John Wick : on a parlé de Sergio Leone, de philo et de jeux vidéo avec Chad Stahelski, le réalisateur de la saga

John Wick : on a parlé de Sergio Leone, de philo et de jeux vidéo avec Chad Stahelski, le réalisateur de la saga

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© Marc Piasecki/WireImage/Getty Images

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Par Adrien Delage

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Une plongée sémantique, philosophique et (un peu) geek dans l’univers de John Wick, en compagnie de son humble et passionnant chef d’orchestre.

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Adrien Delage | Je voudrais revenir avec vous sur les thèmes et symboliques majeurs de la saga John Wick, en commençant avec les références cinématographiques. Les films empruntent énormément aux codes des westerns américains, notamment le quatrième avec une référence directe à Sergio Leone.

Quelles sont vos inspirations et pourquoi c’est un bon genre pour raconter l’histoire de John ?

Chad Stahelski | Je pense que dans l’ensemble, John Wick est un mix des grands thèmes du western. Sauf qu’en réalité, ils sont eux-mêmes dérivés des films de samouraï comme ceux de Kurosawa, en particulier Le Garde du corps et Les Sept Samouraïs, ou encore la saga des Zatoïchi [franchise de films et séries japonais née dans les années 1960, sur un masseur aveugle itinérant et sabreur hors pair durant la période Edo, ndlr]. Plus globalement, je pense qu’on retrouve les notions d’honneur et de règles dans l’ensemble du cinéma asiatique, que les films viennent du Japon, de Chine ou de Corée du Sud.

En Chine, par exemple, il y a tous les films de wuxia [œuvres chinoises sur le thème du chevalier errant, où le héros est généralement un expert des arts martiaux et du maniement de sabre, ndlr]. Je suis un immense fan du cinéma de Wong Kar-wai, et notamment des Cendres du temps. On y retrouve des thèmes qui me sont chers, dont la fraternité et les histoires d’amour inabouties, comme celle de John et sa femme qui meurt dès le début de la saga. Je pense aussi à l’œuvre de Zhang Yimou comme Hero et Le Secret des poignards volants, l’un de mes films préférés.

Évidemment, mes influences proviennent aussi du milieu des arts martiaux où j’ai grandi en tant que cascadeur [Stahelski était coordinateur de cascades et cascadeur avant de passer à la réalisation en 2014, ndlr]. Je suis fasciné par les protocoles cérémoniaux, les rituels, les notions d’honneur, de conséquences, de destinée et surtout par le concept du dilemme. C’est d’ailleurs un sujet qui revient régulièrement dans les westerns : ‘comment faire ce choix, qui doit vivre, qui doit mourir ?’. Aux États-Unis, on a tendance à parler de “bromance” pour décrire une relation entre hommes, mais en faisant appel au code de l’honneur, j’essaie d’approfondir davantage ces relations humaines.

Ce n’est pas qu’une question de balance, du genre “je t’ai sauvé la vie, donc tu m’es redevable”, comme si c’était de simples étiquettes. La plupart du temps, les films d’action ne dépassent pas ces questionnements, qui tournent autour d’enjeux basiques, du type le héros doit sauver des otages ou se venger du mec qui a tué son maître. Dans les films John Wick, où on essaie d’être moins mainstream, on peut se permettre d’expliquer voire d’explorer davantage les relations entre les personnages. Au final, cette écriture nous ramène au western et plus particulièrement au style de Sergio Leone.

Pour moi, Le Bon, la Brute et le Truand est une histoire vraiment passionnante. C’est un film assez long, comme le nôtre, finalement [rires], mais il parvient tout du long à garder ces trois personnages au cœur de l’intrigue. Littéralement chaque scène du film est un pont qui les relie entre eux comme s’il n’y avait aucun temps mort. Même si Clint Eastwood n’apparaît pas à l’écran pendant dix minutes, Sentenza et Tuco sont toujours là pour nous raconter ce qui arrive à Blondin pendant ce temps. C’est pareil dans Il était une fois dans l’Ouest, on navigue entre les points de vue des personnages et c’est fascinant.

En tant que réalisateur, ça m’a profondément influencé sur le quatrième film, alors que les trois premiers étaient davantage centrés sur John Wick uniquement. Avec celui-ci, je voulais raconter l’histoire via différentes perspectives qui sont connectées mais étendent à la fois l’univers des films. On voit le monde à travers le regarde des membres de la Grande Table, du personnage de Bill Skarsgård, de Ian McShane, de Donnie Yen, des traqueurs, des bons et des méchants… Et puis il y a ce moment entre Hiroyuki [Sanada] et Rina [Sawayama] que j’aime beaucoup, l’histoire d’un père qui chute. Avec ces différents personnages, on essaie d’étendre l’univers de John Wick comme c’était le cas dans Le Bon, la Brute et le Truand, qui est une inspiration directe.

En parlant de la Grande Table, une entité toute-puissante dans la mythologie des films, quelle est la place de la religion dans la saga ? Les 12 membres omnipotents de la Grande Table font clairement référence aux 12 apôtres de la religion catholique, et on trouve une poignée d’autres symboles théologiques dans les films. Comment avez-vous imaginé, créé cette société d’assassins parallèle mais finalement pas si éloignée de la nôtre ?

© <em>John Wick Parabellum</em>/Lionsgate/Metropolitan Filmexport

Vous savez, quand je réunis mon équipe créative avant chaque film, Derek Kolstad, Shay Hatten, Michael Finch, Alex Young ou même Keanu [Reeves], on passe des heures à discuter de religion, d’iconologie et de symbolisme. Je trouve ça fascinant, la possibilité de piocher dans ces concepts du monde réel puis de les injecter dans des mondes nouveaux créés au cinéma. On le voit surtout dans le genre de la fantasy ou de la science-fiction. Prenez Le Seigneur des anneaux [la trilogie de Peter Jackson, ndlr] et Dune [le diptyque de Denis Villeneuve, ndlr] par exemple. C’est très cérémoniel, on a parfois l’impression de se retrouver dans les légendes arthuriennes des chevaliers de la Table ronde, mais dans un monde fantastique.

Avec John Wick, j’ai l’impression qu’on a créé une sorte de “fantasy contemporaine” ancrée dans le monde réel. Vous voyez ? Comme si Le Seigneur des anneaux se passait de nos jours, dans notre réalité. Et à la place des épées, on a des armes à feu ; à la place des chevaux, on a des voitures et des motos, etc. La narration et la construction du monde, à travers des sortes de rituels, sont similaires. Dans John Wick encore une fois, on retrouve des symboles forts comme l’écusson de la Grande Table, le fameux marqueur de sang, les pièces d’or, les rencontres très cérémoniales entre les membres, les duels comme dans le quatrième film… Là aussi, ce sont des sortes de rituels dans notre mythologie.

Et pour répondre pleinement à votre question, je crois qu’on fait aussi référence à nos propres civilisations anciennes, comme les mythologies grecques et asiatiques, les sacrements religieux, les codes des samouraïs et notamment le bushido. J’adore jouer avec ces concepts pour mieux les mixer et les twister dans notre saga.

Est-ce que vous avez écrit une sorte de Bible qui rassemble les différentes règles qui régissent l’univers de John Wick ?

On l’a fait pour chaque film, mais nous n’avons jamais écrit un plan définitif. Je sais que ça peut sembler surprenant, mais on pensait en avoir terminé avec le troisième opus. Et quand nous avons finalement décidé d’en faire un quatrième, nous avons rédigé de nouvelles règles, celles du duel.

C’est pourquoi il y a la présence des cartes et du jeu de tarot. Dès le départ, on savait que le film débuterait ou se terminerait par un duel. On a donc écrit une sorte de Bible à l’envers sur les différentes étapes pour y parvenir, avec l’emblème, le papier, la Ruska Roma… C’était vraiment l’une des parties du film les plus fun à écrire, parce qu’on peut littéralement inventer tout ce qu’on veut.

Dans la réalisation de John Wick : Chapitre 4, il y a aussi une forte inspiration des jeux vidéo, et notamment des shooters en vue du dessus. Je pense à la scène très spectaculaire du “top shot”. Comment vous l’avez mise en scène ?

En vérité, c’est une combinaison de plusieurs idées différentes qui m’ont marqué au cours de ma vie de spectateur. À New York, il y a pas mal d’années, j’ai vu une pièce que le public regardait dans son intégralité de haut depuis un balcon. Puis, il y a eu les films de Buster Keaton et Harold Lloyd, qui utilisaient régulièrement des plans tournés en “top shot”, pour donner une impression de hauteur et de vertige. Et finalement, j’ai joué à deux jeux vidéo qui montraient comment on pouvait le mettre en scène, mais je n’ai pas réussi à capter la technique pour le faire dans les trois premiers films.

Et puis un jour, alors qu’on s’entraînait avec l’équipe de cascadeurs et qu’on testait des angles assez créatifs, on a compris qu’il fallait jouer avec la lumière. L’idée nous est venue avec les “muzzle flashes” [littéralement “flammes de bouche”, soit le souffle lumineux provoqué par le canon d’un pistolet lors d’un tir, ndlr], qui donnaient vraiment une belle cinématographie lorsqu’on les filmait du dessus. Puis j’en ai parlé à Dan Laustsen, mon directeur de la photographie, qui a trouvé comment illuminer la scène, le sol et les décors de la pièce de différentes couleurs avec l’aide de Kevin Kavanaugh, mon chef décorateur.

C’était un vrai effort et travail collaboratifs pour jouer avec la lumière et les multiples éléments de la séquence. On voulait réussir quelque chose de marquant et différent en termes de mise en scène, et je crois que ça a eu son petit effet [rires].

L’un des deux jeux vidéo en question que vous avez évoqué, c’est The Hong Kong Massacre [shooter en vue du dessus développé et édité par VRESKI et sorti en 2019, ndlr], non ?

Tout à fait, c’est l’une des premières références que j’ai eues à l’esprit. La dernière fois que j’ai joué à The Hong Kong Massacre, c’était il y a trois ans. Puis j’ai fini par l’oublier avant de retomber sur un dossier de mon ordinateur où je range les jeux vidéo que je n’ai jamais terminés. En le rallumant, c’est là que je me suis dit : ‘OK, on peut sûrement en tirer quelque chose’. Et c’est devenu une grosse inspiration pour John Wick : Chapitre 4.

Est-ce que vous aviez déjà pensé aux jeux vidéo dans les précédents films, à faire une scène en mode FPS, à la première personne par exemple ? C’est quelque chose qu’on a déjà vu dans le cinéma d’action comme Hardcore Henry [film d’Ilia Naïchouller sorti en 2015 et entièrement réalisé en caméra subjective].

Effectivement, on a déjà tenté cet exercice pour les précédents films et je trouvais ça vraiment intéressant. Mais au final, on s’est dit que le public venait aussi voir John Wick pour l’interprétation de Keanu Reeves. C’est aussi mon cas, d’ailleurs ! C’est pour ça que j’aime autant filmer son visage et son corps en action, plutôt que de mettre la caméra à sa place. C’est le style que j’ai choisi pour cette saga et je compte m’y tenir jusqu’au bout.

J’ai une dernière question assez complexe mais que j’ai envie de tenter de vous poser. Je sais que les fans de John Wick viennent principalement voir les films pour Keanu Reeves comme vous le disiez, les scènes d’action spectaculaires et la réalisation léchée de la saga. Mais je me demande s’il n’y a pas quelque chose d’un peu plus profond, peut-être même inconscient chez le spectateur, en lien avec des concepts philosophiques assez forts. Je pense à l’analyse des différents types de sociétés dans Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau, ou à la relation entre violence et justice exprimée par Aristote dans La Grande Morale.

Oh mon Dieu, ce n’est pas évident [rires]. Mais c’est très intéressant. Quand on écrit les aventures de John Wick, je ne pense pas qu’on parte de ce point de vue très précis. Je crois qu’on s’appuie davantage sur des grandes thématiques humaines du monde contemporain. J’en ai déjà parlé, mais je suis fasciné par les notions de destin, de libre arbitre, de choix et des conséquences qui en découlent. Dans ce sens-là et par rapport à votre question, oui, on peut dire que John Wick a une portée philosophique.

Si on parle profondément de l’écriture des personnages, de leur psyché et des caractéristiques qui les composent, j’ai le sentiment qu’ils sont tous dirigés par les choix qu’ils doivent faire. On retombe sur la thématique du dilemme chère aux westerns dont on parlait tout à l’heure. Et souvent, John et les autres doivent choisir le moindre mal pour se sortir d’une situation. Oui, John a fait des erreurs, et oui, il a parfois commis des actes atroces. Mais cela enclenche une échelle de conséquences plus ou moins violentes à laquelle il ne peut échapper.

La plupart du temps, le public a l’habitude de voir des happy ends dans les films d’action. Donc, la plupart du temps encore une fois, la rédemption du héros permet de résoudre ses problèmes et de clore les enjeux autour du personnage. Mais j’ai toujours trouvé ça étrange parce que selon moi, tous les films deviennent une tragédie si l’on s’y attarde suffisamment. John suit une mauvaise passe, et même s’il a été heureux avec sa femme pendant un temps et qu’il souffre maintenant qu’elle est morte, cela n’efface en rien ce qu’il a fait par le passé.

Je crois au concept de la rédemption de soi, moins au fait que ce soit suffisant pour nettoyer l’ardoise. Et pour avoir droit à sa rédemption, John doit souffrir tout au long de son parcours, car il n’y a pas d’autre moyen quand on a autant répandu la mort. Il doit assumer la responsabilité de ses actes pour devenir un meilleur être humain qu’il ne l’était hier. Est-ce que ça répond à votre question, je ne sais pas. Mais en tant que réalisateur, je suis content de voir que vous en faites votre propre interprétation car ça veut dire que j’ai bien fait le job [rires].

J’ai glissé des petites questions dans votre tête, mais je n’ai pas forcément l’intention d’y répondre à la fin du film. Je préfère que vous y répondiez à ma place car vous verrez John Wick d’une tout autre manière que la mienne. Je parle de conséquences, vous me parlez de justice. Il est possible que vous retiriez du film quelque chose de différent que moi, mais ce qui me réjouit, c’est que j’aie pu vous faire vous poser la question.

J’ai aussi peut-être tendance à surinterpréter certaines œuvres [rires].

Pas du tout, bien au contraire ! C’est très plaisant de l’entendre en tant que réalisateur puisqu’on essaie de proposer des films divertissants mais intelligents. Et d’un côté, je n’ai pas envie de faire un film qui repose uniquement sur des principes philosophiques, chez nous on aurait tendance à appeler ça des “soapboxy” [des tribunes improvisées, de fortune, ndlr], soit des œuvres trop moralisatrices. Je préfère voir ces concepts comme un cheval de Troie, qu’on glisse discrètement dans un film d’action à gros budget fun et divertissant.

Si vous êtes là pour la baston, tant mieux, vous en aurez pour votre argent. Si vous souhaitez plutôt réfléchir au sous-texte et aux symboliques cachées dans John Wick, comme vous, j’ai juste envie de vous proposer un café parce qu’on pourrait en discuter pendant des heures [rires]. Et Keanu pourrait nous rejoindre car il a une profonde compréhension de John, mais aussi de la thématique du deuil qui hante ce personnage. Au fond, le plus important, je crois, c’est de comprendre qu’une histoire est davantage le reflet d’une interprétation des personnes qui la découvrent que d’une décision définitive des gens qui l’ont écrite.

Le film John Wick : Chapitre 4 est actuellement à l’affiche dans les salles obscures françaises.