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“L’humour noir, il n’y a rien de mieux” : rencontre avec le génial réalisateur espagnol Alex de la Iglesia

“L’humour noir, il n’y a rien de mieux” : rencontre avec le génial réalisateur espagnol Alex de la Iglesia

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Par Mehdi Omaïs

Publié le

Rencontre avec le cinéaste espagnol Alex de la Iglesia, à qui le festival de Gérardmer a décerné un hommage dans le cadre de son édition 2018.

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Attablé dans les salons du Grand Hôtel de Gérardmer, le cinéaste espagnol Alex de la Iglesia, 52 ans, enchaîne les interviews avec le sourire. Lorsque je le rejoins, il tapote avec concentration sur son smartphone, visiblement toujours aussi accro à sa TL de Twitter que lors de notre dernière rencontre. Son look est celui d’un éternel ado geek, l’allure débonnaire et le ton joyeux. Cette année, le sympathique et accessible maestro foule la neige vosgienne pour recevoir un hommage mérité récompensant l’ensemble de sa carrière.

Révélé en 1992 par Action Mutante, une production de Pedro Almodóvar, il a plus tard marqué les esprits avec Le Jour de la Bête, Grand Prix à Gérardmer en 1996, dans lequel il s’intéressait à la naissance de l’Antéchrist. Son cinéma, foisonnant, baroque et outrancier, navigue allègrement entre les genres.

Il est tantôt question de comédie policière (Le Crime farpait), tantôt de drame aux effluves fantastiques (Balade triste, Lion d’argent du meilleur réalisateur à Venise en 2010). Son dernier opus, Pris au piège, est disponible sur Netflix depuis le mois de septembre 2017. Hors des codes et des clous, Alex de la Iglesia s’est confié à Konbini.

Konbini | Vous êtes un homme extrêmement occupé. Vous écrivez, vous produisez, vous réalisez. Pas trop difficile de vous libérer pour l’hommage qui vous est consacré à Gérardmer cette année ?

Alex de la Iglesia | Non, mon agenda était très clair sur ce point. Gérardmer, c’est Gérardmer. Je suis attaché à ce festival, au même titre que celui de Bruxelles ou de Sitges. Il s’agit d’un événement tout aussi inratable qu’Avoriaz à l’époque. Ces deux villes symbolisent à elles seules le fantastique. Je ne sais pas ce qu’en pensent mes confrères espagnols mais, pour moi, la France est un pays qui représente particulièrement bien le genre. D’ailleurs, j’adore les magazines L’Écran fantastique et Mad Movies.

Votre appétit pour le cinéma de genre est gargantuesque. Vous croquez le fantastique avec la même gourmandise que le film policier. D’où vient cet amour ?

Merci pour le mot appétit ! Je l’aime bien [rires]. Si je dois vraiment vous donner une réponse définitive, je dirai que cette passion vient de la bande dessinée. J’en ai consommé un paquet. Au cinéma, j’aime sentir que je contrôle tous les aspects de la création narrative. Tout ce procédé m’enthousiasme : transformer le visage d’un acteur, contrôler le cadre, ce qui est devant, derrière, soigner les détails du décor, des costumes…

Il y a tout un monde à construire. C’est un espace créatif qui ne souffre d’aucune limite. Cette idée de faire exactement comme dans mes visions, c’est ce qui m’a attiré vers le cinéma. Je peux rester des heures à bâtir une scène pour pouvoir y caser tout ce qui m’est passé par la tête. On retrouve tout ça dans une vignette de BD.

Quels sont les cinéastes qui vous ont donné envie de faire ce métier ?

Vous savez, il y a deux catégories de réalisateurs : ceux que vous admirez, qui font les films de vos rêves et qui ne sont absolument pas imitables, et ceux qui nous servent d’outils. À mes yeux, Alfred Hitchcock est une matrice. J’adore Sueurs froides. Il est à la fois frivole et profond. Il sait métamorphoser la réalité et générer des mondes et des ambiances incroyables. Sa façon de tourner est inspirante. Il a cette faculté de raconter tellement d’histoires les unes dans les autres.

Par ailleurs, j’ai beaucoup été influencé par le Peter Jackson de la première époque ou par Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro. À ce propos, j’ai commencé le cinéma au moment de Delicatessen. Brazil de Terry Gilliam est aussi un film-clé, que j’ai étudié indéfiniment et que je connais par cœur. Côté horreur, je dois évidemment citer Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper. C’est comme si Jean-Luc Godard faisait un film d’horreur. Je le perçois comme un essai à la fois bizarre et poétique, violent et puissant.

Plus que quiconque, vous filmez avec plaisir le chaos, le mouvement, le monde qui part en vrille… Est-ce ainsi que vous concevez l’humanité ? Comme une Cocotte-Minute ?

En tant que spectateur, ce que vous citez m’attire : le chaos, le déséquilibre… Putain, après tout, le cinéma c’est le mouvement, non ? Je tiens énormément à l’action, au rythme, à la vitesse… C’est comme dans la cuisine. Pour que votre plat soit réussi et goûteux, il faut du sel, du poivre, des épices… Je ne peux pas simplement présenter le plat de manière fadasse. Non.

[Il se rapproche de sa traductrice et mime le cuisinier qui sert une assiette.] Il faut choyer le client, l’accompagner vers son mets… [Il réfléchit.] Si j’étais une musique, je serais en tout cas le Dixie, ce jazz de la Nouvelle Orléans dans les années 1920. Coño, le cinéma est une fête, il faut divertir avec générosité ! D’autres préfèrent le côté froid et clinique de cet art, chacun son truc.

Vous avez donné vie à des clowns en plein franquisme avec Balade triste, aux Sorcières de Zugarramurdi… Y a-t-il d’autres personnages fantasques et fantastiques que vous souhaiteriez ajouter à votre palmarès ?

Mes personnages sont normaux à mes yeux, même ceux qui paraissent les plus différents, les plus en marge… Il n’y a pas de préméditation ou de volonté de m’attaquer à tel ou tel monstre. Je n’ai pas de liste. C’est ce qui sort sur le moment que je porte à l’écran.

Pourriez-vous survivre sans humour noir ?

Il n’y en a pas d’autre ! L’humour blanc n’a aucun sens. Il n’y a rien de mieux. C’est une arme que j’utilise depuis longtemps. Et c’est un excellent bouclier, qui plus est.

Vous avez souvent abordé la thématique de la folie, de la déraison. Le monde dans lequel nous vivons doit faire éclore un paquet d’idées dans votre esprit, non ?

Le moment que nous vivons est particulièrement incommode. Je me sens très mal par rapport à tout ça. Il y a une espèce de monde politiquement correct qui est en train de tous nous asphyxier. Il faut faire ci, ne pas faire ça, penser comme ci, éviter de se comporter ou de penser comme ça… Faire attention à ça… Au final, les conversations sont plates car personne ne veut bousculer ou offenser qui que ce soit. L’autocensure veille au grain. C’est comme une pizza sans saveur.

Vous avez récemment retweeté un post sur Woody Allen. Il s’agit plus spécifiquement d’un papier dans lequel le distributeur français de son dernier film, Wonder Wheel, dénonce la vague de haine qui déferle sur lui…

Il y a un vrai problème là-dessus. Les gens doivent comprendre que d’un côté il y a l’auteur, et de l’autre, il y a l’œuvre. Et l’œuvre est absolument indépendante de son auteur. C’est ainsi. Il est par exemple possible que Kevin Spacey soit une personne misérable, mais ça n’enlève rien au fait que son travail dans l’excellente série House of Cards est incroyable. Il faut savoir différencier les choses.

La récente crise politique qui a secoué Madrid et la Catalogne vous inspirera-t-elle un film ?

Non, parce que les scénaristes qui écrivent actuellement l’histoire politique de notre pays sont absolument extraordinaires. Ils sont impossibles à surpasser. Nos gouvernants sont incroyables. Aucun personnage ne pourra les décrire comme ils sont dans la réalité. L’Espagne vit une série folle dont la dernière saison est incroyable. Si Netflix adaptait ça, les gens seraient forcément déçus car la réalité dépasse la fiction.

On m’a souvent demandé mon avis sur la question, mais je ne suis pas expert. Un de nos problèmes, à nous autres Espagnols, c’est que tout le monde a une idée arrêtée sur tout. Moi, je n’ai pas envie de rentrer dans ce jeu, dans cette société du spectacle, de la formule. De grands journalistes feront de bien meilleures analyses que moi.

Que diriez-vous à quelqu’un qui chercherait à lire dans vos pensées ?

Zone interdite. N’ouvrez pas cette porte.