Figure incontournable du whacking, Mounia Nassangar danse pour “rester en vie”

Talents of tomorrow 2024 by Konbini

Figure incontournable du whacking, Mounia Nassangar danse pour “rester en vie”

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le

À 31 ans, Mounia Nassangar a bossé avec Gaspar Noé, Travis Scott et Aya Nakamura, et a fondé sa compagnie. Et il lui faudrait plusieurs vies pour avoir le temps de tout danser.

Depuis quinze ans, on reçoit des artistes et personnalités mondialement connu·e·s de la pop culture, mais on a aussi à cœur de spotter les talents émergents dont les médias ne parlent pas encore.

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En 2024, après une première édition des Talents of tomorrow, on repart en quête de la relève. La rédaction de Konbini vous propose une série de portraits sur les étoiles de demain, qui vont exploser cette année. Des personnalités jeunes et francophones qu’on vous invite à suivre et soutenir dès maintenant.

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Portrait. Quand elle rêvait devant les VHS de son grand frère et ses toprocks fiévreux, quand elle imaginait des chorégraphies dans l’intimité de sa chambre, quand elle s’initiait “en secret” à la scène dans ses jeux d’enfant, Mounia Nassangar, âgée de 5 ans, était bien loin d’imaginer qu’elle monterait les marches du Festival de Cannes, vingt ans plus tard. Mais comment en est-elle arrivée là, au sommet des marches du festival cannois ? Tout le long de notre entretien, mené au domicile de sa mère, il apparaît évident qu’à 31 ans, Mounia Nassangar vit plusieurs vies en une, et qu’une ne lui suffirait pas.

Passée par le breakdance parce que son frère B-boy “l’emmenait à ses entraînements à Vitry-sur-Seine”, puis par le locking, le popping, le new style, la house dance, le dancehall et le street jazz, Mounia Nassangar a conquis le public avec le waacking, ou plutôt “whacking”, corrige-t-elle : “Les deux s’écrivent mais initialement, ça s’écrivait ‘whacking’, du verbe ‘to whack’ qui veut dire ‘frapper avec force’, ce qui a inspiré les mouvements de cette danse. Un jour, une grande figure du whacking l’a utilisé sous la forme ‘waacking’, et c’est resté. Mais pour moi, la nouvelle orthographe retire le sens politique du verbe.”

Le whacking, c’est quoi ? “C’est une danse queer d’urgence, de rébellion, née en réaction à un système oppressif” et créée par les communautés africaine-américaine et latinx, dans les années 1970, au moment où le disco grondait dans les clubs de Los Angeles, m’explique la chorégraphe tchadienne et marocaine. Aujourd’hui, le whacking, tel qu’on le connaît, se danse avec des mouvements de bras rapides. Auparavant, les protagonistes mimaient “du posing et de l’acting” très inspirées des stars hollywoodiennes des années 1920, “les animés et les super-héros”. Le tout sur les musiques de Michael Angelo, DJ résident du Gino’s Club où les whackers se réunissaient.
Mounia Nassangar a ainsi créé un whacking de toutes pièces, à son image, et “les poses de gangsters des films de Quentin Tarantino ou Guy Ritchie” constituent une grande inspiration.

“Je danse aussi parce que j’ai des choses à dire, des émotions à exprimer”

À l’origine de ses ambitions, il y a une promesse et un Défi, comme dans ce film qu’elle chérit tant. Alors qu’elle étudiait sans grande passion la communication, sa mère lui donne deux ans pour se faire une place dans le monde de la danse, et la soutient avec détermination pour qu’elle y parvienne. La future chorégraphe plaque tout et se consacre pleinement à sa passion. Sur sa route, elle croise la danseuse Liliane Lawin, qui l’introduit au clubbing, du whacking au voguing. On est en 2014, elle se spécialise alors dans le whacking, et à part des entraînements et quelques battles, la jeune chorégraphe n’avait pas foulé tant de compétitions. Pourtant, c’est quatre ans plus tard, seulement, qu’elle se fera un nom.

En 2016, elle débute une formation académique dans une école de danse, se lance dans des stages, part pour New York et remporte son premier battle. Depuis cette première victoire, elle ne cessera de rafler des trophées à l’international, gagnant successivement le Old School Night (Osaka), le Waack To The Future (États-Unis) et le Summer Dance Forever (Pays-Bas). Dans la foulée, elle fonde et co-fonde l’association Waack in Paris ainsi que le collectif Ma Dame Paris, avec le show Waackez-Vous Français ?

Quand une femme comme moi danse, c’est forcément politique, que je le veuille ou non”

2018, quatre ans après le défi lancé par sa mère, la voilà à l’affiche du Climax de Gaspar Noé, et dans le Fashion Freak Show de Jean-Paul Gaultier. Jetée dans le grand bain, elle retient de ces deux expériences une formation humaine et professionnelle riche, une leçon de rigueur et de dépassement de soi. Elle chorégraphie ensuite le clip “SMS” d’Aya Nakamura, où elle figure également. Elle devient movement director pour Kelela. Et en 2023, on peut la voir danser dans le clip de Travis Scott, “MODERN JAM”.

Pourquoi Mounia Nassangar danse-t-elle ? Pour tromper la mort, pour “rester en vie, oui, c’est ça, rester en vie”, souffle-t-elle. “Le whacking m’a sauvée. […] Je danse parce que j’ai des choses à dire, des émotions à exprimer, et je pense toujours un peu à lui.” Par “lui”, elle renvoie à son père, disparu durant son enfance, qui lui a “donné sa bénédiction”, pour suivre cette voie avant de mourir. Il est décédé le jour de son spectacle de danse, auquel elle l’avait invité. Malgré son absence, la petite Mounia décidera d’honorer cette représentation et de “danser sa peine”.

Nous embrayons ensuite sur les relations qu’on entretient avec nos mort·e·s, et comment elles évoluent au fil du temps. Cet hommage à son défunt père, on le retrouve dans le nom de la compagnie de danse qu’elle a fondée en juin dernier, la cie.nassangar, qui porte son patronyme paternel. “C’était le plus beau moment de mon année, car en 2023, j’ai vraiment touché le fond. Le nom me semblait évident car je le garderai toute ma vie.”

“Je n’avais pas du tout prévu de lancer ma compagnie de danse à 31 ans, car je voulais attendre encore dix ans avant de la créer. Sauf que le hasard de la vie a fait qu’un de mes shows à Amsterdam a tapé dans l’œil de professionnel·le·s du métier, qui m’ont proposé de m’accompagner et m’ont commandé une création pour le Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne. C’était un signe. Je croyais en ce que je défendais. Je savais que ça parlerait aux gens de ma communauté. Quand une femme comme moi danse, c’est forcément politique, que je le veuille ou non. […]

Depuis le confinement, les idées s’alignent : je me sentais coincée, je n’osais pas exprimer certaines choses, j’ai toujours été timide… J’arrivais à la trentaine avec tous ces trucs-là. Je venais de subir du harcèlement moral lors d’un show, quelques années auparavant. C’était si intense que ça m’a marquée, j’en avais honte. J’ai fini par en parler et on m’a protégée, mais je pensais qu’on allait me prendre pour une folle. Ça m’a rappelé plein de choses de mon passé.

Quand j’ai créé ma compagnie, je voulais que ma première création, S.T.U.C.K, parle de mon introspection, mon déni, mon acceptation, de cet épisode de ma vie et de l’état psychologique dans lequel j’étais plongée. Je n’ai casté que des personnes qui me touchaient émotionnellement : elles déclinent différents types de féminité, de masculinité et de danse, du UK Jazz au Krump, et défient les diktats de beauté. Cette création abordera les différents états psychologiques du burn-out à travers le whacking et j’espère qu’elle parlera à tout le monde”, raconte-t-elle non sans émotion et fierté.

“Le whacking m’a sauvée. […] En 2023, j’ai vraiment touché le fond”

2024 annonce aussi la réalisation de son premier court-métrage, sur les mêmes thèmes, et dessine son envie d’en aborder d’autres, comme “la perception de la femme noire, de mon corps dans l’espace public”. On parle très vite du racisme qu’elle subit quand elle voyage : “Je filme les comportements racistes maintenant, je filme tout. […] Je veux créer le Insecure, Chewing-Gum et Atlanta français”, sourit-elle. Si elle est à une ou deux poignées de mains, “à un postillon même”, de danser avec Tyler The Creator, Kendrick Lamar et Solange, Mounia Nassangar se tient à une devise pour se réaliser.

“Il faut tout faire avec intention et être bienveillante envers soi-même. Ce n’est pas un sprint, c’est une course de fond : patience et rigueur sont les mots d’ordre. Et je veux toujours faire mieux que la fois précédente, me dépasser, même si j’essaie de ne pas trop me mettre la pression”, dit-elle à quelques mètres de son planning exposé sur un grand tableau blanc, indiquant un lever à six heures du matin, du sport à huit, et un rendez-vous au Carreau du Temple à dix. Elle rit quand elle voit mon regard fixé sur ce tableau. C’est “comme un phœnix que j’aborde 2024”, avec plein de projets en cours, comme S.T.U.C.K qui jouera, après Rennes, à Paris, au Danemark, aux Pays-Bas ou comme l’événement Waack in Paris, organisé à la Gaîté Lyrique le 17 février.

“C’est comme un phœnix que j’aborde 2024”

<em>Climax</em>, de Gaspar Noé, 2018. (© Wild Bunch Distribution)

Quand je lui demande quel genre d’enfant elle était, Mounia Nassangar appelle sa mère, assise dans la pièce d’à côté, qui la décrit ainsi : “Elle ne disait pas beaucoup bonjour aux gens car elle était très timide, c’était une petite fille gentille qui admirait son grand frère.” Sur les murs de sa chambre, elle affichait des posters de Christina Aguilera, Jennifer Lopez, des Destiny’s Child, des photos de mannequins arrachées de pages de magazines, complète la concernée. “J’hésitais entre la danse, le design, la mode…”

Trois décennies plus tard, Mounia Nassangar n’a toujours pas choisi puisqu’elle a décidé, au contraire, de tout choisir : elle pose, elle danse, elle crée. Pour comprendre qui elle est, il faut la voir danser, voir ses émotions exploser, voir les mouvements de ses bras sceller les cliquetis de la musique. Son corps vit la musique, son corps est traversé par celle-ci, à tel point qu’il devine ou se souvient perpétuellement, on ne sait pas trop, de la note à venir, à tel point que je me demande si ce n’est pas “lui” qui lui souffle les réponses. Lors d’un de ses entraînements à la Gaîté Lyrique, auquel j’ai pu assister, j’ai senti mon cœur se remplir de la voir danser, le silence gagner la pièce. Il faut la voir danser.

Après son intervention, sa mère a doucement refermé la porte derrière elle pour nous laisser terminer l’entretien. Il est temps de se dire au revoir. Nous papotons encore un peu, de son livre de chevet, du mien. Je repasse devant la galerie de photographies familiales qui m’avait accueillie à mon arrivée. Je dis au revoir à tous ces visages. Mounia Nassangar me raccompagne à l’arrêt du bus, on se dit au revoir à la hâte et au moment de nous quitter, alors qu’elle remonte la rue vers les tours de Fontenay-sous-Bois, un ange est passé. Peut-être “lui”.

© @worldwidezem/Konbini

Les recos de Mounia Nassangar

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