Le choix de Neil Young de se retirer de Spotify à cause du podcast de l’animateur américain Joe Rogan met les plateformes de streaming face à de nouvelles responsabilités sur la désinformation.
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Neil Young, avec ses 2,4 millions d’abonnés sur la plateforme suédoise, a donc mis à exécution la menace de faire ses bagages si Spotify ne renonçait pas à héberger le podcast The Joe Rogan Experience (JRE). Jeudi, du large répertoire de la légende folk rock, il ne restait que des morceaux où il se produit sur les albums d’autres artistes ou en live.
“Spotify est devenu un lieu de désinformation potentiellement mortelle sur le Covid. Des mensonges vendus contre de l’argent”, a asséné le chanteur américano-canadien, dont le geste a été applaudi par Tedros Adhanom Ghebreyesu, le patron de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Populaire et décrié, Joe Rogan, qui anime un podcast exclusif et quotidien sur Spotify (le plus écouté de la plateforme en 2021), est notamment accusé d’avoir découragé la vaccination anti-Covid chez les jeunes et promu l’ivermectine, un traitement non autorisé.
Un boycott général ?
Plus de 200 professionnels de santé américains avaient récemment tiré la sonnette d’alarme, après qu’il eut reçu dans son émission un médecin très apprécié des anti-vaccins, le Dr Robert Malone.
Par la voix d’un porte-parole, Spotify a regretté le départ de Neil Young, mais mis en avant l’équilibre entre “la sécurité des auditeurs et la liberté de création”. L’an dernier, son patron, Daniel Ek, avait jugé sur un podcast d’Axios (Re:Cap) que la plateforme n’avait pas de responsabilité éditoriale pour le contenu de ses podcasts.
“Nous avons aussi des rappeurs […] qui font des dizaines de millions de dollars, voire plus, chaque année sur Spotify. Et nous ne leur dictons pas ce qu’ils doivent mettre dans leurs chansons”, avait-il soutenu.
La polémique a continué à prendre de l’ampleur et Neil Young a appelé d’autres artistes à le suivre. Vendredi, c’est une autre chanteuse culte à millions d’abonnés, la Canadienne Joni Mitchell, qui avait annoncé son retrait de la plateforme. En parallèle, sur les réseaux sociaux, naissait un mouvement de désabonnement à Spotify. En outre, le prince britannique Harry et son épouse Meghan Markle – qui ont signé avec la plateforme un accord estimé à 25 millions de dollars – ont fait savoir dimanche qu’ils avaient exprimé “leurs inquiétudes” à Spotify sur la question.
Summer Lopez, la directrice du programme “liberté d’expression” de l’organisation de défense des écrivains Pen America, juge que Neil Young “a tout à fait le droit de faire ce qu’il fait” et que “c’est probablement l’un des seuls artistes qui peut se permettre de tels appels”. Néanmoins, elle exprime ses réserves en cas “d’appels au boycott plus larges de Spotify”, car “il s’agit d’une plateforme essentielle pour que les artistes touchent leurs audiences, et une source de revenus”.
À l’instar de réseaux sociaux comme Facebook, les plateformes de streaming doivent-elles contrôler leur contenu ? Les experts interrogés par l’AFP reconnaissent que la question du contrôle des contenus n’est pas simple, tant du point de vue de la liberté éditoriale que des millions d’heures de propos disponibles sur une plateforme.
La réponse de Spotify
Depuis son émergence spectaculaire du rang de start-up stockholmoise à celui de leader mondial coté à New York, le fleuron suédois a déjà été régulièrement critiqué par les artistes sur les montants qu’il leur verse, même si son rôle dans le redressement de l’industrie musicale est salué. En outre, son développement à coups de centaines de millions de dollars dans les podcasts ces dernières années, l’entreprise de Daniel Ek, 38 ans, voit aussi ses responsabilités d’hébergeur de contenus s’étendre au-delà de la musique.
Pour tenter de répondre à la controverse croissante et afin de répondre aux accusations lancées par Neil Young, le géant suédois du streaming audio Spotify a annoncé dimanche des mesures. Une introduction de liens sera mise en place dans tous ses podcasts évoquant le Covid, qui guideront les utilisateurs vers des informations factuelles et scientifiquement sourcées. Des précautions effectives promises pour “les prochains jours” par le fondateur du numéro un mondial.
“Sur la base des retours que nous avons depuis ces dernières semaines, il est devenu clair pour moi que nous avions une obligation de faire plus pour fournir de l’équilibre et donner accès à une information largement acceptée des communautés médicales et scientifiques”, déclare Daniel Ek dans un communiqué.
Spotify a également rendu publiques dimanche ses règles d’utilisation et affirme “tester des façons” de davantage signaler aux créateurs de podcasts “ce qui est acceptable”, sans toutefois évoquer ouvertement de mécanisme de sanction ou d’exclusion.
La censure : une question délicate
En s’interrogeant sur la volonté de la plateforme de mettre de côté ses “préoccupations commerciales”, Summer Lopez estime qu’une plateforme de streaming est “d’abord conçue pour diffuser des œuvres d’art” et affirme “que le vrai problème ici est que Spotify n’a pas de politique claire à ce sujet”.
Pour Valerie Wirtschafter, analyste de la Brookings Institution, l’univers des podcasts est en tout cas propice à toute sorte de désinformation parce qu’“il s’agit d’un espace immense et très décentralisé” mais aussi parce que l’expérience du son combinée au ton de conversation des podcasts “fait potentiellement de ce support un moyen plus fort pour ces contre-vérités et cette désinformation de se disséminer”.
Selon elle, traquer ces contre-vérités dans un podcast, “c’est un peu comme chercher une aiguille dans une botte de foin”. Un épisode de JRE dure facilement deux à trois heures. Parmi les solutions, Valerie Wirtschafter cite les messages de modération qui pourraient être diffusés avant un épisode, ainsi que des mesures sur les algorithmes des plateformes pour éviter qu’elles “n’amplifient des contenus préjudiciables”.
De son côté, le spécialiste des théories du complot à l’université de Miami, Joseph Uscinski, met en garde contre l’idée de confier tout “outil de censure” à un gouvernement afin de combattre la désinformation.“Ils peuvent être utilisés pour de bonnes raisons aujourd’hui, mais ils seront disponibles demain pour des personnes qui ne sont pas aussi bienveillantes”, note-t-il.
Neil Young, victime alors qu’il était enfant d’une attaque de poliomyélite dont il a gardé des séquelles toute sa vie, s’est défendu de toute volonté de censure. “Je l’ai fait parce qu’au fond de mon cœur, je n’avais aucun autre choix, a-t-il écrit. C’est ce que je suis. Je ne censure personne.”
Konbini avec AFP