Il a 76 ans, est perçu comme un papy un peu zinzin et semble un peu oublié. Mais Swamp Dogg est certainement en train de nous offrir l’un des projets les plus réjouissants de cette rentrée musicale. Après cinquante années de carrière, son album Love, Loss & Auto-Tune, en partie produit par Bon Iver, reflète sa personnalité à la fois tendre et vulgaire. Entre soul, R’n’B et mélancolie folle, la voix transformée et abîmée de “The Original D-O Double G” transporte. Il se confie ici sur la place des artistes noirs dans le business de la musique ou sur la perte d’un proche.
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Konbini | Votre nouvel album s’intitule Love, Loss, and Auto-Tune. On voit à quoi correspond l’Auto-Tune, on voit aussi à quoi correspond l’amour… Mais la perte, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Swamp Dogg | Je crois que l’amour et la perte vont de pair. Ils s’opposent, certes, mais ce sont deux termes qui sont à la base de tous les vieux films qui m’inspirent. Rien que ça, ça signifie beaucoup pour moi.
Justement, le titre “I’ll Pretend“ parle d’amour et de perte… C’est l’histoire d’un homme qui a littéralement perdu sa femme, qui la cherche. Où est-elle partie ? Est-elle morte ?
Non, elle s’est juste barrée ! Elle l’a quittée, elle en avait marre de ce merdier. Elle ne pouvait plus être avec lui. C’est le genre de gars qui prend les femmes pour acquises, de base. Et il ne s’imagine pas qu’on puisse le quitter. Mais ça n’est pas autobiographique. La seule personne qui m’ait quitté, c’est ma femme. Elle est morte. [Il marque un long silence.] Ça m’a anéanti à l’époque.
L’Auto-Tune a une place absolument centrale dans cet album. Que répondez-vous à ceux qui prétendent que c’est un moyen de tricher pour des gens qui ne savent pas chanter ?
Les poulets ? Je ne vois pas le rapport avec les poulets…
Non, “tricher” (“cheating” en anglais)…
Ahah, j’avais compris que vous me parliez de poulet [“chicken” en anglais] ! [Rires] Eh bien, je leur dirais que je ne rentre pas du tout dans cette catégorie de gens qui ne savent pas chanter. J’ai 27 albums au compteur, sans Auto-Tune. Qu’ils les écoutent ! Je ne sais pas pourquoi ils disent ça, il faut être stupide. Mais je fais mon truc, ces gens n’ont qu’à écouter quelqu’un d’autre s’ils ne sont pas contents.
En 2008, Kanye West avait changé le game avec son album 808s & Heartbreak, lui aussi centré sur l’Auto-Tune… Êtes-vous familier de son travail ?
Oui, j’adore Kanye West. Mais le premier artiste qui m’a introduit à l’Auto-Tune, c’est Roger Troutman avec le groupe Zapp, et sa talkbox. Il a réussi à pousser cet outil dans ses retranchements, à le faire sonner de mille façons différentes.
C’était un putain de génie quand il avait ce truc entre les mains. C’est lui qui a changé le game pour moi, notamment avec “I Heard It Through The Grapevine”. Ça a ouvert des voies, des avenues, des boulevards pour la talkbox, puis pour l’autotune. Je sais que Kanye West l’utilise beaucoup – il a d’ailleurs travaillé avec Bon Iver.
Durant votre longue carrière solo démarrée en 1970, vous avez toujours abordé des thèmes très lourds : la violence, le racisme… Mais toujours avec un ton assez loufoque.
Dans cet album, je n’ai pas cherché à rendre ma musique politique car j’ai extrêmement peur de Donald Trump. Ce qui se passe est trop grave. Je n’ai jamais eu peur d’un président. Jamais. Mais celui-là, j’en ai très peur.
Pensez-vous qu’il sera réélu ?
Non, je ne pense pas. Mais s’il se présente et qu’il aura réussi à créer des emplois, alors oui, il a ses chances.
Votre dernier album est sorti en 2014. Il s’appelait “The White Man Made Me Do It“. C’est un titre fort : que signifie-t-il pour vous ?
L’homme blanc m’a fait réfléchir. Il m’a aidé à faire de la musique, et à faire que la vie que mène mon peuple soit un brin meilleure, un peu plus facile à endurer. Pourquoi je dis cela ? Parce que mon peuple est comme dans une machine à laver, il se fait secouer de toutes parts. Nous nous sommes parfois trop habitués à vivre dans des plantations, à travailler pour les Blancs, et à subir toute cette merde. Mais c’était tellement dur, que cela a endurci l’homme noir. Plus l’homme blanc était dur, plus il nous rendait fort.
Il y a quelques années, un Noir est devenu président des États-Unis. C’est une chose qui ne nous serait jamais venue à l’esprit. C’est l’homme blanc qui a créé cela, sans le vouloir. Après avoir enduré toutes ces choses, l’homme noir pouvait s’unir et aller là où il devait aller. C’est pour cela que je dis que l’homme blanc nous a poussés à devenir un peuple plus productif.
C’est dans les années 1970 que vous avez connu vos plus gros succès. Que pensez-vous de la façon dont l’industrie musicale traitait les artistes noirs aux États-Unis ?
Eh bien, c’était simple : ils avaient pour habitude de ne pas payer les gens. Certains allaient au travail tous les jours sans être payés, on leur disait que dans six mois ça serait OK. Mais ces six mois passés, on leur expliquait que c’était compliqué, qu’il fallait encore attendre six mois. Mais ces six mois n’arrivaient jamais. C’était comme ça à l’époque…
Désormais, l’artiste noir sait comment faire de l’argent par lui-même. Tu vois le gros mec dans un gros fauteuil avec son gros cigare ? On a l’impression que c’est une vieille image, presque une légende. Mais il est encore là, cet enfoiré. Et il est de plus en plus difficile de s’en défaire si, en tant qu’artiste, on ne prend pas le taureau par les cornes.
La musique est la seule industrie à ne pas être dirigée par les gens qui la font. On ne mettra jamais un guitariste ou un saxophoniste à la tête de General Electric, ou d’une autre firme internationale. Mais les majors ont toutes été dirigées par des gens qui ne connaissaient absolument rien à la musique. Imagine James Brown président de General Motors… Dans la musique, on a des James Brown depuis des décennies. Et ils ne savent pas chanter.
Vous avez commencé à faire des tournées alors que vous étiez très jeune, et que la ségrégation était encore très forte. À quoi cela ressemblait-il d’être un artiste noir sur la route à cette époque ?
Je suis né en Virginie. La Virginie n’était pas aussi ségrégationniste que… Je ne sais plus… Que…
L’Alabama ?
Ouais, l’Alabama ! Je vivais à Portsmouth, une ville collée à Norfolk. C’est à Norfolk que l’on trouve la plus grande base aéronavale du monde. C’était nos voisins. Il y avait un peu de ségrégation, oui. Mais il y avait cette mentalité : “OK, tu es noir, je suis blanc, ou l’inverse, on était ensemble sur un bateau pendant un an, et on est devenus meilleurs amis. Maintenant que l’on accoste, on nous dit que les Noirs doivent se mettre à gauche et les Blancs à droite. C’est quoi ce bordel, mec ? Ce type est mon pote, c’est mon ami !”
Alors dans les clubs, dans les rues, ça se mélangeait plus qu’ailleurs. De toute manière, ces amitiés ne pouvaient pas être brisées. La ségrégation que j’ai pu vivre, c’était sur la route, effectivement. Mais je n’ai jamais joué les trouble-fêtes. Je n’aimais pas me prendre des coups de bâton. On me disait de ne pas aller dans cet hôtel, je n’y allais pas, j’allais dormir ailleurs, c’est tout.
C’est comme cela que j’ai guidé ma vie. Je n’ai jamais voulu envenimer les choses, demander aux gens de reculer… Mais j’ai été un artiste noir à succès ! C’est déjà énorme. Nous avons créé des millionnaires, des milliardaires… L’argent, c’est le pouvoir, et nous l’avons maintenant.
Changeons de sujet : qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez vu Snoop Dogg débarquer avec un nom similaire au vôtre ?
D’abord, j’étais en colère. Quand j’ai pris le nom “Swamp Dogg”, tout le monde m’a demandé pourquoi je faisais ça en tirant la gueule… Mais dès que j’ai sorti mes sons dans la rue, tous ces fils de putes ont fermé leurs gueules. C’est un truc qui vient de la rue : “Hey Dogg, comment ça va mec ?” Aujourd’hui, je ne suis plus en colère envers Snoop Dogg, je comprends qu’il y met le même sens que moi. Nous faisons partie de la même meute.
On dit souvent de vous que vous êtes un incompris… Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je suis peut-être incompris, mais je suis respecté. Je n’ai jamais choisi les grands axes, j’ai toujours pris les petites routes. Je voulais faire ce que je voulais. Les maisons de disques voulaient me faire faire ce qu’elles voulaient que je fasse. Alors oui, certaines pouvaient avoir raison, mais c’est un de mes principes que de ne pas faire ce qu’on me demande.
Certaines personnes te demandent de faire des choses alors qu’elles n’ont elles-mêmes aucun rêve, aucun but dans la vie, elles ne disent que de la merde. Je suis donc fier de la manière dont j’ai vécu ma vie. J’ai fait tout ce que j’espérais faire, et j’ai bien envie de faire encore un paquet de conneries.