans. Avec Otodi la magie renaît. Et voici en exclusivité le clip de “Tata fatiguée”, afin de vous plonger dans l’interview ci-dessous.
Konbini | Ce nouvel album de Vaudou Game s’appelle Otodi. C’est un nom particulier, puisqu’il s’agit de celui d’un studio mythique de Lomé. Quelle est son histoire ?
Peter Solo | Ce studio a été créé durant les années 1970 par une coopération entre l’État togolais et les États-Unis. C’est un échange comme il y en a eu bien d’autres à cette époque. Les États-Unis ont demandé à l’État togolais ce qu’il voulait. Un stade ? Un camp militaire ? Un terrain de foot ? Ils ont demandé un studio en échange d’intérêts bien spécifiques. Pourtant, le président en place, Gnassingbé Eyadema, n’était pas un grand fan de musique. C’était politique, le studio lui appartenait.
C’était un studio d’État en somme…
Oui, il était gardé, protégé par l’armée. Tout le monde ne pouvait pas aller y enregistrer. Je ne fais pas de politique, mais parfois, il faut pouvoir dire certaines vérités : ceux qui pouvaient l’utiliser étaient ceux qui chantaient pour la gloire du pouvoir. Mais aussi d’autres artistes, des Congolais, des Ghanéens, des Togolais vivant à l’extérieur, des orchestres… Mon oncle, Roger Damawuzan, a pu y enregistrer, tout comme le chanteur béninois Nel Oliver. Il y avait même une presse à vinyle, tu arrivais les mains dans les poches, tu ressortais avec ton vinyle sous le bras.
Quelques années après, le président a appelé ceux à qui il avait confié la gestion du studio, notamment Gérard Akueson. Mais les gars ont tous fui, pensant que ça allait chauffer pour eux. C’est la marque Scotch qui avait construit ce studio, identique à une quinzaine d’autres dans le monde. C’était les mêmes modèles, avec du bois d’Islande, etc. Ils formaient les Togolais à l’ingénierie son, le studio était d’une qualité extraordinaire.
Mais il a été fermé durant des années, c’est bien cela ?
Il n’était pas bien géré, ceux qui s’en occupaient ont donc fui. Ne pas pouvoir rendre compte à l’État, à l’époque, c’était chaud… Du coup, le président s’est énervé. Il a dit : “Hey, fermez-moi ça !” Ils ont mis des flics devant, parce que l’équipement valait très cher, et c’était terminé.
Que se passe-t-il ensuite ?
Le studio est resté fermé pendant des années, et à un moment donné, il a été racheté par un citoyen congolais. Il a commencé à produire des disques avec, mais ça ne marchait pas, il a dû à nouveau laisser tomber vers 1987. Tout était à l’abandon. Je savais que ce studio existait, mais il se trouvait juste à côté de l’état-major, on ne pouvait pas y accéder, le quartier était trop sensible. Quand je suis arrivé en France en 2003, j’ai vu des studios magnifiques. Avec mon oncle, on a eu l’idée de faire revivre celui de Lomé, et d’y enregistrer ce nouvel album de Vaudou Game. Et on nous l’a ouvert.
À quoi ressemble le studio quand vous arrivez ?
On arrive, et on peut à peine rentrer. Il y a des nids d’oiseaux, on ne voit plus la couleur de la moquette. Les vieux micros, le magnéto à bande, le piano à queue, le Wurlitzer, le Rhodes Fender et tous les instruments sont recouverts de poussière. Mais tout est là ! On a engagé une entreprise de nettoyage pour faire deux ou trois jours de boulot intense.
Vous avez grandi à Lomé, mais vous êtes né à quelques kilomètres de la capitale, à Aného… C’est une ville de musique ?
C’est à Aného que se déroule tous les ans la cérémonie de la pierre sacrée, un festival de divinités. Les adeptes du vaudou descendent de partout, des États-Unis, de Cuba, de Haïti, du Brésil… C’est l’ancienne capitale du Togo, du temps des Allemands (1884-1914), avant que les Français n’arrivent. Dans mon village, il y a encore de vieilles constructions coloniales. La musique vaudoue y est extrêmement ancrée.
Il n’y a pas d’instruments traditionnels harmoniques au Togo… Ce sont uniquement des percussions ?
Oui, il n’y a que la peau, les cloches et l’ivoire. Et le chant bien entendu. Ce sont les instruments occidentaux qui ont fait une grande partie de la musique moderne locale, mais aussi l’influence du Congo, du Ghana. On avait aussi beaucoup de musique française et francophone : Johnny Hallyday, Sheila, Jacques Brel… Tous les midis, pendant la pause, on écoutait ces artistes.
(© Julien Lebrun)
L’album s’ouvre sur le titre “Not Guilty”, en duo avec votre oncle Roger Damawuzan… Il est très influencé par James Brown. En est-il de même pour vous ?
Quand j’ai fait le premier album de Vaudou Game, je l’ai enregistré au studio de Roger. Il m’a beaucoup influencé, mais il n’avait que deux aspects musicaux : James Brown, et la musique traditionnelle. Dès qu’on allait chez lui, avec du reggae ou de la salsa, on se retrouvait quand même à faire du James Brown ou du traditionnel. Tu le sais quand tu y vas, il est obsédé par ça. J’ai choisi la musique traditionnelle. Mais cette influence du funk est arrivée plus tard, quand je suis venu en Occident. En arrivant, j’étais perdu, il fallait que je me retrouve au milieu de toutes ces musiques. Le funk et les musiques traditionnelles m’ont permis cela.
L’histoire de la chanson, c’est que tout le monde est toujours coupable. Ou plutôt que personne ne l’est. Un chauffeur qui a écrasé un passant va dire que ce n’est pas de sa faute, que c’est de celle du propriétaire de la voiture qui lui a dit de passer ici. Le propriétaire va dire que c’est le commandant qui avait dit de passer là. Et le commandant dira que c’est le capitaine. Et ça continue comme ça, tout le temps. Des gens sont dans un train, on les emmène au mouroir, mais ça ne sera jamais la faute du chauffeur s’ils se font exterminer à la fin. Il y a toujours quelqu’un qui donne l’ordre. On a du mal à assumer nos erreurs. La terre brûle sous nos pieds, mais on attend que les dirigeants prennent des mesures, qu’ils décident de nos vies. Pendant ce temps, la terre continue de brûler.
Sur le dernier morceau de l’album, “Tassi”, on sent presque des influences éthiopiennes…
Ce ne sont pas des influences éthiopiennes. Il faut que je rappelle une chose essentielle : le nom Vaudou Game, ça veut dire la gamme du vaudou, l’harmonie du vaudou. Il n’y a pas d’instrument harmonique traditionnel au Togo, alors que nous avons une manière très particulière de chanter. Nos chants sont à la gloire du vaudou, de la nature, de la terre, de l’eau, du feu, de l’air, de l’humain. Toujours. Il y a donc une façon de chanter cela. Les Maliens ou les Sénégalais ont des instruments, comme la kora ou le n’goni, qui leur permettent d’accompagner leurs propres chants. Pas nous. Et dès que l’on ajoute la guitare ou les claviers, ça dénature la chose.
Je crois que pour que l’on parle du Togo, il faut parler de l’identité et de la musique du Togo. Les musiques japonaises, chinoises, égyptiennes, ou éthiopiennes, on les reconnaît, même si l’on ne comprend pas les paroles. Pour identifier le vaudou, il faut une gamme qui lui corresponde. Mon travail, c’est de trouver une harmonie qui permette cela, que l’on puisse jouer sur les guitares et les claviers sans que cela ne dénature notre tradition. Alors oui, elle ressemble un peu à la gamme éthiopienne, mais ça n’est pas la même. La nôtre est plus mélancolique.
On retrouve le vaudou dans votre funk. Mais peut-on retrouver un côté funk dans la culture traditionnelle vaudoue ?
Vous avez déjà vu James Brown sur scène ? Ou des images ? Vous voyez cette énergie perpétuelle ? Ça n’est pas juste “aujourd’hui je bouge moins, je me repose un peu”, non ! Jamais ! C’est tout le temps ! Même Michael Jackson ne faisait pas ça. C’est une exigence. Le vaudou c’est ça, c’est cette discipline, celle qui fait la connexion avec l’esprit. Cette rigueur fait que le ciel s’ouvre lorsque tu l’invoques pour recevoir l’inspiration, et elle ne peut venir que dans une dimension spirituelle. Lorsque nous honorons la divinité de la terre, Sakpata, nous avons un rythme bien précis. Quand tu l’écoutes, et que tu écoutes le funk ensuite, tu te demandes si James Brown ne l’avait pas entendu pour plus tard le transformer en énergie funk. On voit une similitude.
Vous dites que vous ne faites pas de politique. Mais vous faites de la musique qui parle de problèmes sociétaux, comme sur “Tata Fatiguée”… C’est indispensable de chanter ce genre de choses en tant qu’artiste ? C’est un rôle à avoir ?
Je parle d’une femme qui travaille tous les jours, qui gagne une misère. Elle n’arrive même pas à payer ses factures, son loyer, elle ne peut même plus s’offrir un chocolat. Cette tata, elle n’arrive même plus à respirer. Elle étouffe sous le travail. Le pire, c’est qu’elle n’a même pas une seconde pour se demander pourquoi elle travaille. Elle est robotisée. Est-ce que ce travail que je fais sert à quelque chose ? En sera-t-elle fière à la fin de sa vie ? Vieillir avec ça, et devenir méchant, aigri, et avec la société qui ne te pardonne pas cela. On se fout de ton passé.
Il y a aussi des influences disco, comme sur “Grasse Matinée” ou “La Chose”… C’est une musique importante au Togo ?
Oui, très importante. Les pantalons pattes d’éléphant, on connaît. D’ailleurs, c’est ce que je porte sur scène et sur mes pochettes d’albums. C’est le frère du funk, ils y ont ajouté la grosse caisse sur le temps pour que les gens se laissent porter par la rythmique. On dansait sur ça avec des coiffures pas possible, des chemises cintrées, rentrées dans le pantalon, des talons… Ça envoyait ! Je voulais amener cela sur cet album, et plus de texte en français. Ça n’est pas rien pour nous de chanter en français, car au Togo, on nous accuse de ne pas chanter dans notre langue, et en France, on nous reproche de ne pas être assez authentiques.
Le texte de “Grasse Mat” est particulier…
Oui, il parle d’un gars qui veut tout être : végan, végétarien, végétalien… Il dit ok à tout, alors qu’il ne va même pas aller au marché. Il passe sa soirée à boire l’apéro, il est trop fatigué le lendemain, il fait la grasse matinée. Il ne va pas au bout de ses convictions. Et comme les marchés ne sont pas ouverts toute la semaine, tu finis par manger de la merde. Alors oui, tu peux manger du bio, mais il faut faire très attention à ce que tu achètes. Le marché, c’est une école. Si tu touches le produit, on ne peut pas te tromper, tu sais si c’est bon ou non. Ça s’apprend, tous les jours. En y allant, tu établis des rapports de confiance avec les gens, avec les vendeurs. Parfois, tu vois de tout petits stands devant lesquels il y a la queue, et d’autres, de grands stands avec plein de choses qui brillent, où personne n’attend. C’est une école de la vie.