Les films sont-ils vraiment de plus en plus longs ?

Les films sont-ils vraiment de plus en plus longs ?

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Par Mathilde Trocellier

Publié le

Spoiler : non, pas tant que ça.

Dans Le Temps scellé (1986), le cinéaste et théoricien russe Andreï Tarkovski développe l’idée que le temps est la substance essentielle du cinéma, et que celui-ci doit être le même dans le film et dans la réalité du spectateur. Pour résumer très grossièrement cette théorie, on pourrait dire que plus le spectateur voit passer le temps passer et s’ennuie, plus la mission du cinéaste est remplie.

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Il semble alors logique que le réalisateur signe des œuvres aussi longues qu’Andreï Roublev (3 h 25) ou encore Solaris (2 h 47). Mais si le temps prend ici une dimension théorique, rien n’explique la durée de plus en plus longue des titres occupant le box-office de nos jours. Difficile d’imaginer que The Batman (2 h 56), Babylon (3 h 09), Avatar : La voie de l’eau (3 h 12), le récent John Wick 4 (2 h 49) ou le futur Beau Is Afraid (2 h 59) et visiblement Oppenheimer de Christopher Nolan (trois heures), soient les résultats directs de la théorie tarkovskienne.

Pourtant, les films semblent de plus en plus longs de nos jours. Et quiconque a des oreilles dans les sphères cinéphiles n’a pu échapper au traditionnel “Le cinéma, c’est devenu trop long”.

Mais est-ce vraiment le cas ? Spoiler alert : pas tout à fait.

Oubliez tout ce que vous pensiez savoir

Contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire : non, aujourd’hui les films ne sont pas plus longs qu’avant. Ce ne sont pas les cartes qui le disent, mais bien les chiffres. En 2018, plusieurs petits malins se succédaient pour créer camemberts et autres statistiques sur la longueur des films.

Les résultats sont formels : la durée des longs-métrages n’a pas véritablement évolué depuis les années 1920.

L’étude la plus complète est celle de Przemysław Jarząbek qui, pour le site Towards Data Science, s’est amusé à analyser tous les films inscrits dans la base de données d’IMDb. Au terme d’un article bourré de programmes informatiques détaillant ses recherches, l’auteur conclue que “notre intuition était erronée”, avant de spécifier :

“Il n’y a pas de tendance dans la durée des films. Les différences sont trop faibles pour être remarquées. Nous pouvons dire qu’au cours des 60 dernières années, les films ont eu en moyenne la même durée. Quels que soient les critères pris en compte, le résultat est le même.”

(© Towards Data Science)

Ce résultat est similaire à celui de Joseph Boinay pour Télérama Vodkaster, qui a compilé tous les longs-métrages sortis en salles depuis 1968 (enfin, ceux ayant au moins 10 notes sur la plateforme, ce qui représente quelque 14 000 titres) et démontré que si la durée des films a évolué depuis 1968, ce n’est que de… quatre minutes (+4 %).

Pour autant, Joseph Boinay met en avant un bug dans la matrice. Car si la durée des films n’évolue presque pas depuis plus de cinquante ans, le résultat de ses calculs n’est pas tout à fait le même si on ne prend en compte que les films “les plus populaires”.

Dans son cas, seuls cinquante films, parmi les plus notés sur Vodkaster, sont retenus par année — ceux qui ont le mieux marché, donc. Le journaliste montre alors que la durée moyenne de ces longs-métrages est passée d’1 h 47 en 1968 à 2 h 06 en 2018.

On remarque aujourd’hui cette tendance dans le box-office français : en 2022, sur les 10 films les plus plébiscités par le public, seuls trois durent moins de deux heures. Les films sont-ils alors plus longs qu’avant ? Les plus appréciés, oui.

Alors pourquoi ce ressenti ?

Si la durée des films n’a pas vraiment évolué, pourquoi diable a-t-on l’impression de passer de plus en plus de temps enfermés au cinéma ? Pour répondre à cette interrogation, une petite plongée dans les box-offices s’impose. Car en étudiant le top 3 des films les plus populaires en France, la réponse est vite trouvée : rares sont les titres de moins de deux heures en haut du podium.

Les grands studios ne se gênent plus aujourd’hui pour proposer des titres de plus en plus longs, comme les studios Marvel (qui se lâchent un peu depuis les trois heures d’Avengers: Endgame) ou autres usines à blockbusters, qui ne reculent devant rien pour créer du sensationnel. Usant de marketing, communication à gogo et s’appuyant sur du fan-service, tous ces mastodontes s’imposent sur le devant de la scène cinématographique, jusqu’à en devenir l’échelle.

Mais avec Babylon, grosse sensation de ce début d’année 2023 qui n’est pas un blockbuster d’action répondant à ces codes-là, c’est tout le marché qui est repensé. Fort de ses trois heures de projection, le long-métrage de Damien Chazelle est devenu la coqueluche des salles obscures, ainsi que l’emblème de ce cinéma interminable. En vérité, 2023 est pour l’instant marquée par des longs de moins de deux heures. Encore un coup de la matrice.

Reste à savoir pourquoi un tel basculement est possible. Pour Clémence Allamand, maîtresse de conférences en socio-économie du cinéma à l’université Paul Valéry de Montpellier, il faut se pencher du côté de l’évolution numérique du cinéma pour comprendre ce qui a permis ce changement :

“Le numérique offre une certaine liberté dans la durée car la pellicule argentique coûte très cher : le numérique permet donc de s’affranchir de ce coût. Là où une copie d’un film de trois heures en argentique pouvait coûter deux fois plus cher qu’un film d’1 h 30, l’enjeu du coût des copies avec le numérique se situe davantage dans la multiplication des versions : 2D/3D, Imax ou 4DX, comme c’est le cas d’Avatar.”

Elle ajoute par ailleurs que des films longs, il y en a toujours eu (n’oubliez pas que Lawrence d’Arabie dure 3 h 38 tout de même), mais que les contraintes ne sont plus celles d’il y a 50 ans pour un film long de trois heures.

En citant le cas de The Irishman (3 h 30), elle met ainsi en avant une nouvelle donnée pour justifier la longueur nouvelle des films : la multiplication des plateformes. Elle explique que leur prolifération “et l’augmentation de la capacité de stockage sur les supports, comme avec le Blu-Ray, peuvent représenter une liberté de format liée au mode de diffusion”, précisant :

“Que The Irishman dure plus de trois heures ne contraint personne, hormis éventuellement le spectateur. Il n’y a pas d’enjeu économique de suppression de séances du fait de sa durée.”

Reste à savoir si le stockage de données aura un impact sur cette question sur le long terme.

Quoi qu’il en soit, le fait est que pour l’instant, le public continue de se déplacer en salle pour des spectacles longs — il suffit de regarder les scores de Batman et de Babylon en France, Avatar 2 surtout, et John Wick 4 qui est le meilleur lancement de la saga. Si vous entendez encore quelqu’un se plaindre de films trop longs, vous saurez quoi répondre.