“La plus grande putain du monde” : quand le public pénétrait dans le vagin d’une sculpture de Niki de Saint Phalle

“La plus grande putain du monde” : quand le public pénétrait dans le vagin d’une sculpture de Niki de Saint Phalle

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© Georges Bendrihem/AFP

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le , modifié le

"Le nombre des naissances augmenta à Stockholm l’année suivante, grâce à la hon !" Retour sur une œuvre majeure de Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt.

Le 3 juin 1966, au Moderna Museet de Stockholm, Niki de Saint Phalle révélait hon (“elle”, ou hon en Katedral). Cette œuvre colossale de six tonnes présentait une Nana enceinte allongée, les jambes écartées, au vagin offert à la vue et aux corps de tou·te·s. En effet, l’installation éphémère invitait le public à pénétrer entre les jambes de la femme, dans un espace fantasque où un cinéma, un milk-bar et même un planétarium étaient mis à disposition.

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Cette œuvre imposante de 23 mètres de longueur exposait également en son sein les œuvres des artistes suisse et finlandais Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt. Certain·e·s critiques ont fait le rapprochement entre les œuvres ready-made de Marcel Duchamp et celles de Niki de Saint Phalle à travers le jeu de mots “ready-maids”, “femmes prêtes”.

Un secret

Comme toutes les Nanas de l’artiste française et états-unienne, hon célèbre la force et la richesse féminine, à travers ici sa puissance créatrice et procréatrice. Le trio d’artistes rapproche son architecture de celle d’une cathédrale, ce qui ajoute une dimension sacrée (et joliment profane) à la visite du public. “Il n’y avait rien de pornographique dans la hon même si l’on y entrait par son sexe”, raconte Niki de Saint Phalle dans une lettre adressée à son amie Clarice Rivers. Durant sa construction, les organisateur·rice·s ont tenu à ce que le projet soit gardé secret, redoutant la censure. “Nous dûmes construire un écran géant derrière lequel nous travaillions. Personne n’était autorisé à voir ce que nous faisions.”

Niki de Saint Phalle s’est occupée de créer le modèle miniature de l’installation tandis que Tinguely s’est chargé de la mise à l’échelle et de la structure en fer, lui qui était connu pour ses mécanismes métalliques. Avec l’aide d’assistant·e·s, le duo iconique a recouvert le squelette de la Nana avec des mètres de tissu imbibé de “colle de peau de lapin puante”. La créatrice a ensuite peint l’énorme structure. “Je peignis la hon comme un œuf de Pâques avec les couleurs pures et très vives que j’ai toujours utilisées et aimées. Ce fut une incroyable expérience de création.” Pour finir, Ultvedt et Tinguely ont aménagé l’intérieur de l’installation avec “toutes sortes d’attractions”. “Nous avions six semaines pour produire notre énorme géante. Nous avons dû travailler 16 heures par jour.”

“La plus grande putain du monde”

Au cœur de l’installation, le public se retrouvait au beau milieu d’un labyrinthe de jeux similaire au Dylaby, un autre labyrinthe dynamique que notre trio de choc avait construit en 1962 aux côtés des artistes Robert Rauschenberg, Martial Raysse, Daniel Spoerri, dévoilé au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Outre le milk-bar, le planétarium (imaginé par Jean Tinguely) et le cinéma (qui projetait un court-métrage avec Greta Garbo), les visiteur·se·s pouvaient profiter d’une grande roue à piler du verre (conçue par Jean Tinguely), d’un “siège de l’amour” niché dans la jambe gauche de la Nana et d’un toboggan dans la jambe droite qui menait vers une galerie de faux tableaux de Paul Klee ou Jackson Pollock, signés Ulf Linde, un critique d’art proche de Marcel Duchamp.

Le tout était dispersé dans l’estomac, les bras et la poitrine de la hon – on vous laisse imaginer où se trouvait le milk-bar… Tout était très coloré, joyeux, festif. Une terrasse était accessible à l’extérieur, via un petit escalier, qui surplombait son ventre. Face à cette œuvre rocambolesque, rien d’autre que de l’enthousiasme. Ce fut un succès public et critique. Dans un reportage, la militante écoféministe retenait de cette œuvre qu’elle était comme “une grande déesse de la fertilité, accueillante et confortable dans son immensité et sa générosité”.

“Elle reçut, absorba, dévora des milliers de visiteurs. La joyeuse et géante créature représenta pour beaucoup de visiteurs, comme pour moi, le rêve du retour à la Grande Mère. Des familles entières avec leurs enfants, leurs bébés, vinrent la voir. La hon eut une vie courte mais pleine. Elle exista pendant trois mois et fut détruite. Car la hon, qui remplissait l’espace du grand hall du musée, n’avait jamais été prévue pour y rester.

Des mauvaises langues dirent que c’était la plus grande putain du monde parce qu’elle accueillit 100 000 visiteurs en trois mois. Un psychiatre de Stockholm écrivit dans un journal que la hon changerait les rêves des gens pour les années à venir. Le nombre des naissances augmenta à Stockholm l’année suivante, cela fut attribué à la hon ! La hon avait quelque chose de magique. Près d’elle on ne pouvait que se sentir bien. Tous ceux qui l’approchaient ne pouvaient s’empêcher de sourire”, se réjouissait-elle.

Si la hon a dû être détruite à l’issue de son exposition, une destruction documentée faisant partie du spectacle, vous pouvez toujours l’admirer au Moderna Museet en version miniature et papier mâché, peinte par Niki de Saint Phalle elle-même.