L’histoire pourrait paraître dingue si elle n’avait pas brisé des carrières, des amitiés, des mariages et des vies. Certains connaissent déjà Don’s Plum, le film indé avec Leonardo DiCaprio et Tobey Maguire dont les deux stars ont tout fait pour bloquer la sortie. De nombreux articles sont sortis depuis 2014 pour raconter cette histoire de vengeance et de poursuites judiciaires, notamment ce gros papier de Slate.
À voir aussi sur Konbini
Mais le New York Post frappe fort en dévoilant un documentaire en trois parties, de 20-25 minutes chacune, retraçant la véritable histoire de ce long-métrage. Le récit peut paraître assez biaisé, dans le sens où les principaux intéressés n’ont pas voulu participer et que la parole ne vient que d’un seul camp, celui des scénaristes/producteurs déçus que le film ne soit toujours pas accessible. Mais l’histoire y est plus détaillée que jamais.
Voici l’incroyable destin de Don’s Plum :
Un tournage plus que bon enfant
Il était une fois Hollywood, au milieu des années 1990. Les blockbusters perdent de leur superbe, devancés par des films indés conçus par des jeunes cinéastes de la nouvelle génération qui cassent les codes et ne bossent qu’entre potes. Fer de lance de ce mouvement, Clerks de Kevin Smith, film en noir et blanc qui raconte le quotidien d’adulescents du New Jersey, sort en salle en 1994 et est encensé de toutes parts. Et forcément, cela fait naître des idées.
C’est ainsi que Dave Stutman, Dale Wheatley, Tawd Beckman et d’autres ont commencé à écrire des films de cette envergure — réalisable avec un petit budget, sans grande prétention cinématographique, juste pour s’amuser —, pour le proposer à leur bande de potes, le Pussy Posse (on ne connaît pas trop l’origine du nom de ce groupe, mais il compte dans ses rangs Leonardo DiCaprio, Tobey Maguire, Kevin Connolly, Scott Bloom, R.D. Robb et bien d’autres encore).
À ce moment-là, DiCaprio commence à se faire un nom, porté par un CV qui se solidifie jour après jour et d’une nomination aux Oscars pour sa performance dans Gilbert Grape. C’est donc vers lui qu’on se tourne pour concrétiser un projet. Stutman lui propose un scénario, Last Respects, qui tombera à l’eau. Puis il lui parle d’une idée de court-métrage, Saturday Night Club. Et ça, en revanche, ça lui parle.
Il s’agit d’un truc brut, avec des potes attablés au fond d’un dîner, qui enchaînent les vannes et les discussions sur la vie, avec beaucoup d’impro, le tout en enchaînant les clopes et les verres. L’idée est de ramener tout le Pussy Posse sur le projet, qui ne devrait demander qu’une soirée ou deux de tournage. Facile et rapide donc. Zéro script, que des idées de thèmes de discussion, des images en noir et blanc sur une bobine 16 mm, au fond d’un dîner chopé au hasard en plein Los Angeles : le Don’s Plum.
En 1996, DiCaprio a 21 ans et doit tourner à Los Angeles dans Marvin’s Room, avec Meryl Streep et Diane Keaton. C’est l’opportunité rêvée pour lancer le tournage en deux temps trois mouvements. Mais pour lancer le tournage, il faut un budget un minimum sérieux. Et à ce niveau-là, l’équipe du film doit improviser. Heureusement que le père de Beckman a des sous de côté (il est le créateur du Happy Meal), et file à Stutman 40 000 dollars — auxquels s’ajouteront 30 000 autres.
En revanche, aucun contrat n’est signé pour le film. De toute façon, tout le monde est potes, c’est un petit truc, on se fait confiance, pas la peine de prévenir les managers et agents… On se serre la main et ça suffit — il est dit que DiCaprio et Maguire auraient été payés 575 dollars par jour.
Le tournage se passe peu ou prou sans encombres. L’ambiance est très détendue, tout le monde s’amuse entre chaque scène. Chacun improvise et y va à fond, comme le raconte Beckman :
“Quand on est un adolescent et qu’on conduit, quand il n’y a personne, tu respectes les limitations de vitesse. Mais si tu as tes amis dans la voiture, tu te la racontes et tu conduis comme un connard. C’est plus ou moins ce qu’il s’est passé autour de cette table.”
Au fil du tournage, l’histoire pointe le bout de son nez. On tourne une scène de baston, une fin où la bande part alors que le soleil se lève, et voilà.
Les emmerdes peuvent commencer.
Une post-production jonchée d’embûches
Assez rapidement, l’équipe de production sent qu’elle a entre les mains quelque chose qui peut exploser. DiCaprio et Maguire sont des stars montantes, il faut le rappeler. Les millions pointent le bout de leur nez. Surtout, ils ont assez de rushs pour dépasser le simple court-métrage (ils ont l’équivalent de 30 heures d’images dans leurs stocks de bobines).
Après quelques jours de montage, l’équipe décide de retourner des bribes avec tout le casting sauf DiCaprio, pour rajouter un peu de consistance au film. C’est surtout Tobey Maguire qu’on retrouve sur le devant de la scène. “Il est la star des reshoots”, raconte Dale Wheatley. Il fait son possible pour être le plus présent, et veut faire mieux que son “rival”, DiCaprio.
Il déclare à Jerry Meadors, un grand producteur qui a débarqué sur le projet avant le tournage :
“Leonardo DiCaprio est mon ami le plus proche, et mon plus grand rival. Je vais lui tourner autour, et je vais battre DiCaprio.”
Maguire racontera plus tard avoir entendu parler d’une version de 70 ou 80 minutes — il sait alors qu’il s’agit potentiellement d’un long-métrage. Sauf que quand DiCaprio, alors à Mexico City en train de tourner Romeo + Juliet, entend parler de ce montage long, il n’apprécie pas, mais alors pas du tout. Il n’était pas au courant car personne ne lui avait dit (même pas son ami le plus proche, Tobey Maguire). Il pensait que ce truc con entre potes resterait entre eux, ou serait juste montré dans quelques petits festivals. Là, on parle d’une sortie en salles pour le grand public. Et forcément, c’est plus compliqué.
Il se souvient sans doute de certains propos qu’il a pu avoir, dans son rôle de petit con prétentieux qu’il incarne parfaitement, et certaines sorties qui peuvent mettre à mal son image de star en devenir. Il doit également avoir peur que le film soit mauvais. Après tout, on parle de jeunes qui signeraient leur premier long-métrage intégralement improvisé…
Au téléphone, Dave et Dale lui promettent que si le montage final ne lui plaît pas et que le film peut nuire à sa carrière, alors ils ne le sortiront pas. DiCaprio accepte, et tout va mieux. Ce qui arrange aussi Tobey, qui aimerait que son improvisation sur la masturbation, où il raconte qu’il s’enfonce son petit doigt dans l’anus pendant l’acte solitaire, saute également.
Il demande, avec son manager, à voir le montage de 72 minutes. Il aimerait également s’assurer qu’il ne risque rien, lui dont la carrière s’apprête à prendre un sacré tournant avec Ice Storm d’Ang Lee, puis Pleasantville, qui le transformera en “jeune-homme-sensible“. Ajoutez à cela la performance plus marquante de Leo, qui lui volerait totalement la vedette comme il le craint, et vous comprendrez pourquoi Tobey ne veut absolument pas voir ce film sortir en salles.
À un moment donné, Jerry Meadors, dont le boulot est de vendre le film, décide de griller les étapes et balance un communiqué de presse sur la future sortie de ce film, “pour que toute l’industrie sache que le film était fait”. Dans la foulée, l’équipe organise fin juin 1996 une projection du film chez MGM, avec tout le casting, pour valider une bonne fois pour toutes ce schmilblick.
Mais le jour J, Leo annule sa venue, ce qui met en furie tout le monde — et compromet la concrétisation du projet. Fruit du hasard (ou pas), le communiqué de Jerry est repris ce même jour par Variety, ce qui va rendre Leo complètement fou. Il décide finalement d’aller voir le film avec le reste du casting. Sauf qu’il ne décolère pas tout le long de cette journée. Tout le monde a peur, sauf Jerry qui clame sans crainte : “Au moins, Leo saura qu’on a une voix dans la presse.”
Les invités débarquent à MGM, dans une ambiance pas vraiment chaleureuse. Puis arrive Leo, qui bouillonne encore. Tout le monde s’installe, les lumières s’éteignent, le générique est lancé et assez rapidement, l’audience commence à se marrer. Timidement d’abord, puis à gorge déployée. Leo finit par terre, à taper le sol en plein fou rire.
Il repart rassuré et heureux, félicitant l’équipe qu’il n’imaginait pas capable de faire un tel long-métrage, et donnant son accord pour sortir Don’s Plum en salles. Dale et les autres vont montrer le film à ses agents, qui adorent tous et veulent signer le réalisateur R. D. Robb dans l’agence CAA (la plus grande d’Hollywood). Miramax veut distribuer le film. Sundance semble intéressé pour montrer le long-métrage en premier. Jackpot.
Ou pas. Car il y en a toujours un qui ne veut pas que le film sorte, et il va tout faire pour faire capoter le projet.
Guerre juridique, blacklisting et fin de carrière
Un soir, peu de temps après tout ça, alors que les derniers préparatifs sont en cours, Tobey appelle Dale et compagnie. L’acteur a des doutes, et aimerait leur faire à dîner pour discuter de ça calmement. Il se pointe donc chez l’un d’entre eux, avec de quoi faire des macaronis au fromage et des saucisses au tofu.
Pendant qu’il cuisine, Tobey commence à sous-entendre qu’il y a eu de drôles de magouilles dans leur dos, qu’on les manipule, notamment avec cette histoire d’articles dans Variety, et qu’il veut savoir ce qu’il se trame.
R.D. n’y croit pas une seconde et lui demande ce qu’il veut vraiment. Le ton monte jusqu’à ce que Tobey explose, comme le raconte Dale dans une lettre ouverte à Leo :
“Je n’ai jamais vu quelqu’un perdre les pédales aussi vite. ‘JE VEUX QUE DON’S PLUM BRÛLE!!!’ Il a crié ça encore et encore jusqu’à ce que les veines ressortent de son cou comme des cordes épaisses. ‘JE VEUX QUE DON’S PLUM BRÛLE!!!'”
La scène est ahurissante : Dale est effrayé et R.D. refuse d’y croire. Tobey commence à leur demander des détails sur ce qui ne va pas, sur la pire chose qu’il y a autour de ce film. Comme s’il voulait récupérer des arguments au cas où les choses tourneraient au vinaigre.
Après avoir résisté un temps, Dale lâche le morceau, et lui raconte qu’après la crise de nerfs de Leo à la suite de l’article de Variety, Jerry a balancé sa fameuse phrase restée en petit comité jusqu’alors : “Au moins, Leo saura qu’on a une voix dans la presse.”
Et là, Tobey explose : “VOUS VOULEZ TOURNER LA PRESSE CONTRE LEO ? TU FERAIS ÇA À TON PROPRE AMI ?”. Les deux ne comprennent pas ce qu’il se passe. Ils ont beau nier en bloc, il n’y a rien à faire. Il part en furie, et va avertir Leo dans la foulée.
Quelques heures plus tard, tout le monde se rejoint chez Kevin Connolly, pour discuter de l’affaire. Leo pète alors un plomb, insulte Dale de tous les noms et menace de faire couler le film. On annonce qu’ils seront blacklistés par tout Hollywood. Plus personne ne veut leur adresser la parole. Don’s Plum est mort, et leur carrière aussi.
Deux semaines plus tard, l’avocat de Leo leur envoie une lettre pour leur indiquer qu’ils n’avaient pas les droits requis pour sortir le film. Vous vous souvenez ? Ils n’ont jamais signé de contrat ! Au même moment, Miramax les lâche. Tout le monde a peur de collaborer avec eux, car travailler avec cette clique reviendrait à ne plus jamais pouvoir bosser avec Leo. Rien que ça.
Dave, Dale, Jerry et R.D. décident de porter plainte contre Leo. Malheureusement, personne ne veut prendre l’affaire car elle n’est pas assez intéressante. Sauf que quelques mois plus tard Titanic propulse DiCaprio au rang de nouvelle grande star hollywoodienne. Soudainement, l’affaire devient plus alléchante, et un avocat se propose de reprendre le dossier en avril 1998.
Tous les médias parlent alors de l’affaire. Forcément, Leo et Tobey les attaquent pour diffamation, avant de demander un rendez-vous avec Dale et consorts pour trouver un compromis. Sans surprise, l’entretien est très tendu, et Dale et Tobey sont à deux doigts d’en venir aux mains.
Résultat : personne ne se met d’accord. Il faudra plusieurs mois d’échanges avant que tout le monde accepte que le film ne sorte finalement ni aux États-Unis ni au Canada, mais au Japon. Plusieurs scènes ont été coupées du montage final (notamment celle de la masturbation de Tobey).
La procédure a coûté une fortune à l’équipe, qui pense pouvoir se refaire quand le film sortira en salles dans le reste du monde. Il est sélectionné par le Festival de Berlin en 2001 et plusieurs distributeurs veulent acheter les droits de diffusion du film. Le plus gros marché est le Japon, où DiCaprio est une véritable star depuis bien longtemps.
Mais à cause d’une erreur de mémo envoyé quelques années auparavant, les producteurs perdent littéralement plus d’un million de dollars pour le contrat japonais et le film est acheté pour presque rien — ce qui pousse tous les autres distributeurs à proposer des prix tout aussi bas. C’est un désastre financier pour l’équipe, qui pensait enfin trouver un peu de satisfaction dans toute cette histoire.
Tous les bénéfices servent à rembourser les frais d’avocat. Dale clame n’avoir reçu, pour tout ce travail, qu’un chèque de 180 dollars. Mais c’est loin d’être le pire. Plus aucun de nos protagonistes n’a pu faire de film depuis. Ni Dave, ni Dale, ni Jerry. Personne. Tout le monde a été boycotté. Même près de 20 ans après, Dale s’est vu refuser la production d’un scénario à cause de ce que DiCaprio a pu dire sur lui à l’époque.
Dale raconte avoir pensé se suicider à un moment. Sa femme l’a quitté en 2010 parce que la dépression post-Don’s Plum était trop dure. C’est pour cette raison qu’il a ouvert en 2014 le site freedonsplum.com, qui avait pour vocation de raconter sa version des faits, de demander à DiCaprio qu’il change la donne, et d’offrir au monde ce film que beaucoup n’ont jamais pu voir. Mais en vain. L’acteur n’a jamais donné de réponse.
Cependant, des petits malins se sont amusés à diffuser le film partout sur Internet, et on peut désormais regarder Don’s Plum sur YouTube. C’est d’ailleurs peut-être le meilleur moyen de rendre hommage au travail de dizaine d’hommes qui a été bafoué au nom de l’ego de certains.