Le soir où j’ai vécu une folle performance digne de The Square au musée de l’Orangerie

Le soir où j’ai vécu une folle performance digne de The Square au musée de l’Orangerie

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© Bac Films

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le , modifié le

Ce n’était pas du tout Oleg Kulik, qui a inspiré la célèbre performance de l’homme-gorille dans The Square de Ruben Östlund, mais c’était intense.

C’était un lundi pluvieux. Une amie et moi étions invitées à assister à une performance de Fabrice Mazliah, nommée Forsythe improvisations. J’y allais en connaissant un peu le travail de Forsythe, notamment à l’Opéra de Paris, sans grandes attentes. J’étais loin d’imaginer que je vivrais une expérience collective à ce point intense.

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J’arrive au point de rendez-vous. Les Tuileries étaient fermées pour le grand public. Seules les personnes invitées au musée de l’Orangerie accédaient au parc. Je me sentis subitement de droite. Je portais d’ailleurs un beau col blanc bien repassé sur un pull en maille marine pour parfaire l’illusion républicaine. J’entre au musée, je traverse les salles des Nymphéas de Claude Monet, je me dirige directement vers les places au premier rang, sur des coussins par terre.

Pour nous aider à saisir le spectacle qui se déroulera devant nos yeux durant 40 minutes, un livret nous détaille la démarche artistique du danseur dont la pratique a grandement évolué au contact de William Forsythe lui-même, connu pour ses déconstructions du ballet classique, ses improvisations et ses techniques de danse contact. La pratique de Fabrice Mazliah s’imprègne fortement de cette déconstruction et comme en atteste le titre de sa performance, Forsythe improvisations, on aura affaire à de… l’improvisation.

Bête et envoûtée

Autour de nous, le public, encerclant l’espace qui servira à l’artiste. Sur les murs, les nénuphars clairsemés, nébuleux, teintés de vert, de jaune, de rose, d’abstrait, dont certaines variations plus sombres nous laissent pénétrer la forêt mentale dépressive de Claude Monet. “Merci d’éteindre vos téléphones portables durant ce spectacle”, scande un employé de l’institution muséale.

Claude Monet, Reflets verts, entre 1914 et 1926. (© Musée d’Orsay, distrib. RMN/Patrice Schmidt)

Le spectacle commence, la lumière ne baisse pas, la musique se diffuse. Et Fabrice Mazliah prend place. Il entre avec souplesse et détermination, le visage fermé et impérial, dans un habit simple : de banales Aasics, un pantalon noir et un T-shirt gris. À l’exception d’un détail fantaisiste : une perle à l’oreille. Sa sobriété apparente laisse une place centrale aux Nymphéas. Le public semble médusé, en suspens.

Le chorégraphe débute par des mouvements légers ; il enroule son bras, touche son dos, s’étire, marche, accélère. Les regards dans le public annoncent qu’un événement va violemment surgir. Mais l’eau demeure calme, plate. Tout est sous contrôle.

Le performeur se tient à quelques centimètres de moi, je contemple en contreplongée le moindre de ses gestes comme une hypnose, comme s’il esquissait la partition du thème répété d’un morceau de jazz. Sa performance gagne un étage : ses mouvements deviennent plus libres et vastes, son corps plus vigoureux, ses déplacements s’emparent de l’espace de gauche à droite et sa présence s’ancre davantage dans le public. Un public diapré de tous âges, emmitouflé dans des habits déjà hivernaux, l’air interloqué, intéressé, analytique, perplexe, amusé, agacé, ennuyé.

Mazliah plonge son regard dans le mien, atteste de mon existence dramatique, m’incarne au sein de l’univers qui se joue dans cette dernière salle des Nymphéas. Je me sens bête et envoûtée de le voir de si près et les visages dans le public m’interpellent autant que les tableaux au second plan et la performance qui se déroule devant moi.

Convulsions sur chaise et cris stridents

Soudain, ses muscles se tendent, ses membres se crispent, son pouls s’excite. Le voilà assis sur une chaise, face à moi, dansant la souffrance, se contorsionnant, révulsant sa tête dans un élan de possession. Des écouteurs aux oreilles, personne ne sait ce qu’il écoute, ce peut être du Joy Division comme du metal.

© Bac Films

Je le sens plus animal, plus bestial, je le ressens plus viscéralement. Il se met à crier si fort, par à-coups, comme s’il était un prêtre horrifié par le Diable dans une église. Le lieu permet de réverbérer son hurlement qui nous perce les tympans. J’hésite à protéger mes oreilles mais je me ravise, pensant qu’il s’agirait d’un manque de respect.

The Square

D’un coup, la performance escalade de nouveau : l’artiste s’approche dangereusement du public, braillant, grognant, menaçant, flairant des personnes dans l’assemblée, brisant leur espace privé bourgeois. Comme un gorille, il prend en grippe une femme portant un pull naïf affichant le mot “Love” en lettres colorées. Il la hume longuement, elle reste figée, impassible et grave. En grande stoïcienne, elle l’accepte, l’apprivoise et puis, la bête repart.

Une image me revient immédiatement en tête, une scène plutôt, celle de la performance sauvage d’Oleg dans le film The Square de Ruben Östlund, jouée par Terry Notary et inspirée des œuvres de l’artiste russe Oleg Kulik. Dans le film, la joyeuse société aristocrate tout apprêtée est confrontée à l’animalité la plus pure. Deux mondes s’affrontent, et chaque invité·e tente de garder la face et de feindre une certaine passivité.

Sauf que le performeur va plus loin, les poussant dans leurs retranchements, les forçant à réagir, sautant sur les tables, jetant des verres, brisant leur espace privé. Ce douloureux événement se termine par la fuite du public, meurtri par la violence de l’homme-gorille. La scène de la dame au pull “Love”, reniflée par Fabrice Mazliah, m’a ramenée à ce contraste flagrant entre deux mondes : un artiste pur, ouvert, grandiose et un public inhibé, fermé, corrompu.

Tout ce qui habite Fabrice Mazliah à ce moment-là résonne en moi : je suis entrée dans cette expérience hors du commun chargée d’une angoisse profonde et cette émotion battante m’a permis d’atteindre la catharsis, mon propre climax.

Mes sentiments s’entrechoquent en le voyant se débattre contre lui-même avec une telle véhémence, alternant marche lente et marche rapide. Je me sens détendue, vidée, apaisée, forte, en colère. Tout sort et un fil invisible me lie à son corps comme un miroir, avec l’impression que le danseur se raconte, et que ses gestes me racontent aussi, disent une partie de mon histoire.

Le musée de l’Orangerie a inauguré la cinquième édition de son cycle de “Danse avec les Nymphéas”. Lors de soirées spéciales, des danseur·se·s performent face aux Nymphéas de Claude Monet. Plus d’infos ici.