Il a sorti l’un des meilleurs albums de 2018 : on s’est posé avec Royce da 5’9″

Il a sorti l’un des meilleurs albums de 2018 : on s’est posé avec Royce da 5’9″

L’occasion de discuter de son album, Book of Ryan, mais aussi de PRhyme, groupe qu’il forme avec DJ Premier, ou encore d’une future reformation de Bad Meets Evil, son super duo avec Eminem, et de Slaughterhouse. Sans oublier son processus créatif, la paternité et ses anciens démons, que le rappeur de Détroit raconte sur l’un des albums les plus brillants de l’année. 

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New York, 2018. C’est dans un hôtel luxueux situé non loin de Central Park que j’ai rendez-vous. M’attendant à être accueilli par un membre de son staff, c’est mon hôte lui-même qui patiente dans le hall. Après un check des familles avec le rappeur de Détroit , je ne suis pas au bout de mes surprises : Eminem déambule dans les couloirs, solidement entouré.

Quelques mois après notre première rencontre, Slim Shady a la mémoire vive et lance un salut avant de gagner sa chambre pour se préparer à un énième concert en festival. Fauteuils aménagés par nos soins dans un coin tranquille, la discussion peut commencer avec l’un de ses plus fidèles acolytes, avec qui il forme notamment le duo Bad Meets Evil : Royce da 5’9″. 

Royce, tu as 41 ans et 2018 a été une grande année pour toi, entre l’album avec PRhyme [le duo qu’il forme avec DJ Premier, ndlr] et ton album solo Book of Ryan. Avec une carrière déjà bien solide, tu es revenu au milieu d’une scène rap toujours plus métamorphosée… comment te sens-tu ? 

Je me sens bien, très bien. Ça me paraît surréaliste d’être toujours là, que les gens s’intéressent encore à ce que j’ai à dire. C’est génial parce que pour la première fois de ma carrière, j’ai vraiment l’impression d’avoir quelque chose à dire. Pour la première fois de ma vie j’ai l’impression d’avoir trouvé mon but, d’un point de vue artistique. J’ai trouvé le message que je veux transmettre, que je me dois de transmettre. Et j’ai réalisé que c’est plus important que de parler de tuer d’autres MC.

Mon message est plus positif que la rivalité entre rappeurs. Il y a un message dans mon dernier album et il est positif. Et je kiffe ce que je fais aujourd’hui. Pouvoir raconter mon passé, tout mon parcours depuis l’enfance, encourager les gens à rester sobres. Expliquer que si j’ai pu surmonter tout ça, alors tout le monde peut en faire autant. Je suis excité.

Qu’est-ce qui a évolué entre le rap du Royce du passé et de celui d’aujourd’hui ? 

Je dirais qu’il y a une différence de maturité. En écoutant cet album, on entend que j’ai grandi. Mes réflexes de jeune MC sont toujours là dans une certaine mesure, mais on sent que je suis un rappeur avec un but désormais. J’ai une histoire à raconter, je dépeins mieux la réalité, avec plus de clarté. Alors qu’avant je me contentais de rapper. Je rappais bien. Mais c’est tout ce que je faisais. Aujourd’hui je rappe bien, avec un objectif.

Et tu conçois ta musique comme l’on peint une image. 

C’est toujours comme ça que j’ai vu l’art de faire du rap. Nas a beaucoup d’influence sur moi. Il raconte une histoire, mais quand il la rappe, que l’on écoute, on peut la visualiser. Comme s’il peignait une image à travers son rap. J’aime les images, j’aime d’ailleurs beaucoup le cinéma. Je suis fan de Pulp Fiction ou de Get Out, qui est très bien écrit. Là où toutes les pistes scénaristiques ont été explorées, méticuleusement, jusqu’au moindre détail. C’est super. J’aime ce genre de films.

Qu’est-ce qui te donne la force, encore aujourd’hui, de repousser les limites ?

Je ne m’encombre d’aucune peur. Je suis très libre dans mon art, mon intégrité artistique. Je ne vois pas ce qu’il pourrait m’arriver de mauvais. Au pire quoi ? On ne me joue pas à la radio ? Je passe déjà à la radio. Je ne vois pas ce qu’il pourrait m’arriver dans ce business que je n’ai pas déjà traversé. Alors je m’en fous.

Je repousse les limites, je raconte mon histoire avec la tête haute, d’une façon qui peut aider des gens, qui les incitera peut-être à parler à leur famille, à regarder en face ce qu’ils ont enfoui à l’intérieur d’eux-mêmes. Peut-être que des artistes arrêteront l’alcool et la drogue plus tôt, et que leur carrière prendra la direction qu’ils espèrent plus vite. J’ai l’impression de n’avoir rien à perdre.

Dans ton dernier album, Book of Ryan, il y a un gros travail de storytelling, d’écriture. Tu es l’un des derniers rappeurs survivants à mettre autant le récit au premier plan, avec le flow qu’on te connaît. Comment ce style d’écriture peut-il survivre aujourd’hui dans le rap game ?

Tant que c’est bien fait, cela vivra toujours. Je suis d’accord avec toi, je ne pense pas que ce soit le moyen d’expression le plus populaire comme à une certaine époque. Mais tant que c’est bien fait il y aura toujours un public pour ça. Les gens ne le demandent peut-être pas d’eux-mêmes. Mais quand on leur propose ce type de rap, s’il est bien fait, ils s’y intéresseront. Je suis sûr qu’il y a une place pour ça. Peut être même qu’on y reviendra. On fait souvent des virages à 360 degrés. Peut être que le rap très écrit, très scénarisé reviendra comme un des styles les plus appréciés du game.

Mais pour l’instant, dans le climat actuel, les gens cherchent le moyen le plus simple de faire de l’argent, de finir leur album. Ils cherchent des raccourcis pour devenir millionnaires. Mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Alors ces gens font des millions de dollars, mais ils les perdent aussi vite. Ils étaient plus heureux avant de les gagner. Ils se retrouvent avec des impôts à payer et des problèmes qui vont les hanter pour le reste de leur vie.

Quand on se met au rap, personne ne nous apprend à gérer nos finances. Il faut apprendre par soi-même et ce n’est pas facile. C’est pour ça que je choisis le chemin le plus difficile. En termes de créativité, je ne choisis pas la facilité. J’aime me lancer des challenges. J’aime sortir du studio avec l’impression que je me suis épuisé le cerveau en essayant de trouver les meilleures histoires à raconter, les meilleures punchlines, etc.

Peux-tu m’en dire plus sur ton processus créatif, de l’écriture à l’enregistrement en studio ? 

J’ai mon propre studio depuis un an environ. C’est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Maintenant je peux essayer plusieurs façons de créer. C’est tellement drôle, les options sont illimitées. Je collectionne des beats auprès de différents producteurs, en ensuite je vais en studio, j’en choisis un que j’aime et je le lance. En général les premières idées qui me viennent sont des mélodies, ou un gimmick et je fais mes chœurs moi-même maintenant. J’écoute la musique, je fais les cent pas, et si je pense à quelque chose je l’enregistre immédiatement, je relance le beat et ainsi de suite.

Je crée et j’enregistre, tout se passe en temps réel et ça fonctionne vraiment bien pour moi parce que ça me donne un maximum de matière. En faisant ça je travaille deux fois plus, parce qu’une fois que je me retrouve avec toutes ces idées pour un seul beat, il faut que je choisisse les meilleures pour les enregistrer lors d’une autre session, sur le même beat. Cela prend deux fois plus de temps mais ça me donne plus de choix dans mes idées, que j’aurais pu oublier si j’avais essayé d’obtenir le même résultat en une seule session. De cette façon je n’oublie aucune de mes idées brutes, c’est plus drôle. Je préfère prendre mon temps, et j’aime être en studio.

Combien de temps as-tu passé à confectionner Book of Ryan

Je ne me suis pas pressé pour cet album. J’ai travaillé dessus pendant cinq ans. 

C’est rare aujourd’hui de prendre 4-5 ans pour faire un album…

Absolument. J’ai passé beaucoup de temps sur cet album parce que je voulais en faire un chef-d’œuvre. C’est un album important pour moi car il me définit, il raconte mon histoire du début à la fin. Je ne referai jamais un autre album comme celui-ci. Je ne pense pas que je ressentirai de nouveau le besoin de passer autant de temps sur un album.

Pendant que j’enregistrais je me disais : “Je saurai quand j’aurai tout ce dont j’ai besoin, et je vais continuer à enregistrer tant que ce ne sera pas le cas, je vais être patient, ça ne sert à rien de se presser, je peux sortir d’autres projets entre temps”. Entre-temps j’ai sorti l’album avec PRhyme, The Bar Exam 4 [une mixtape, ndlr]Layers [son sixième album sorti en 2016], Trust the shooter [une mixtape], je travaillais avec Slaughterhouse [supergroupe dont il fait partie], je voulais apparaître occupé. Je ne voulais pas que les gens passent trop de temps sans m’entendre. Je savais que je voulais prendre mon temps et faire les choses bien.

PRhyme : comment c’est de travailler avec DJ Premier ?

Tout est génial quand on bosse avec Primo. C’est sans doute sa personnalité. Il est fantastique, il est tout le temps drôle, sur la route, en studio… Peu importe, où qu’on soit, on ne s’ennuie jamais avec lui. Il est toujours dans un bon état d’esprit. J’adore bosser avec lui. Parce que je l’adore en tant qu’être humain.

Dans Book of Ryan, cette volonté de parler de ton enfance, des extrêmes et de tes anciens problèmes d’alcool provient-elle du désir de te débarrasser de tes démons sur papier ?

Je me battrai toujours à un certain degré. Je voulais vraiment être aussi transparent que possible pour pouvoir aider les autres. Je voulais vraiment laisser les gens entrer dans l’intimité de ma vie, de ma famille, pour qu’ils aient l’impression de faire partie de la mienne et moi de la leur. Que les gens sachent que c’est normal d’avoir ces soucis, d’en parler.

En grandissant, on a tous ces sentiments, ces choses qui se passent et dont on ne parle pas. On prétend être une famille normale, comme si le silence était le moyen le plus sain de gérer la situation. Il faut laisser sortir les choses, en parler pour avancer, pour tourner la page. C’est tout le but de cet album, tourner la page, dans ma famille aussi. Quand l’album est sorti il a fait ressurgir des sentiments au sein de ma famille, ça nous a rapproché. En quelque sorte il nous a forcé à avoir certaines conversations, mon père a enfin dit certaines choses, ma mère aussi. Je pense que c’est une bonne chose.

Et c’est un album destiné à plusieurs générations, car tu y parles à la fois pour les jeunes et pour  les parents en évoquant ta paternité.  

Exactement oui. Mon fils me pose des questions et ça me questionne sur mon propre rapport à la paternité, notamment par opposition avec la manière qu’avait mon père d’être avec moi. Cet album a imposé des conversations. En tant qu’adulte, en tant que père, je regarde mon fils dans les yeux et je repense à toutes les décisions que j’ai prises dans ma vie.

Et mon fils fera bientôt la même chose, en affrontant ses décisions dans le regard de ses enfants. Et beaucoup des décisions qu’il va prendre seront influencées par celles que je prends, les comportements se transmettent de génération en génération. Et ça peut être une très belle chose, ou tout le contraire. Il faut trouver un juste milieu, des bons moments, des moins bons. Mais c’est la manière dont on choisit de rebondir suite à un mauvais moment qui détermine qui on est.

Comment faire les bons choix ?

On ne peut jamais se tromper en faisant ce qui est juste. C’est tellement facile de faire le mauvais choix et de le justifier par le fait que nos parents l’ont fait avant nous. Il faut choisir de rompre les cercles vicieux. Quand on arrive à un âge où on peut faire la différence entre le bien et le mal, je pense que n’importe quel adulte peut faire la distinction et décider de prendre un autre chemin si celui emprunté par ses parents dans la même situation n’était pas le bon pour que l’histoire ne se répète pas. Tout en gardant en tête les bons choix que nos parents ont fait pour les reproduire et les transmettre pour qu’ils fassent partie de l’héritage familial.

Certaines choses que mon père a fait… Moi je ne battrai pas mes enfants, ni leur mère. Je ne veux pas reproduire ça, et être exactement comme lui. Je ne transmettrai que les bonnes choses qu’il m’a apprises. Et j’applique cette réflexion à toutes mes prises de décision. Dans ma carrière comme partout. Il faut faire ce qui est juste, même si la solution de facilité est attirante et qu’elle semble porter ses fruits plus vite. Il y a le nom du diable marqué dessus. Faire ce qui est juste fonctionne toujours pour moi. À chaque fois que je choisis la facilité, le karma me le fait payer instantanément. J’aime faire ce qui est juste.

Sur cet album, il y a un single qui a fait du bruit, celui avec Eminem, “Caterpillar”. Peut-on espérer un retour de votre duo Bad Meets Evil, avec un futur album ? 

C’est une possibilité. Marshall est très occupé, et moi aussi. S’il y a un moment où nous nous retrouvons tous les deux en studio avec un peu de temps devant nous, je pense que ça peut arriver. Mais ce n’est pas quelque chose que nous allons planifier. Il faudra que cela arrive spontanément, comme cela a été le cas la première fois. Et ce sera alors tout aussi unique. Je croise les doigts.

Vous avez pu enregistrer quelques morceaux ?

Oui on en a quelques uns.

Et qu’en est-il de ton autre supergroupe : Slaughterhouse ?

Slaughterhouse ce sera plus difficile. Nous sommes quatre et nous allons chacun dans une direction différente. Je ne sais pas. Ça serait difficile. Je serais partant, bien sûr. Il faut juste qu’on arrive tous à se réunir au bon moment. Pour le moment on ne se dirige pas vers une réunion de Slaughterhouse… mais ça ne signifie pas que ça ne se produira jamais.

Parlons un peu de tes inspirations, qui vont de Ras Kass à Tupac. 

Ras Kass a toujours été très fort avec les mots. J’écoutais “Nature of the Threat” quand j’étais gosse, pfff…

Incroyable morceau ! 

C’était incroyable. Et ça m’inspirait tellement, d’écouter ses mots. Je l’admire énormément en tant que parolier.

Quant à 2Pac, il a attiré mon attention quand j’étais jeune parce qu’il a amené cette notion de leadership dans le rap. Il apparaissait comme un personnage public et une figure politique, qui pouvait parler pour nous, pour moi, à une époque où j’avais des choses à dire mais je n’avais pas d’espace pour le faire. Il a utilisé sa notoriété pour tenir des propos qui reflétaient complètement ce que je ressentais. Tout ce que je pensais à l’époque, il l’a dit. Il a parlé pour nous. J’ai été attiré par son rap très jeune.

Tu es devenu au fil du temps l’un des meilleurs rappeurs, techniquement, de ta génération, et aussi l’un des leaders du rap made in Détroit. Mais c’est un statut que tu ne mets pas en avant, en restant discret. 

Ça me fait plaisir que l’on dise ça. Ce ne sont pas des titres que je revendiquerais moi-même. Je ne pense pas que ce soit à moi de le dire. Je pense que mon rôle est de travailler dur, de rester aussi positif que possible, d’aider un maximum de gens, de faire le bien autour de moi quand je le peux, d’accepter ces statuts quand on me les donne et de continuer à avancer. C’est là dessus que je me concentre, sur ce qu’il me reste à accomplir, sans me laisser distraire par autre chose que de faire de la bonne musique et changer les choses.

Où te vois-tu dans un futur proche ?

Je me vois faire quelque chose que statistiquement parlant je ne suis pas censé faire. Il y a plein de choses que les gens disent que je ne suis pas censé faire ou accomplir, et je compte bien leur prouver qu’ils ont tort.