AccueilPop culture

Qui à part nous : un Boyhood à l’espagnole sous forme de grande fresque générationnelle

Qui à part nous : un Boyhood à l’espagnole sous forme de grande fresque générationnelle

Image :

(© Arizona Distribution)

avatar

Par Manon Marcillat

Publié le , modifié le

Pendant cinq ans, le réalisateur espagnol Jonás Trueba s’est infiltré dans le quotidien d’adolescents espagnols.

Du triptyque amour, solitude et imprévu, le réalisateur espagnol Jonás Trueba en a fait son obsession cinématographique. Il a observé ces états d’âme au plus près dans ses précédents longs-métrages de fiction, Los exiliados románticos, La reconquista ou Eva en août (le seul de ses films à avoir été distribué en France), et les fait converger à travers le judas adolescent dans son nouveau documentaire Quién lo impide (littéralement “Qui nous en empêche” en français, mais devenu “Qui à part nous”).

À voir aussi sur Konbini

Pendant cinq ans, le réalisateur s’est infiltré dans le quotidien d’adolescents espagnols pour en extraire une longue fresque générationnelle de près de quatre heures. Si on a aimé Adolescentes de Sébastien Lifshitz, il faut prendre Qui à part nous comme son voisin espagnol plus chaotique mais aussi plus libre, sous influence Cervantes. Don Quichotte est un livre chaotique, indescriptible et absurde. J’aime penser mon film comme ça”, confirme le réalisateur.

En introduction du film, les protagonistes – désormais âgés de 18 à 20 ans et confinés – se retrouvent autour du réalisateur, sur Zoom, pour visionner ensemble l’œuvre collaborative qu’ils ont créée. Ce prologue sert de mode d’emploi au film et d’emblée, nous sommes prévenus : le film durera 3 h 40 et depuis, le Covid-19 est passé par là. C’est donc enfermés chez eux que les adolescents qui ont participé au projet vont revivre leurs années lycée. Candela Recio, l’actrice principale, se souvient :

“Ça s’appelle ‘Qui nous en empêche’ car quand on a commencé le film, on avait l’impression de pouvoir tout faire, d’être invincibles. Et puis la vie nous a donné un grand coup sur la tête et nous a rappelé que certaines choses ne dépendent pas de nous. Au final, c’est ce repli forcé qui nous a le plus changés depuis le début du tournage.”

(© Arizona Distribution)

Cette introduction est aussi la scène la plus fabriquée de ce documentaire. Le reste du film naît de la caméra hésitante d’un réalisateur qui a envie d’intégrer ce groupe d’adolescents et qui essaie de capter au plus près ce qui constitue cette période si particulière : jeux d’alcool, débats enflammés, moments de trouble, échanges de regards ou premiers baisers. “J’étais là pour filmer avec découverte, tremblement et émotion. On voit que la caméra est déconcertée et qu’elle ne sait pas toujours quelle décision prendre.”

Le plus beau dans Qui à part nous est la sensation de normalité qui s’en dégage. Très loin des archétypes du teen movie, ces adolescents ne sont l’incarnation de rien à part d’eux-mêmes. Aucun prérequis, uniquement les sujets qu’ils avaient envie d’aborder, passés au tamis de leur potentiel cinégénique. À l’issue de ces cinq années de tournage, aucune transformation spectaculaire, les physiques changent peu et les timides ne deviendront jamais les plus populaires.

Dès lors, le plus impressionnant pour nous, spectateurs, reste la maturité dont font preuve tous ces lycéens, “la vraie maturité des personnes présentes car l’image qu’on a des adolescents n’est pas juste”, assure Candela. “Ces moments ont l’air particuliers alors que c’étaient des moments très communs dans notre adolescence. Je suis très heureuse que ce soit là et qu’on puisse le voir.”

(© Arizona Distribution)

En 3 h 40, le réalisateur nous plonge à la fois dans le tourbillon de leur vie et de leur esprit par des discussions face caméra, des instants volés par une caméra qu’il laisse tourner ou par des séquences jouées, notamment par Candela et Pablo, qui interprétaient les anciens amants adolescents du flash-back final de La reconquista. Et par cette grande liberté narrative, Jonás Trueba compose un album photo de l’adolescence hybride et touchant.

Un peu désemparé par cette expérience immersive unique, le spectateur ne dispose d’aucun repère temporel, à l’exception d’entractes de cinq minutes en temps réel et introduites par des cartons explicatifs des séquences à venir. Pour nous donner la sensation d’être avec cette bande de lycéens, en classe, en soirée ou en voyage scolaire, le réalisateur a fait le choix radical du temps long, au tournage et au montage. Il laisse ainsi la place à l’imprévu, “le défi et la récompense suprême en tant que cinéaste mais aussi une certaine forme d’humilité”, et offre à son sujet toute l’épaisseur temporelle qu’il mérite.

Et si de l’autre côté de l’écran, on ressent de la fatigue, parfois de la gêne ou même certaines imperfections, ce sont des sensations qui appartiennent aussi au registre de l’adolescence.

“J’ai eu envie de contredire la culture du divertissement qui impose la brièveté. La durée du film est l’un de ses aspects les plus rebelles. Mais cette durée me paraît pertinente au regard du processus qui est très long. La question de la sensation physique de fatigue me semblait importante.”

(© Arizona Distribution)

En regardant Qui à part nous, on pense forcément beaucoup à Boyhood de Richard Linklater, l’un des plus beaux films sur le temps qui passe et une entreprise unique dans l’histoire du cinéma, qui savait lui aussi magnifier la normalité. Mais en réalité, les approches de Linklater et Trueba s’opposent. Alors que la forme fictionnelle de Boyhood revêtait une réflexion documentaire sur le vieillissement ou l’évolution des corps, l’ancrage documentaire de Qui à part nous a permis à la fiction de surgir dans de jolies séquences d’escapades amoureuses ou de premiers baisers à la mise en scène naturaliste.

Plus que le récit d’une transformation, c’est davantage un miroir que Jonás Trueba a tendu à ces adolescents madrilènes dont certains sont devenus ses amis. Et avec ce documentaire, il offre à sa bande un précieux cadeau pour se souvenir de qui ils ont été. “Il nous est arrivé des choses mais on reste les personnes que nous sommes. C’est un bel endroit à regarder pour ne pas oublier qui on est”, conclut Candela, reconnaissante.

(© Arizona Distribution)