“Ma palette de couleurs s’est ouverte par cicatrice” : on a parlé dépression et sororité avec la peintre Sophie Dherbecourt

“Ma palette de couleurs s’est ouverte par cicatrice” : on a parlé dépression et sororité avec la peintre Sophie Dherbecourt

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© Sophie Dherbecourt

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Par Donnia Ghezlane-Lala

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"J’étais tellement esseulée dans ma dépression que j’ai cherché à guérir par la couleur."

La fiche d’identité de Sophie Dherbecourt, 31 ans, peintre

  • Lieu de l’interview ? Dans son atelier, pas loin du cimetière du Père-Lachaise.
  • Son signe astro ? Verseau ascendant Scorpion.
  • Comment elle aborde 2023 ? Avec curiosité, comme une première fois.
  • Son meilleur moment de l’année 2022 ? Une conversation nocturne avec l’autrice Morgane Ortin lors de laquelle elle lui a dit : “La vie, c’est une pièce de théâtre, tu fais absolument ce que tu veux une fois que t’as décidé de le faire.” Une phrase qui résonne encore, alors que l’artiste inaugure sa première exposition solo.
  • Si elle devenait directrice du Louvre, elle… déplacerait La Grande Odalisque, d’Ingres, qui n’est pas assez mise en valeur, et elle sauverait Le Radeau de la méduse, car il est condamné à disparaître à cause de la composition de la peinture.
  • À son dîner parfait, elle inviterait… la réalisatrice Jane Campion, l’actrice Hunter Schafer, les actrices et réalisatrices Michaela Coel et Phoebe Waller-Bridge, les peintres Georgia O’Keeffe et peintre Baya.
  • À l’enfant qu’elle était, elle dirait… de plus se faire confiance.

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“Le dessin a toujours été là, il était mon premier langage.”

Portrait. Gingembre, citron. Une demi-heure après mon arrivée, me voilà assise par terre, tasse à la main, entourée de Sophie Dherbecourt et de ses divinités intimes : de grands formats de ses amours, de ses amies, de ses angoisses. Ces présences délimitaient notre lieu sûr, pour toute la durée de l’interview, m’invitant à la confidence et à la profondeur.

2023 sera l’année des premières fois pour la peintre française. Première fois qu’elle inaugurera sa première exposition solo, à Paris, à la galerie Au Roi. Première fois qu’elle explorera la nature morte, elle qui est, jusque-là, restée fidèle à la figuration. Malgré ces réussites, elle visualise l’année de ses 31 ans comme une “plaie ouverte”.

J’ai rencontré pour la première fois Sophie Dherbecourt en 2020, pour tourner un format Wait for it. On était en pleine pandémie. Le bureau était vide, le moral au plus bas. On était masquées, et nos visages n’ont pas pu se rencontrer ce jour-là. Elle m’avait vaguement parlé de ses inspirations, de ses valeurs, de son glissement vers la peinture à l’huile, de sa pratique en autodidacte après une tentative d’intégrer l’école des Gobelins en animation, après un master de communication visuelle, après un premier CDI dans la pub.

Elle n’avait rien dit sur ce qui l’animait réellement, sur son histoire. “Je n’étais pas vraiment là, ce jour-là. J’étais un peu endormie, dans un état second. Et le réveil fut violent.” C’était un an avant sa dépression. Trois ans plus tard, je la revois irradiante, me présentant avec enthousiasme de nouvelles couleurs, de nouvelles figures que je ne lui connaissais pas. Je me fais la réflexion que son travail a évolué vers un récit construit, que ses peintures se font désormais l’écrin de ce qu’elle a à raconter au monde, de ses émotions, qu’elles donnent à voir bien plus qu’une technique impressionnante et des femmes nues.

“C’est vrai. J’ai toujours refusé d’exposer car je ne savais pas ce que je voulais dire exactement. La force du discours n’était pas là, je voulais qu’il y ait une forme de boucle à mon histoire, et j’attendais d’être connectée à mes émotions comme je le suis aujourd’hui, de vivre les choses de manière beaucoup plus intense. C’est ce qu’une dépression apporte. Avant, il y avait une forme d’histoire, il y avait un esthétisme, mais il n’y avait pas de fond, de sujet”, avoue-t-elle.

Avant, les tons nus, beiges, chair étaient omniprésents. Aujourd’hui, des touches de couleurs inhabituelles ont investi ses horizons et ses voiles. “Il y a eu un breakthrough à un moment. Il y a ici tout un chemin colorimétrique : on commence par les bleus, qui symbolisent la dépression, et on finit dans les roses et orange, renvoyant à la construction grâce à l’autre. On passe par le violet pour le retour de la confiance et la renaissance”, explique l’artiste.

© Sophie Dherbecourt

“Ces toiles que j’expose sont les vestiges des émotions qui m’ont permis d’avancer, de faire le deuil de plein de choses, de savoir qui je suis, de guérir. La couleur représente mon chemin thérapeutique, raconte tout ce que j’ai traversé après ma dépression, et comment on se reconstruit dans notre rapport aux autres et à soi. Le bleu symbolise cette atmosphère mélancolique, brisé, triste, puis il va vers le gris et le rose, et pour finir, le rose, orange, rouge”, poursuit-elle. De chair à rouge, il y a eu une “explosion”, une percée.

“Ma palette de couleurs s’est ouverte par cicatrice.”

Welcome to Heartbreak, Our Common Grounds, Pathos of Things… Les titres des peintures de Sophie Dherbecourt évoquent la sororité dans la souffrance. “J’étais tellement esseulée dans ma dépression que j’ai cherché à guérir par la couleur. Ma palette de couleurs s’est ouverte par cicatrice”, raconte-t-elle avec force.

Si son ciel est plus vibrant qu’avant, si ses couleurs sont “plus fauvistes”, elles laissent toujours apparaître ses teintes désolées d’autrefois. “Ces couleurs du passé voyagent de peinture en peinture, elles reviennent par petites touches parfois, comme mes tons chair, et dessinent mon chemin émotionnel. […] Les couleurs sont mon meilleur atout. La couleur a cette force de nous emmener à des endroits, de pouvoir ressentir.”

© Sophie Dherbecourt/Photo : Donnia Ghezlane-Lala/Konbini

“Rupture, passion, amour, sororité, protection, reconstruction, amitié, rage et douceur” sont les différents chapitres qui ont jalonné l’aller mieux de cette artiste. “Évidemment, c’est quand ça va mal que je produis mes œuvres les plus fortes.” Ce serait trop facile, sinon. “On est ouvertes en deux dans ces moments-là, c’est un grand nettoyage”, me dit-elle, en se souvenant d’une opération qu’elle avait menée en 2021 pour aider une association dédiée à la santé mentale.

“C’est quand j’ai peint cette toile de la femme à la larme-perle que j’ai compris que je faisais une dépression.”

Assises, nos regards se baladent de toile en toile dans le silence. Elle se lève pour saisir le journal qu’elle tenait durant sa dépression, tourne ses pages rapidement, mais ne veut pas que je lise, car “il y a des passages très sombres”. Elle pose le carnet par terre, à côté de nous. Je n’essaie pas de lire ses mots noirs, je respecte son choix. Pourtant, le cahier est là, ouvert, offert, veillant sur nous.

Une femme seule veille aussi sur nous. Elle est derrière nous, éclairée par la Lune, recroquevillée. Elle porte un voile blanc sur son visage, pleure une perle nacrée, dans un bleu de l’âme. C’est cette peinture qui a agi comme un électrochoc dans l’esprit de l’artiste. Elle est l’une des rares qui présente une figure esseulée, et marque une prise de conscience. “C’est quand j’ai peint cette toile de la femme à la larme-perle que j’ai compris que je faisais une dépression.”

© Sophie Dherbecourt

“Je m’estime privilégiée d’avoir pu m’en sortir sans médicaments, avec l’aide d’une thérapie, de séjours à la mer et de moyens spirituels”, ajoute-t-elle en évoquant une retraite de reiki, Rupture(s) de Claire Marin et The Body Keeps The Score: Mind, Brain and Body in the Transformation of Trauma, de Bessel van der Kolk. “Ma peinture m’a aidée à cristalliser ma dépression. La peinture et la couleur sont un autre moyen de lire le monde”, analyse la peintre que l’on verrait bien animer à l’avenir des ateliers thérapeutiques et spirituels.

“Ma peinture m’a aidée à cristalliser ma dépression.”

L’artiste s’arrête sur les figures voilées, ses démons allégoriques reflétant la peur et l’abandon, qui peuplent ses œuvres, la tiennent, l’agrippent, la supportent. De ses monstres fleuris, elle enchaîne sur les tableaux dépeignant ses amies, dont Morgane Ortin, créatrice d’Amours solitaires, avec qui elle a traversé la nuit. “Dans une société qui a été construite par le regard masculin, il faut trouver des lieux de refuges, de construction par les femmes, qui nous permettent de proposer notre propre vision du monde”, développe-t-elle à propos de la sororité.

“J’arrive rarement à dessiner des figures seules. Un sujet seul est moins intéressant pour moi. J’ai un frère jumeau, et c’est comme si je cherchais constamment une gémellité dans mes peintures. Mon lien à l’autre se fait souvent dans la gémellité, même dans la sororité. Je ne sais pas me construire totalement seule. C’est dû à ma peur de l’abandon”, confesse la peintre intéressée par l’architecture corporelle, les corps entremêlés, ces volumes qu’elle aimerait bien voir un jour sculptés dans l’argile.

© Sophie Dherbecourt

Naturellement, Sophie Dherbecourt étale ses croquis sur le sol, et me parle de son processus créatif. “Je commence par des traits fins, puis gras, je fais beaucoup de dessins avant d’entamer une toile et j’expose aussi mes brouillons. Une toile grand format peut me prendre un mois. Je bosse cinq jours par semaine, en journée. J’ai une routine rigoureuse, je me fais des horaires de bureau. J’aurais bien aimé être une artiste torturée de la nuit, mais non !”, rit-elle.

“Je ne viens pas de nulle part, j’ai d’abord travaillé mes couleurs sur Skyblog !”

Avec nostalgie, elle repense à Photofiltre, aux dégradés qu’elle créait sur son Skyblog grâce au code HTML. “Les codes couleurs, je les connaissais par cœur, je ne viens pas de nulle part, j’ai d’abord travaillé mes couleurs sur Skyblog !”, s’amuse-t-elle. Outre “l’école de Skyblog” qui nous a toutes éduquées, elle mentionne les fleurs de Georgia O’Keeffe comme inspiration principale pour ses propres couleurs. Mais aussi, sans transition, de ses idoles et des posters qu’elle affichait dans sa chambre d’ado : Billy Crawford, Britney Spears, les L5, Buffy, les sorcières de Charmed.

Petite, Sophie Dherbecourt était une enfant introvertie, “anxieuse”, “très dans la Lune”, toujours en train de dessiner. “Je trouvais mon refuge dans la créativité, dans la poésie et le théâtre aussi. Le dessin a toujours été là, il était mon premier langage. Les adultes étaient plus attentifs à mes dessins qu’à mes mots.”

© Sophie Dherbecourt

Puis, elle en vient à Tamara de Lempicka, dont les œuvres reflètent le début du néoclassicisme et déconstruisent le cubisme. Des œuvres qui l’inspirent depuis toujours : “Ses portraits de femmes sensuelles sans être sexualisées, qui représentent des amitiés féminines, ça n’avait pas de valeur dans le milieu de l’art à l’époque. On avait seulement le droit à des femmes maternelles, sexualisées ou vierges… […] Dans mon art, je me demande souvent quelle image je veux donner à la femme aujourd’hui.”

“La peinture et la couleur sont un autre moyen de lire le monde.”

C’est en rupture avec son éducation religieuse et bourgeoise qu’elle a construit ses valeurs féministes et ses nus qui ne trouvaient pas forcément leur place : “Mon rapport à l’intimité était lié à mon éducation pudique. Le plaisir féminin, on n’en parlait pas chez moi. Rien n’existait, presque, en ce qui concernait la femme, si ce n’était fonder un foyer. Mon premier dessin représentait d’ailleurs une femme au foyer avec des tresses, un tablier de Bécassine, une théière à la main… J’avais ça dans la tête quand j’étais petite, c’était ça, l’image de la femme que j’avais.”

Sa famille l’a toutefois toujours encouragée à persévérer dans une carrière artistique. “J’ai cherché dans le cinéma pour m’éduquer, m’entourer d’héroïnes, me construire une pensée, un univers, puis à travers des amies, etc. Dans Euphoria, Jules dit qu’elle est un layering de personnes qu’elle a rencontrées. Je me reconnais beaucoup dans ça.”

© Sophie Dherbecourt

Pour le reste, elle cite évidemment la mythologie égyptienne, découverte au collège. “C’est incroyable de rendre des époques éternelles à travers des hiéroglyphes. Pourquoi on ne fait plus ça aujourd’hui ? Pourquoi on ne rend plus éternelles certaines histoires, certaines identités, la pluralité des identités d’aujourd’hui ? Pourquoi on ne les cristallise plus de manière magnifique ?”, interroge-t-elle. Cette intention, elle l’applique à son travail, aux identités contemporaines qu’elle veut raconter.

Entre ses formes chaires et ses tons femmes, c’est, au fond, sa propre mythologie intérieure que Sophie Dherbecourt dessine à l’huile. À l’issue des trois heures que nous avons passées ensemble, j’avais l’impression de m’être autant confiée qu’elle, qu’on avait ouvert une brèche “sororitaire”, comme elle se plaît à dire, dans laquelle pouvaient fleurir nos plus grands secrets. Des iris et des lys.

© Sophie Dherbecourt

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Les recos de Sophie Dherbecourt

  • Un livre ? Femmes qui courent avec les loups, de Clarissa Pinkola Estés.
  • Un album ? We’re All Alone in This Together, de Dave.
  • Une série ? I May Destroy You, de Michaela Coel.
  • Un film ? Vanilla Sky, de Cameron Crowe.
  • Une œuvre d’art ? Les fleurs de Georgia O’Keeffe.

© Sophie Dherbecourt

L’exposition de Sophie Dherbecourt, “Pathos of Things”, est à visiter jusqu’au 27 mars 2023, à la galerie Au Roi (Paris). Vous pouvez suivre Sophie Dherbecourt sur Instagram.