Pourquoi Drake a tout intérêt à se faire oublier

Pourquoi Drake a tout intérêt à se faire oublier

Avec More Life, Drake vient de balancer son quatrième projet en à peine deux ans. Plus productif que jamais, le rappeur canadien semble paradoxalement être en légère panne d’inspiration. Alors pourquoi ne pas faire une pause ?

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Ce samedi 18 mars, Drake a finalement publié ce qui devait être “la bande originale de nos vies”. Ni album ni mixtape, More Life est officiellement une “playlist” qui permet à son auteur de se libérer de toutes contraintes de cohérence artistique, et de balancer en vrac une belle vingtaine de titres inédits. Mais c’est surtout le quatrième projet que le Champagne Papi nous pond en un peu plus de deux ans. À l’heure où Future pose deux albums en tête des charts en l’espace de deux petites semaines, c’est sans doute un détail pour vous. Mais pour Drake, ça veut dire beaucoup.

Quand il appose son nom au bas du contrat le liant à Young Money/Cash Money, en 2009, les yeux de ses mentors Lil Wayne et Birdman reflètent le vert des billets qu’ils amasseront grâce à l’artiste canadien. Car dans le paysage rap, le profil de Drake est celui que les majors chérissent. Suffisamment talentueux au micro pour forcer le respect de ses pairs rappeurs, suffisamment soft pour séduire le grand public. Grand public pour qui sa bouille est d’ailleurs familière, car il l’a aperçue au cours des sept premières saisons de la série Degrassi.

Dans cette optique, son premier album est tout ce que l’on peut attendre d’une star annoncée ; un blockbuster à l’américaine dont le casting empile un à un les noms les plus prestigieux du game : Jay Z, Timbaland, Kanye West, Lil Wayne, Alicia Keys, No I.D., Swizz Beatz… Thank Me Later est une catapulte censée précipiter Drake vers les sommets. Mais c’est précisément là que le bât blesse :

“Thank Me Later a été bâclé. Je n’ai pas eu le temps de faire ce que je voulais sur cet album, beaucoup de sons ont été enregistrés sans que j’aie le temps de me poser et de me dire ‘je devrais peut-être changer tel ou tel couplet’. Une fois que c’était fini, c’était fini”, confesse t-il alors auprès de BBC Radio 1.

Pour Take Care, son second opus, il se fait la promesse de prendre son temps. Comme Kanye West, qui avait construit son renouveau artistique à travers le spleen de Kid Cudi, Drake se trouve une muse en la personne de The Weeknd. Avec leurs producteurs respectifs, les deux artistes dessinent sur Take Care ce qui sera l’architecture sonore d’une ville, Toronto. Un son brumeux, éthéré, où rap et chant s’étreignent sensuellement, et dont les échos résonnent aujourd’hui dans les travaux de Bryson Tiller, Big Sean, Tory Lanez, Zayn ou encore Nekfeu et son “french OVO”.

Ça sent bon le réchauffé

Une formule que Drake épuisera dans des projets à chaque fois un peu plus prévisibles. Depuis la sortie de sa mixtape surprise If You’re Reading This It’s Too Late, Drake donne l’impression de se chercher. Il parle le patois jamaïcain quand il joue les “bodmon” avec Popcaan, puis prend l’accent anglais quand il s’invite entre Giggs, Skepta et Section Boyz dans la grande famille de la grime. More Life fait d’ailleurs la part belle aux deux nouveaux pays d’adoption du rappeur canadien.

Paradoxalement, c’est en pleine crise identitaire que Drake se trouve être plus prolifique que jamais. Aux quatre projets balancés entre février 2015 et mars 2017, s’ajoutent même des rumeurs d’albums communs avec Gucci Mane et Kanye West, sûrement oubliés dans les disques durs de Drizzy. Comme s’il essayait de camoufler une inspiration en berne sous une montagne de titres aux airs de déjà-vu. Comme s’il n’avait plus le temps de prendre son temps.

Mais attention : si la soupe est réchauffée, elle n’en reste pas moins bonne pour autant. Son public la savoure toujours à grandes lampées, comme en témoignent les disques de platines obtenus par chacun des projets de Drake post-Take Care. Views a beau ne pas avoir rencontré le succès critique de ses prédécesseurs, c’est bien grâce à un single de cet album (“One Dance”) que Drizzy a atteint pour la première fois les sommets des charts britanniques. Le rappeur canadien reste sur le trône des ventes en matière de rap, et il se plaît à le rappeler : “I’m lookin’ at the first week numbers like ‘what are thoooose ?’ I mean you boys not even comin’ close” rappait-il encore il y a peu sur “Weston Road Flows”. 

Dans la légende ?

Alors quel intérêt aurait-il à chambouler une recette qui demeure efficace ? Le rappeur canadien revendique le fait d’être une “légende”, et à ce titre, il doit bien savoir que les légendes ne se construisent pas uniquement sur des chiffres. Autrement Justin Bieber aurait sûrement déjà sa place au panthéon de la musique. Les légendes, ce sont ceux qui témoignent d’une capacité à se renouveler, ainsi qu’à renouveler le genre auquel ils appartiennent. Difficile d’avoir cette prétention en se reposant à ce point sur ses acquis.

Quelle aurait été la carrière de Kanye West s’il était resté le “backpack rapper” de The College Dropout ? Il aurait sans doute gagné le respect éternel des puristes amateurs de samples de soul et de gospel, mais n’aurait probablement pas pu être l’artiste influent qu’il est devenu au fil des années. Drake peut en témoigner, lui qui a toujours désigné 808s & Heartbreak comme l’une de ses principales sources d’inspiration.

Dans la scène rap actuelle, Kendrick Lamar est en quelque sorte la némésis de Drake. Il est celui que portent aux nues les auditeurs plus farouchement attachés aux codes traditionnels du hip-hop, les mêmes qui exècrent le registre plus pop du canadien. Les deux artistes entretiennent une relation ambiguë, entre piques régulières et signes d’un respect mutuel. Après le succès d’estime de son premier album good kid, m.A.A.d city, le rappeur californien était parti dépoussiérer le jazz et le funk de ses aînés pour livrer un constat sans détour sur la place de la communauté afro-américaine avec To Pimp a Butterfly. Un second disque qu’il avait mis près de deux ans et demi à accoucher, mais qui est aujourd’hui considéré comme une sorte de nouveau classique.

Cet album avait été – au même titre que 808s & Heartbreak – le fruit de profondes remises en question, de bouleversements tant artistiques que personnels, Kendrick Lamar ayant souffert de dépression après good kid, m.A.A.d city. Autant de facteurs qui peuvent expliquer la longueur de son processus de création.

À une époque où les artistes semblent devoir occuper constamment l’espace médiatique pour exister, le silence pourrait poser le problème d’un éventuel oubli. Mais le retour tonitruant de Frank Ocean en 2016 tend à démontrer qu’un artiste qui s’absente de manière prolongée ne disparaît pour autant de la mémoire du grand public. Au contraire, l’attente n’en est que décuplée. Les réseaux sociaux s’enflammaient à chacun des indices que le crooner laissait entrevoir concernant son retour, et les fans finissaient par ironiser sur leur patience à travers toutes sortes de mèmes.

Drake aurait tout intérêt à faire de même, ne serait-ce pour qu’on apprenne à l’attendre de nouveau. Et puis, aussi longue que serait l’attente, elle serait vite pardonnée si un projet aussi abouti que Take Care se trouvait à l’arrivée. Pensez-y.