Nabil Ayouch, réal’ de Razzia : “Mon rêve, c’est que la jeunesse marocaine réapprenne à rêver”

Nabil Ayouch, réal’ de Razzia : “Mon rêve, c’est que la jeunesse marocaine réapprenne à rêver”

Trois ans après le brillant Much Loved, qui lui valut, ainsi qu’à son actrice Loubna Abidar, de violentes réactions d’hostilité au Maroc, le cinéaste Nabil Ayouch n’a pas réduit au silence sa voix et sa fougue artistiques. Bien au contraire ! Il dégaine ce mercredi le vibrant Razzia, un film-somme dans lequel, encore une fois, il dissèque la pluralité de la société marocaine. Konbini est allé à sa rencontre.

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Suite à sa présentation à Cannes en 2015, votre précédent film, Much Loved, qui s’intéressait au quotidien de quatre prostituées à Marrakech, a provoqué la colère d’une partie du Maroc. Vos détracteurs vous ont reproché d’avilir la femme et de montrer une image négative du royaume marocain. Vous avez reçu des menaces de mort et votre actrice principale, Loubna Abidar, a été agressée physiquement. Comment allez-vous depuis ces épisodes ?

Ça va beaucoup mieux même si les blessures ne sont pas complètement refermées. L’hystérie est en tout cas retombée. Comme dit ce vieux proverbe chinois : “plus on jette de pierres sur la montagne, plus la montagne grandit”. Résultat : je suis encore plus convaincu des combats que j’entreprends et des raisons pour lesquelles je les mène.

Avez-vous immédiatement pris au sérieux ces menaces de mort ?

Quand elles se sont manifestées, je me trouvais dans le tourbillon cannois et j’étais extrêmement incrédule par rapport à ce qui se passait. Je voyais les compteurs s’affoler. Quatre extraits inoffensifs de Much Loved avaient en effet été hackés et postés sur YouTube. Le compteur a démarré à 10 000 vues et s’est envolé à plus de 15 millions au gré du festival. Je ne comprenais pas comment une vidéo montrant quatre filles dans un taxi pouvait générer des millions de clics. Très vite, je me suis mis à recevoir des appels provenant du Maroc.

On me disait : “Tu te rends compte de ce que tu as fait ?” Je répondais : “Non, j’ai juste réalisé un film, les gars, faut se détendre.” On m’a reproché d’exposer des choses dont le peuple marocain est conscient mais qu’il ne convient pas, selon lui, de montrer. Ce n’est qu’en rentrant à Casablanca [Nabil Ayouch y habite depuis 1999, ndlr] que j’ai pu constater l’ampleur de la folie collective. Cette bascule. Cette interdiction illégale. Cet état d’exception qui a été créé par ce ministre ayant censuré le film sans aucune autre forme de procès.

J’ai ensuite lu et vu des choses désagréables. Une page Facebook, likée par 5 000 personnes, réclamait carrément ma mort et celle de mon actrice. C’était assez effrayant. J’ai pensé davantage à ma famille, à ma fille, à mes actrices qu’à moi. J’ai pris ça au sérieux et engagé des gardes du corps pour tout le monde, moi inclus. Ma fille allait à l’école sous protection. J’étais devenu un peu parano. Je l’appelais tout le temps. J’ai également reçu des appels et des SMS menaçants… C’était dingue.

Une telle vindicte a-t-elle causé un désamour entre le Maroc et vous ?

Non. Ça a voulu provoquer le désamour que vous évoquez. C’était le but de la manipulation, du mensonge et de l’interdiction. C’était une manière de me dire : “Dégage, ce n’est pas chez toi ici. Va faire des films ailleurs !” J’aurais pu partir. Je me suis même posé la question. Mais je n’ai pas eu envie de leur donner raison.

Je me suis rendu compte que c’était une société profondément immature et dans le même temps généreuse, capable du pire comme du meilleur. Une société qui m’inspirait et dont je souhaitais encore parler. Les autorités et les institutions ont fini par me lâcher la grappe. Mais il y a des effets sur la population qui continuent à courir aujourd’hui.

Avez-vous des nouvelles de Loubna Abidar ? Comment va-t-elle ?

Son agression a été difficile à vivre. Elle va bien. Elle n’est pas retournée au Maroc depuis.

Est-ce que vous pardonnez à vos détracteurs ?

Ça dépend lesquels. Ceux qui ont construit l’image diabolique de Much Loved à des fins idéologiques ou politiques : non. Parce qu’ils m’ont mis en danger et ont mis en péril la vie de mes actrices. Eux, je ne leur pardonnerai jamais. Ceux qui ont hurlé des insultes, des insanités, des menaces… J’ai envie de les comprendre. […] Au Maroc et, plus largement, au Maghreb, je pense qu’on ne s’aime pas, ou pas assez. On est très facilement blessés par l’image qu’on peut renvoyer aux gens. On est dans la sur-réaction permanente. Ce qui compte le plus, c’est ce que vont penser les autres de nous. Ça rend complètement dingue.

Vous dites que, sur le tournage de Razzia, votre nouveau long-métrage, vous avez fait face à une forme d’adversité populaire. Pouvez-vous l’évoquer ? Comment s’est-elle matérialisée ?

La production a souvent été obligée de mentir et de ne pas dévoiler mon nom. Mais dès que les gens se rendaient compte que j’étais le metteur en scène, les pépins commençaient. Ce sont des décors qui tombent à la dernière minute, des syndics de copropriété qui ne nous laissent pas entrer, des comédiens harcelés par téléphone parce qu’ils tournent avec moi… etc. Quand je fais un film, je suis dans un état second, en transe. Tous ces désagréments, je les ai pris tels quels et je les ai mis dans la matrice.

Le titre du film a deux sens : celui d’enlever les troupeaux, les récoltes ; et celui de s’emparer de force des biens d’autrui. Où se situe-t-il exactement ?

C’est les deux à la fois. C’est prendre quelque chose à quelqu’un qui ne nous appartient pas. Et voir la personne volée se réapproprier son dû. Ce titre s’est imposé tout seul et est finalement assez juste par rapport à l’histoire que l’on raconte. Par rapport à tout ce qu’on a enlevé à ces hommes et à ces femmes pendant des décennies.

L’été 2015 a été une matérialisation concrète de ce qu’une partie de la société ressent dans sa chair profonde, comme étant un vol et une usurpation de la part de l’État, des gouvernants, des décisionnaires, de ceux qui ont fait que l’injustice sociale soit aussi grande, que la liberté soit autant malmenée, que l’éducation ait été détruite…

L’action de Razzia constitue un trait d’union entre deux époques. La première, marquée par les réformes d’arabisation, aurait ainsi engendré la seconde, celle de l’été 2015, impliquant un combat acharné entre modernité et tradition. Est-ce là votre propos ?

Il y a un lien extrêmement direct. Au début des années 1980, on a enlevé à ces gens la pensée critique. On leur a imposé une langue qui n’est pas la leur. Tout ce qui pouvait élever l’esprit a été gommé par l’éducation islamique. Ça a tué les rêves, la capacité à se projeter, la diversité culturelle pour nous faire entrer dans une forme d’hégémonisme selon lequel on est tous arabes, tous musulmans, on se ressemble, on a les mêmes valeurs communes.

C’est faux. Le Maroc, au fond, est une véritable mosaïque composée de Berbères, de musulmans, d’Arabes, de juifs, de chrétiens… On ne peut pas oublier qui on est. Cette réforme d’arabisation n’a pas été préparée, elle s’est faite à la va-vite. On n’a pas formé les professeurs marocains pour basculer du français à l’arabe. On a donc été contraints d’importer des enseignants du Moyen-Orient. Trente ans plus tard, cela donne une génération perdue, en perte de repères. Celle de l’été 2015.

C’est ce qui crée, selon vous, une certaine schizophrénie chez les Marocains ? Ce mot revient en effet souvent dans les interviews que vous accordez…

Totalement ! On leur dit : “Vous allez apprendre en arabe classique à l’école et ça va vous offrir un avenir.” Arrivés au bac, on les prévient : “Maintenant, pour la fac, vous allez repasser au français.” Mais ils ne l’ont pas apprise, cette langue. Au final, ils finissent avec un diplôme qui ne vaut rien, ils ne parlent ni arabe ni français et ça engendre des analphabètes bilingues qui sont complètement perdus. La schizophrénie vient aussi de cette espèce d’écart entre ce que chacun voudrait être – ou rêverait d’être – dans sa vie intime et ce qu’il est obligé d’être à cause de la pression familiale et sociale…

L’été 2015 a été marqué par une série d’événements. Il y a eu l’interdiction très violente de Much Loved, ce concert-polémique de Jennifer Lopez, elle-même accusée d’outrage public à la pudeur, des homosexuels qui se sont fait lyncher, des filles inculpées et jugées pour avoir porté des jupes… Est-ce que vous avez perçu ce moment comme étant à la fois traumatique et cathartique ?

C’est exactement ça. Nous sommes arrivés au bout de nos paradoxes, de nos contradictions. C’est le plafond de verre. À ce moment, on se dit que l’heure des choix a sonné : il y a ceux qui veulent nous ramener en arrière et ceux qui veulent aller de l’avant. Il fallait se décider. La ligne “Maginot” de démarcation entre ces deux visions, qui a toujours existé sans être visible, est devenue d’un coup réelle et claire car nous n’étions plus dans un consensus. Les gens ont senti que c’était une question de survie, que leur espace avait été bouffé. Cela a donné le courage de mener des combats ici et maintenant pour se réapproprier le pays. Ils ont manifesté contre le pouvoir, contre la corruption mais jamais contre le roi, qui est aimé par la jeunesse.

Vous expliquez que la société marocaine a été biberonnée à la culture occidentale. Il y a cette proximité avec l’Europe, qui est à la fois si près et si loin… Comme une sorte de travelling compensé… Qu’est-ce que cela crée comme frustrations ?

L’Occident charrie un univers, des stars, une culture, une envie d’être ce qu’on n’est pas. Cela donne l’impression que c’est à portée de main alors que notre quotidien, c’est la tradition parce qu’on n’a pas encore fait le choix de la modernité. Du coup, on a le cul entre deux chaises. […] Je ne sais pas si la France est encore un eldorado mais partir ailleurs est une option forte pour les Marocains, en raison du fort chômage.

D’où vous vient cette volonté farouche de vous intéresser aux laissés-pour-compte, aux minorités ? Vous vous positionnez presque en une sorte de chevalier blanc…

De vieux démons liés probablement à mon parcours de vie. J’ai grandi à Sarcelles où j’ai très vite eu envie de diversité, de culture… Cette ville très communautariste a été sauvée par l’école laïque et la MJC (maison des jeunes et de la culture). Cette volonté vient aussi de ma découverte du Maroc, de ce qui m’y a heurté à chaque fois, comme de voir à quel point les minorités pouvaient être exclues. Moi, je me sens très proche d’elles. L’été 2015 a changé quelque chose parce que, bien qu’elles soient toujours stigmatisées, on en parle. Les filles de Much Loved étaient inaudibles avant. Aujourd’hui, on les entend. En voulant tuer le débat, ils l’ont créé. L’homosexualité mettra plus de temps à se faire accepter mais ça viendra. Ces cultures sont-elles capables de vivre en autarcie ? Non ! Car elles ont besoin d’échanges, de toutes natures, avec le reste du monde. Jusqu’à quel point sont-elles capables d’imposer des dogmes d’un autre siècle ? C’est la question. La mondialisation est en tout cas en train de faire basculer les gens vers la modernité. Il n’y a qu’à constater combien d’heures la jeunesse passe devant Internet.

Razzia montre qu’il n’y a pas de minorités mais que ces minorités composent en réalité une majorité en quête d’idéal…

Cette idée est apparue en cours de route, pendant l’écriture. Les gens qui se pensaient seuls étaient nombreux alors qu’ils partageaient silencieusement les mêmes problèmes que tant d’autres. Je voulais qu’ils se sentent moins seuls, qu’ils soient réunis. Je rencontre par exemple de plus en plus d’homosexuels aux avant-premières, qui prennent la parole et qui n’en peuvent plus de souffrir et de se haïr publiquement parce qu’ils ne peuvent pas dire les choses.

Les cinq personnages du film ont un espace vital propre, un sas de décompression, pour se protéger d’un espace public que vous filmez comme un lieu de conflit et d’insécurité…

Plutôt comme un champ de bataille, je dirais. Le film joue sur les espaces et, plus précisément, sur la dichotomie entre l’espace privé et l’espace public. Dès qu’on est dans le premier, il y a une guerre à mener pour protéger son intégrité, sa différence, sa liberté. Et c’est là où on est le plus agressés par ceux qui veulent nous contraindre et nous enfermer. On doit résister. Il y a des choses qui se jouent dans la rue quotidiennement. Ces gamins qu’on rase dans le film, c’est arrivé. Les flics les ont arrêtés parce qu’ils avaient des coupes iroquoises. Il n’y a pas que la femme qui est harcelée dans la rue. Il ne faut pas baisser les yeux et les armes. C’est dur les regards, c’est pire que les balles.

La ville de Casablanca est au centre du film. En quoi vous inspire-t-elle tant ?

Elle est cosmopolite, c’est un port. C’est une ville de marins où les gens se croisent et ramènent leur culture. Elle est sale, bruyante, énergique. Elle ne se donne pas, ne s’offre pas, il faut aller la prendre, la chercher. J’aime ça, l’idée de vivre dans une ville où on découvre des choses qui ne sont pas à portée de main, où il convient de chercher dans les arrière-cuisines. Des courts-métrages de vie se jouent entre chez moi et le bureau tous les matins et ça inspire.

Qu’avez-vous envie de dire à la jeunesse et à ceux qui s’en prennent à vous en vous accusant de véhiculer une image négative du Maroc à travers les thématiques sociétales que vous abordez ?

Qu’il faut se détendre et arrêter d’être dans la sur-réaction. Le Maroc n’est ni mieux ni pire que les autres pays. Il a ses problèmes et il faut pouvoir les regarder en face sans se soucier de ce que l’autre en pensera. Le problème des Marocains, c’est qu’ils se sentent attaqués en permanence dans leur citoyenneté, dans leur identité, etc. Il faut s’aimer un peu plus. Si c’était le cas, personne ne réfléchirait comme ça.

Vous dites volontiers qu’un pays qui ne rêve pas censure tout…

Ne pas rêver, c’est être incapable de se projeter. C’est fermer les espaces géographiques et mentaux. Et se dire que la survie est pour nous et le reste pour les autres. On a une jeunesse pleine de talent. On peut devenir autre chose qu’avocat, médecin ou tous ces métiers valorisés. On peut avoir des Prince, des Freddy Mercury, des Mark Zuckerberg, des Maria Callas… Ces gens existent dans le monde arabe. Il faut leur donner leur chance et permettre à leur voix de s’épanouir. Mon rêve pour cette jeunesse, c’est qu’elle réapprenne à rêver et à se projeter. J’y crois.